Apprendre à vivre sans hiver

Diane Bérard
Une photo de «Dessiner l’hivernité (avec Serge Bouchard à la radio)», 
de Karine Locatelli.
Une photo de «Dessiner l’hivernité (avec Serge Bouchard à la radio)», de Karine Locatelli.
Photo: Jean-François Gravel
Publié le :
Essai

Apprendre à vivre sans hiver

Alors que les changements climatiques apportent des saisons froides qui le sont de moins en moins, faut-il abdiquer et s’inventer des hivers intérieurs?

En juillet dernier, je suis allée en vacances de filles dans Charlevoix pour m’échapper de la canicule montréalaise. Ce fut raté. L’air du chalet était si lourd que les vêtements que je laissais trainer sur des dossiers de chaise le soir étaient encore humides le lendemain à mon réveil. Tout comme ma peau, du matin au soir.

Un jour qu’il pleuvait, on est allées au musée. L’artiste en vedette était Karine Locatelli. Native de Québec, elle est charlevoisienne d’adoption depuis une dizaine d’années. Pendant que mes amies parcouraient l’ensemble de ses œuvres, je suis restée scotchée à la toile intitulée Dessiner l’hivernité (avec Serge Bouchard à la radio). Je me sentais tellement bien, comme si ce tableau soufflait un vent du nord sur moi. Il soufflait tout ce dont l’hiver dernier m’avait privée.


J’en suis là, à me demander si chaque hiver est le dernier.

Karine Locatelli, que j’ai contactée après l’exposition pour faire sa connaissance, m’a raconté ses hivers blancs. Elle m’a parlé aussi des glaciels qu’elle peint chaque fois qu’elle prend le bateau pour traverser le fleuve. Ce joli mot désigne les petits morceaux de glace flottant sur les lacs, les rivières et sur le Saint-Laurent. On le doit à Louis-Edmond Hamelin, comme des dizaines d’autres mots que ce géographe a posés sur notre univers hivernal. Hamelin est décédé en 2020 à l’âge vénérable de 96 ans. Son legs compte, entre autres, un dictionnaire rassemblant tous les mots de l’hiver, ceux qui existaient déjà et d’autres qu’il a inventés.

Son tout premier néologisme est nordicité, imaginé en 1965, à la suite d’une randonnée de ski de fond à Yellowknife. La nordicité inclut tout ce qui est relatif au Nord. Un Nord que le géographe a divisé en trois: le grand, le moyen et le petit. Je vis dans le petit Nord, là où il ne reste tellement plus d’hiver qu’il y est en voie d’extinction.

J’aime l’hiver d’un amour inconditionnel, depuis toujours. J’aime le froid qui rougit mes joues, l’air qui brule mes poumons, la buée que je prends plaisir à expulser de ma bouche pour la voir se dissiper dans l’air, les ciels bleu slush et, bien sûr, la neige.

Chaque samedi matin, enfants, ma petite sœur et moi enfilions nos habits de neige et notre foulard—toujours deux tours, insistait maman, un sur le front et un sur la bouche. Destination: la bibliothèque de Salaberry, à côté de la caserne de pompiers. Le trajet de 1,7 kilomètre frôlait les 45 minutes: nous avions de petites jambes. Il fallait enjamber des bancs de neige plus hauts que nous et, surtout, traverser une sortie de l’autoroute 15. Je prenais Caroline d’une main, mon courage de l’autre, et on courait!

Je ne sais pas ce que je préférais, la marche dans la neige ou le chocolat chaud qu’on se payait sur le chemin du retour. On s’assoyait au comptoir de restauration rapide du magasin 5-10-15 du Centre d’achats Normandie. C’est sûr que boire un chocolat chaud assises sur des bancs en cuirette rouge qui tournent, c’est pas mal tripant pour des filles de sept et dix ans.


Maude, ma professeure de Pilates, m’a appris à «engager mes transverses». Mais elle est aussi une poète qui a reçu un prix littéraire du Gouverneur général. Quand je lui ai dit que j’écrivais un texte sur le deuil de l’hiver, elle m’a suggéré Abolissons l’hiver!, de l’anthropologue Bernard Arcand. Depuis cette lecture, je navigue entre trois postures: suis-je naïve, illuminée ou hypocrite? C’est ce qu’Arcand pensait de ses semblables qui aiment «cette saison franchement détestable». Abolissons l’hiver! date de 1999. Arcand aurait-il matière à écrire une pareille charge aujourd’hui? J’en doute. Que reste-t-il à détester de l’hiver?

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