Bret Easton Ellis: l’écrivain des générations Asperger

Catherine Mavrikakis
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Commentaire

Bret Easton Ellis: l’écrivain des générations Asperger

Il y a 30 ans paraissait Less Than Zero. Aujourd’hui encore, on peut y voir une troublante ressemblance avec notre époque. Réflexion sur une étonnante prémonition et sur une œuvre littéraire qui force à prendre acte de notre anesthésie collective.

Considéré dans ce texte

Less Than Zero de Bret Easton Ellis. La tuerie de Santa Barbara. La banalité. Ms Pacman. La vanité de l’existence. La musique des années 1970 et 80. L’écholalie. La sous-écriture. Notre époque.

Les massacres en série (23 mai 2014)

Il me semble que depuis quelques décennies les massacres en milieu scolaire se succèdent nonchalamment et que les mauvaises nouvelles gagnent beaucoup en monotonie et en uniformité. De Columbine à Sandy Hook, de Polytechnique à Virginia Tech, de Seattle ou Portland à Calgary, à travers toute l’Amérique du Nord, les tueries se suivent et se ressemblent. Cela ne dérougit plus. Il faut dire qu’à cette violence-là, nous nous sommes peut-être habitués. Comme le dit le philosophe allemand Peter Sloterdijk, nous vivons à l’heure du crime, nous y assistons, blasés, cyniques. À tout moment, sur nos écrans, sur les réseaux sociaux, nous voyons le monde exploser en direct et nous ne nous cherchons même pas d’alibi. Nous sommes fiers d’être aux premières loges, plantés là, devant l’horreur qui défile à toute allure dans les médias. Nous nous faisons témoins de la souffrance d’autrui en attendant de devenir à notre tour victimes ou peut-être même un jour (qui sait?) criminels.

Aujourd’hui donc, encore une tuerie sur un campus aux États-Unis, perpétrée par un jeune homme qu’on décrit dans les médias sociaux comme autiste ou mal adapté.

Cette fois, c’est dans une petite ville—Santa Barbara, à deux heures de voiture de Los Angeles—que la violence a frappé. Au centre de cette municipalité au climat méditerranéen, située au pied de douces montagnes embrassant le Pacifique, six jeunes étudiants ont été tués. Un garçon déjanté, misogyne, roulant en Mercedes, très fier de ses lunettes de soleil Gucci et de ses vêtements de marque, a décidé que le 23 mai 2014 serait le jour de sa revanche sur la vie...

Après tout, il a de quoi être en colère: à 22 ans, il est encore vierge. Les filles ne veulent apparemment pas de lui, des couples s’embrassent devant sa grosse automobile, et ses parents, bien que très aisés, ne sont pas suffisamment riches pour combler tous ses caprices. Ajoutons à ces nombreuses infortunes que le père du tueur, assistant-réalisateur à Hollywood, s’est remarié après son divorce. Avec la marâtre du meurtrier, il a conçu un fils: un rival potentiel pour le tueur, qu’il serait bon d’éliminer rapidement.

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De cette histoire familiale bien connue, on pourrait faire un conte de fées à la Blanche-Neige où tout est bien qui finira bien, mais à l’époque de notre banalité arché-typale, seul un récit d’horreur verra le jour. Pour ce garçon de 22 ans, il y aurait donc beaucoup de «très bonnes» raisons d’en vouloir à l’univers entier et aux filles en particulier... Le meurtrier a laissé avant son massacre un manifeste vidéo sur YouTube où il explique de façon fort narcissique, mais surtout impassible, son parcours, son emploi du temps des dernières années et les raisons de ses actes. On se rue aussitôt sur des images de lui.

Nous en oublions tous bien vite les autres morts.


La vie avec MS Pacman (1985)

Un livre fabuleux, d’un genre tout à fait inédit, vient d’être publié aux États-Unis: Less Than Zero, Moins que zéro. L’auteur, Bret Easton Ellis, a tout juste 21 ans.

J’ai 24 ans à l’époque et je cherche désespérément un auteur de ma génération qui dira quelque chose des années 1980 dont personne ne parle, tout occupés que nous sommes à nous perdre dans la nostalgie des grandes années 1960 et 70. À la lecture de ce récit, je reste abasourdie... Comment imaginer ceux qui, comme Ellis, ne feront pas partie des babyboumeurs? Comment penser l’époque en train d’émerger? Ellis nous permet d’avoir prise sur les cultures post Deuxième Guerre mondiale, les générations x, y et tutti quanti qui se noieront dans la fin du 20e siècle et qui attaqueront, mal dans leur peau, le troisième millénaire.

On affirme que l’auteur de Moins que zéro mène la vie de ses personnages: Clay, Trent, Julian, Blair et Rip. Ces jeunes Californiens, enfants de riches, d’acteurs ou de producteurs de cinéma, s’ennuient profondément. Pour eux, la vie passe sans qu’ils y trouvent le moindre intérêt. Cherchent-ils seulement à donner une épaisseur à leur existence? Ils vont au collège sans conviction, par désœuvrement. Ils partagent leur temps libre entre les psychologues et les psychiatres incompétents, complaisants et profiteurs, la drogue, l’anorexie, les centres commerciaux, les balades en auto, les jeux vidéos (Ms Pacman). Les plus pauvres d’entre eux se prostituent afin de se payer de bonnes doses d’oubli, de champagne, d’héroïne et de cocaïne. Les plus aisés tâchent de se divertir mollement en dilapidant l’argent des parents et en achetant pour une somme considérable des snuff movies, ces films clandestins très prisés dans lesquels de jeunes gens se font réellement violer puis dépecer à la tronçonneuse.

Né en 1964, Bret Easton Ellis est alors un étudiant banal en passe de devenir un écrivain consacré. Comme Clay, le personnage principal et le narrateur de Moins que zéro, il a quitté momentanément sa Californie natale, son père, riche entrepreneur alcoolique, sa mère, tout occupée à elle-même, et ses jeunes sœurs, adolescentes insignifiantes et bronzées, pour aller faire des études dans un très prestigieux et inabordable collège de la côte Est des États-Unis. Il vient de temps à autre passer ses vacances à Los Angeles avec sa famille. Mais les retrouvailles avec les siens, Bret (comme Clay) ne les connait pas vraiment. L’argent, l’apathie, l’impossibilité de communiquer de même qu’un léger sentiment de culpabilité semblent constituer le ciment bien mou de ces communautés dont les membres ont si peu à se dire et, surtout, n’ont rien à partager. Dans la ville des anges, les jours s’écoulent, insidieusement semblables les uns aux autres. On retourne au collège à la fin des vacances parce qu’on n’a rien de mieux à faire, ou l’on n’y retourne pas pour à peu près les mêmes raisons. Cela n’a d’ailleurs aucune importance. Après tout, les vies vont dans tous les sens, sans véritable signification.


L’écrivain ne propose pas dès ce premier livre un essai sur les années 1980 ou sur la perte des valeurs. Son talent est avant tout littéraire.

Dans Moins que zéro, Ellis n’a rien d’un documentariste, sa méthode n’est pas la sociologie. L’écrivain ne propose pas dès ce premier livre un essai sur les années 1980 ou sur la perte des valeurs. Son talent est avant tout littéraire. En effet, s’il nous livre un roman dans lequel il construit une vision du monde contemporain et des jeunes, c’est sans nous asséner une série de statistiques ou nous assommer de réflexions métaphysiques complexes sur la vanité de l’existence. Il nous plonge dans le rythme de vie de ces personnages aux pensées toujours très saccadées, puisque personne ne se donne la peine de cogiter longtemps. On zappe d’une idée à l’autre, d’un ami à l’autre, et les phrases courtes, toujours simples, souvent répétées, rendent compte d’un monde qui ne se déploie que dans son immédiateté, sa simplicité et sa vanité: «Le soleil entre à flots dans ma chambre à travers les stores vénitiens et quand je regarde dans le miroir, il me renvoie l’image d’un sourire dément, fêlé. Je vais dans mon cabinet de toilette, j’observe mon visage et mon corps dans la glace; fais une ou deux flexions, me demande si je devrais aller chez le coiffeur, décide que j’ai vraiment besoin d’une séance de bronzage.»1 Ce sera là l’essentiel des pensées de Clay pour la journée, puisqu’il se contentera de rapporter des insignifiances qui, par leur accumulation, donneront une sensation de nausée au lecteur, alors que sa faim de sens restera inassouvie.


Ellis, digne fils de hemingway

C’est donc à travers son style que l’écrivain livre au lecteur une époque dont le cadavre bouge encore aujourd’hui, 30 ans plus tard. Une précision presque chirurgicale dans les descriptions fait vite écho aux récits de Truman Capote et tout particulièrement à son grand succès De sang-froid, où il décrivait sans émotion d’horribles crimes. Chez Bret Easton Ellis, l’écriture minimaliste s’apparente à celle de Raymond Carver dans Tais toi, je t’en prie (Will You Please Be Quiet, Please?) ou encore à celle d’Ernest Hemingway dans Le soleil se lève aussi (The Sun Also Rises). Comme beaucoup de grands auteurs américains fascinés par le minimalisme en littérature et radicalement opposés à l’hypertrophie de la conscience des personnages, Ellis «sous-écrit». Il en dit toujours moins qu’il pourrait en dire. Son travail consiste à sans cesse contenir la phrase et le sens, sans guider le lecteur vers une quelconque épiphanie. Ce sera à ceux qui lisent de combler les trous de l’interprétation et de se laisser porter par tout ce qui n’est qu’évoqué dans le roman. Comme l’écrivait Hemingway: «Si un écrivain de prose connait assez ce qu’il écrit, il a la possibilité d’omettre les choses qu’il sait. Le lecteur, si l’écrivain écrit de façon vraie, sentira toutes les choses non dites.»

À l’image de cette retenue dans les phrases qui se veulent vraies, Moins que zéro est fait de petites sections qui vont de dix lignes à quelques pages. Les fragments hétéroclites s’accumulent et forment la trame décousue et répétitive des vacances que Clay passe à Los Angeles et qu’il raconte de façon nonchalante, sans structure apparente. L’histoire semble aller de-ci de-là, au gré des rencontres, des pérégrinations dans la ville et des évènements un peu banals qui ont lieu chez les nantis. Or, il ne faut pas imaginer que la monotonie des faits vient bien ancrer l’action. Au contraire: on a l’impression tout au long du récit qu’une autre histoire aurait pu avoir lieu et que ce qui advient est le fruit du plus grand hasard. Le narrateur, Clay, n’a pas d’autorité sur ce qu’il dit ou écrit. La vie le porte là où elle veut et son écriture semble toujours arbitraire. Contrairement au roman classique, où le lecteur suit une histoire, guidé fermement par celui ou celle qui raconte ou encore par un narrateur omniscient, ici la narration semble errer sans cesse à la recherche d’elle-même. On est loin de Madame Bovary, où Flaubert nous conduit à travers les évènements de la vie de sa Emma pour nous amener implacablement vers le suicide de celle-ci.

Ce sentiment d’incertitude quant à la nécessité et à la réalité des choses est omniprésent dans le roman. On le sent très nettement dans le passage où le personnage de Daniel, ami de Clay au collège, raconte que Vanden, la fille qu’il a engrossée, «ne reviendra peut-être pas, qu’elle va peut-être créer un groupe de punk-rock, la Toile d’araignée à New York, qu’elle va peut-être vivre avec ce batteur du lycée au village, qu’ils joueront peut-être en première partie au Peppermint Lounge ou au CBGB, qu’elle viendra ou ne viendra pas à l.a.; que c’est peut-être, mais peut-être pas le gosse de Daniel; qu’elle se fera peut-être mais peut-être pas avorter». De tous ces «peut-être», le lecteur est saturé: il se demande si les histoires qui se déroulent ne pourraient pas s’écrire autrement, sans que cela prête à conséquence. De même Clay, le narrateur, émaille son texte de bouts de phrase qui viennent semer le doute sur sa maitrise du temps et sur la véracité de ce qui est raconté. Il place souvent, dans ses pensées, un «je crois que...». Il ne se souvient pas, quand on lui parle de Raoul, s’il a déjà eu des relations sexuelles avec lui. Tout semble flotter dans un brouillard d’incertitude, d’irréalité.


Le dj de la littérature

En fait, dans Moins que zéro, les choses arrivent sans toucher réellement les consciences qui les éprouvent. La radio, le jukebox, une cassette, la chaine mtv, les bars jouent sans arrêt les succès des années 1970 et 80. L’existence dans son entièreté ne peut être appréhendée qu’en référence à une chanson. De «Hotel California», «New Kid in Town», «Do You Really Want to Hurt Me» à «Teenage Enema Nurses in Bondage» du groupe Killer Pussy, la vie s’expérimente, comme un refrain, une citation, sur la bande sonore qui l’accompagne, en créant un effet de distanciation.

On a toujours l’impression, en suivant Clay, d’être pris dans un tourbillon d’airs musicaux qui auraient le pouvoir de donner un sens à ce qui arrive. En effet, le titre symbolique des chansons pourrait nous donner la clé pour interpréter certains passages du livre, mais la musique a plutôt une fonction d’enfermement et de limitation de la compréhension pour les personnages. Elle ne les conduit jamais à réfléchir, à interpréter. Le narrateur—au lieu d’articuler, de penser son lien au monde et de commenter ce qu’il vit—se réfugie dans les chansons. Il semble ainsi constamment régresser dans un espace où l’on parle ou chante sans arrêt, sans vraiment rien dire.

Less Than Zero

Premier livre de Bret Easton Ellis/ L’auteur a 21 ans au moment de sa parution, en 1985, chez Simon & Schuster / Less than Zero est aussi le titre d’une chanson d’Elvis Costello/ L’adaptation cinématographique du roman est sortie en 1987. Un Brad Pitt alors inconnu y fait de la figuration / Le narrateur du roman, Clay, apparait dans le livre suivant d’Ellis, The Rules of Attraction (1987) / La suite du roman, Imperial Bedrooms, a paru en 2010 et porte aussi le nom d’une chanson d’Elvis Costello.


C’est à travers son style que l’écrivain livre au lecteur une époque dont le cadavre bouge encore aujourd’hui.

Cette fonction étrange de la musique dans un autre médium artistique, Bret Easton Ellis la partage avec Gus Van Sant, le célèbre réalisateur américain. En 2004, dans son film Elephant, Van Sant accorde une importance énorme à «Für Elise» et à la «Sonate au clair de lune» de Beethoven. Dans cette représentation, reconstitution infidèle, libre, de la tuerie qui a eu lieu le 20 avril 1999 dans une école secondaire de Columbine, au Colorado, Van Sant semble ne pas prendre parti contre les meurtriers. La critique n’a pas manqué de lui reprocher cette absence de condamnation du mal. Le spectateur ne connaitra jamais la signification de cette très belle musique, que l’un des meurtriers aime d’ailleurs jouer sur le piano de son sous-sol et qui est présente tout au long du massacre, sur la bande-son du film. Vient-elle dire quelque chose sur le sens de l’art, sur sa fonction dans la constitution de l’horreur et du massacre? Accompagne-t-elle simplement les faits, indifférente et douce, ou presque consolatrice? On peut aussi penser que la musique n’a aucun sens, qu’elle est simplement décorative.

Chez Van Sant comme chez Ellis, la musique n’a donc pas de fonction claire, révélatrice d’une signification. Mais elle fait malgré tout partie de l’histoire en y jouant un rôle difficilement déchiffrable. Pour ceux qui ont vu Elephant, il est impossible d’écouter encore «Für Elise» sans penser aux images d’une tuerie. De même, la musique des années 1970 et 80 est associée, depuis ma lecture de Moins que zéro, à l’ennui violent de personnages anesthésiés par la vie.

En ce sens, je suis devenue comme Clay. Au lieu de penser au sens des chansons omniprésentes, je suis contaminée par leur rythme, elles m’abrutissent et me font vite oublier la possible gravité de ce qui est écrit.

Ce parasitage constant du roman par la chanson est présent dès le titre du livre, qui renvoie à une chanson d’Elvis Costello. Bien sûr, beaucoup de gens ont commenté ce clin d’œil où se donne à entendre un degré zéro de la vie, amplifié ici par le «moins». Dans cette logique du pire où, pour penser l’existence, il faut aller encore au-delà du nul, on ne doit tout de même pas oublier qu’il y a quelque chose de léger, d’aérien comme une chanson de Costello.

Cet effet de citation, de reprise, rend tout un peu drôle, facile. Rien de ce qui arrive, même pas un titre de livre, n’a lieu pour la première fois. On est toujours dans le second degré. Les personnages ont sans cesse l’impression d’un «been there, done that». Ils se perçoivent eux-mêmes comme des doubles de Matt Dillon ou de Bowie, et plus généralement comme des stars de Hollywood. Ils ont tous les mêmes coupes de cheveux, les mêmes vêtements, les mêmes lunettes de soleil, et souvent le lecteur ne sait plus qui parle tant les répliques dans les dialogues sont semblables les unes aux autres, comme si les personnages souffraient d’écholalie.

Bret Easton Ellis montre ainsi l’anesthésie d’une génération qui, devant l’existence, n’a plus aucune réaction, ne se scandalise ni ne s’étonne de rien, ne peut que régurgiter ce qu’elle entend et voit sans rien avoir digéré. Or, devant cette anesthésie des sens et cette paralysie des actes, les êtres ne peuvent que chercher une dose de frissons que seul l’extrême leur procure, habitués qu’ils sont déjà à l’horreur. Comme le dit Clay: «Une seule chose compte. Je veux voir le pire.»


La vie fait son cinéma (2014)

Je lis sur l’internet que le tueur de Santa Barbara aurait trainé depuis l’enfance le syndrome d’Asperger. Outre son penchant pour la solitude et sa difficulté à communiquer et à bien décoder ce qui lui arrivait, le meurtrier était incapable de ressentir la moindre émotion, comme on le voit dans les vidéos qu’il a faites de lui et qu’il a mises sur YouTube. Même son rire semble provenir d’un film: il aurait quelque chose de celui du Joker dans Batman, un sarcasme de vilain hollywoodien. Comme si la réalité et la fiction, chez lui, ne faisaient plus qu’un. Comme si la vie n’était plus qu’un film. Semblable au meurtrier de Santa Barbara, prémonition imparfaite de celui-ci, le personnage de Clay dans Moins que zéro voit sa vie répéter les scènes des films pornos qu’il regarde avec ses copains.

Beaucoup ont souligné la ressemblance revendiquée par le meurtrier du 23 mai 2014 avec le héros de American Psycho, que Bret Easton Ellis a signé en 1991. Mais l’homme de Santa Barbara n’a rien d’un vrai tueur en série. Il partage certes une grande violence et une profonde misogynie avec Patrick Bateman, personnage inventé par l’auteur dans le livre qui l’a rendu très célèbre. Toutefois, c’est plutôt à Clay que le tueur ressemble. Comme lui, il ne peut entretenir un rapport authentique au monde. Il parait coupé de toute émotion. Tout en lui semble avoir été dit et maintes fois répété, ce qui donne à sa présence une facticité et une artificialité dérangeantes. Le tueur de Santa Barbara a en commun avec Clay une espèce d’absence à soi qui le rend capable du pire.

Presque 30 ans nous séparent de la sortie de Moins que zéro. La génération x a été depuis belle lurette remplacée par la génération y, celle des gens nés entre 1981 et 1996, puis par la génération z, qui a grandi avec la technologie et le web. Le meurtrier de Santa Barbara, lui, est né en 1991. Pourtant, au-delà de la catégorie dans laquelle la sociologie voudrait le faire entrer, ce jeune homme était avant tout un personnage sorti tout droit de l’univers fictif de Moins que zéro.

Dans ce monde cynique où la vie ne vaut rien et où le mot «valeur» ne fait même plus rire tellement il est désuet, le tueur autiste de Santa Barbara est celui qui n’arrivait pas tout à fait à participer à la culture du vide commune à tous. Il n’arrivait pas, comme Clay, à séduire toutes les filles; il n’était peut-être pas assez bi (Clay se tape toutes les filles et les garçons qu’il rencontre), pas assez souriant, pas assez indifférent, pas assez blond et bronzé (beaucoup de sites internet ont relevé que ses cheveux étaient décolorés et qu’il était brun, enfant, puisque ces choses ont apparemment une importance dans la marche du monde). Pourtant, sa vie semblait avoir été pensée en 1985 par Ellis. Si «My Twisted World», le manifeste de 147 pages concocté par le meurtrier, est lu et relu par les experts qui tentent d’y voir clair, il me semble que la fiction d’Ellis est davantage capable de rendre compte de ce qui se passe dans la tête de ceux qui constituent des générations entières touchées par un simili-syndrome d’Asperger.


Mais à travers ses coups de gueule, la littérature fait encore scandale, elle fait parler d’elle et existe ainsi dans un monde qui ne la porte plus.

En 2012, Bret Easton Ellis a écrit une suite à Moins que zéro où les personnages, toujours aussi vides, approchent la cinquantaine. Ellis aurait pu réécrire son premier roman en présentant une nouvelle génération de jeunes gens. Mais aurait-il réussi à changer une seule ligne à ce qu’il écrivait en 1984? L’Histoire elle-même ne se cite-t-elle pas depuis 25 ans?


La littérature, malgré tout

Bret Easton Ellis est connu pour ses coups d’éclat et ses jugements à l’emporte-pièce. Après avoir écrit, en 2012, le scénario de Canyons de Paul Schrader, dans lequel on retrouve l’actrice toxicomane Lindsay Lohan, l’auteur collaborerait à un scénario avec Kanye West, le rappeur marié à la plus plantureuse des sœurs Kardashian. Ellis vient de critiquer la remise du prix Nobel à Alice Munro, écrivaine surestimée et poseuse, selon lui. Il y a quelque temps, il avait osé dire que le grand David Foster Wallace, suicidé à 36 ans, ne faisait de la littérature que pour les universitaires et que, dans ces conditions, on comprenait bien pourquoi il avait fini par se donner la mort...

On pourrait bien sûr en vouloir à Ellis. Mais à travers ses coups de gueule, la littérature fait encore scandale, elle fait parler d’elle et existe ainsi dans un monde qui ne la porte plus. En tweetant sans cesse pour affirmer sa volonté de puissance littéraire, Ellis nous montre l’emprise que peut avoir un auteur sur le monde.

Cette présence d’Ellis—dans les médias sociaux et dans ses baladodiffusions où il livre gratuitement, chaque semaine, ses réflexions sur la culture et interviewe des artistes prestigieux comme la vedette rock Marilyn Manson ou l’auteur et critique américain Chuck Klosterman—ne peut être réduite à un simple exercice narcissique. Il y a chez l’écrivain un désir de faire de la littérature un lieu pour penser et pour continuer à communiquer dans cette époque Asperger. En ce sens, la littérature n’a peut-être pas encore dit son dernier mot.


Catherine Mavrikakis est née en 1961. Elle enseigne la littérature et la création littéraire à l’Université de Montréal, en plus d’être essayiste et romancière.

Son dernier livre, La Ballade d’Ali Baba, a paru en aout 2014 au Québec (Héliotrope) et en France (Sabine Wespieser éditeur).

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