Comment peut-on être de droite?

Martin Gibert
Illustration: Gabrielle Lecompte
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Commentaire

Comment peut-on être de droite?

La question de la droite et de la gauche n’est pas seulement politique: elle est aussi—voire surtout—morale. Le psychologue américain Jonathan Haidt s’est penché sur les liens qui unissent nos intuitions morales et notre orientation politique dans son plus récent livre The Righteous Mind: Why Good People are Divided by Politics and Religion. Compte rendu d’un essai sur les clivages moraux et sur ce qui pourrait nous pousser à considérer le conservatisme d’un bon œil. 

Lorsque je découvre la politique, je dois avoir sept ans. C’est le début des années 1980. Quelques années plus tôt, mes parents ont acheté une maison à la campagne. Ils ont un jardin, des cheveux longs et un métier à tisser. Ils ont aussi des valeurs et plein d’amis. Moi, j’ai une coupe au bol et je n’aime pas trop porter des chandails tissés à la main—ça démange et on se fout de moi à l’école. Mes parents, leurs valeurs et tous leurs amis sont de gauche.

Parce qu’il faut bien donner un peu de sens au monde, en ce début des années 1980, je m’exerce aux classifications. Les gens de gauche sont sympas. Ils font la fête et écoutent du jazz. Ceux de droite sont coincés du cul. Ils portent des costumes cravates et traversent quand le bonhomme est vert. Les gens de gauche sont ouverts et affectueux. Ceux de droite sont étroits d’esprit et égoïstes. Si l’on suit bien les pointillés, on voit donc que le monde se divise en deux: à gauche il y a les gentils et à droite il y a les méchants. Certes, tout cela est peut-être un peu caricatural—mais il faut dire que j’avais sept ans.

À cette dichotomie psychologique s’en superposait une seconde: les riches étaient de droite et les pauvres de gauche. Aujourd’hui encore, je me souviens de l’explication parentale et du plaisir intellectuel de comprendre ce premier principe sociopolitique. Si les riches sont riches—comme le pharmacien qui vient de s’acheter une grosse maison sur le lac—, c’est parce que les conditions sociales leur ont permis de l’être. Ils n’ont pas intérêt à ce que ça change; ils veulent rester riches. Ils sont donc conservateurs. Les pauvres, en revanche, voudraient que leur sort s’améliore, que la société progresse: ils sont progressistes.

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Mais il y avait quand même un problème, et il me sautait déjà aux yeux du haut de mes sept ans. Je voulais bien croire qu’il y a à peu près autant de méchants que de gentils. Mais puisqu’il y a plus de pauvres que de riches, pourquoi la droite était-elle, malgré tout, régulièrement au pouvoir? Et pour ajouter à ma confusion, j’avais aussi entendu dire qu’il y avait des riches sympas. Donc de gauche. Bref, comment expliquer qu’en démocratie, le pouvoir ne soit pas systématiquement de gauche? La solution—arithmétique et implacable—allait de soi: certains pauvres étaient de droite. Mais comment était-ce possible?

J’ai dû poser la question à mes parents. Je ne me souviens pas de leur réponse. Peut-être m’ont-ils servi une version 101 de la théorie marxiste de la fausse conscience (en gros, les pauvres se font duper par les riches, ils ne voient pas leur intérêt objectif). Mais, dans mon chandail qui démange et avec ma coupe au bol, je restais sur ma faim. Comment peut-on choisir d’être dans le camp des méchants lorsqu’on a grandi du bon bord? Ma perplexité devant le monde et ses catégories politiques était à son comble. Car, lorsqu’on y pense un peu, comment peut-on être de droite?


Est-il mal de se masturber dans un poulet?

Et d’abord, comment peut-on ne pas être de gauche? Dans les années 1980, Jonathan Haidt étudiait la philosophie et la psychologie à l’université Yale. Il avait, lui aussi, grandi dans une famille de gauche. Aujourd’hui professeur de psychologie sociale et auteur à succès—son premier livre, le très recommandable L’hypothèse du bonheur (Mardaga, 2010) a figuré dans la liste des bestsellers du New York Times—, il se souvient de ses années étudiantes: «Être libéral était cool; être libéral était vertueux. Les étudiants de Yale dans les années 80 soutenaient les victimes de l’apartheid, le peuple du Salvador, le gouvernement du Nicaragua, l’environnement. [...] Le libéralisme paraissait tellement éthique».

The Righteous Mind, dont provient la citation précédente, est le dernier livre de Jonathan Haidt. Ce nouveau bestseller interroge précisément les liens entre moralité et politique. C’est un livre sérieux, pour adultes, avec plein de notes de bas de page. Mais ça commence quand même comme une blague. C’est l’histoire d’un type qui va à l’épicerie pour s’acheter un poulet en spécial. De retour chez lui, il enlève le plastique, met la base en styromousse au recyclage puis il se masturbe dans le poulet. Ensuite, il le passe au four et le mange. Mais à la place d’une chute, il y a une question: le comportement du type est-il moralement correct?

Lorsque je la pose à mes étudiants, il s’en trouve toujours un pour demander judicieusement: «Moralement correct... mais en quel sens?» C’est le cœur du problème. Les travaux de Jonathan Haidt visent à déterminer comment nous comprenons la moralité, quel sens nous lui donnons. Où commencent les règles morales et où finissent les simples conventions sociales? Manger ce poulet est-il franchement immoral ou simplement inapproprié? Or, un des premiers constats de Haidt, c’est que les réponses varient. Le domaine de la moralité est élastique. Celui des Nord-Américains, par exemple, est plus étroit que celui des Indiens du -Bhubaneshwar. Et celui des gens de gauche l’est encore plus—je vais y revenir.

Constater ce genre de variations ne signifie pas nécessairement que les valeurs morales sont relatives aux cultures. Encore moins que tout se vaut. C’est seulement la manière dont les gens comprennent spontanément les choses. Mais ils peuvent se tromper. Ainsi, le type qui se masturbe ne fait de mal à personne. Le poulet était déjà mort, personne ne l’a vu et c’était plutôt agréable. Le vénérable principe du «tort à autrui» du philosophe John Stuart Mill peut s’appliquer: seules les actions qui font du tort aux autres sont répréhensibles. Autrement dit, il n’y a peut-être aucune raison valable de condamner la masturbation aviaire. (Et ça vaut aussi pour d’autres trucs dégueulasses comme l’inceste entre adultes consentants.)

Mais l’une des principales thèses de Haidt, c’est justement que nous sommes rarement raisonnables. C’est même un des slogans du livre: «L’intuition vient d’abord, le raisonnement ensuite». Lorsqu’il s’agit d’évaluer une personne ou une action, l’intuition fait (presque) toujours le travail. Nos intuitions morales, ces flashs d’approbation ou de désapprobation souvent accompagnés d’émotion, court-circuitent la réflexion. Bref, nous commençons par «sentir» que quelque chose est bien ou mal. Ce n’est que dans un second temps que nous cherchons à justifier ces impressions. Notre raison, explique Haidt, est un peu comme l’attachée de presse d’un dirigeant qui trouvera toujours quelque chose à répondre aux journalistes. Elle justifie une politique, mais ce n’est pas elle qui décide.

L’idée n’est pas nouvelle. Au 18e siècle, le philosophe David Hume voyait déjà la raison comme l’esclave des passions. Mais depuis une vingtaine d’années, Haidt et ses collègues lui ont donné des fondements empiriques. Il y a, par exemple, cette expérience très drôle où l’on induit sous hypnose des participants à ressentir du dégout lorsqu’ils verront le mot «souvent». Sortis d’hypnose, Haidt leur présente un texte moralement neutre: c’est l’histoire de Dan, qui est chargé d’animer des discussions entre professeurs et étudiants. Lorsque Dan se contente d’animer, tout va bien: on ne voit rien à lui reprocher. Mais si Dan se met à animer souvent des discussions, c’est une autre paire de manches. Pris de dégout, certains participants jugent son action moralement condamnable. Et ils parviennent même à justifier leur intuition: «Je ne sais pas, Dan a juste l’air de manigancer quelque chose.» Bref, le raisonnement moral sert moins à trouver la vérité qu’à s’en persuader.


À quoi servent les religions?

Mais d’où viennent ces intuitions? Après tout, pourquoi avons-nous des valeurs (de gauche ou de droite)? Quelle est l’origine des catégories morales en général? Haidt invoque les disciplines qui sont l’ordinaire des psychologues moraux: neurosciences, anthropologie, psychologie expérimentale, théorie de l’évolution. Pour lui, il ne fait pas de doute que notre moralité est à la fois innée et acquise, hérédité génétique et héritage culturel. Voilà qui explique aussi bien les points communs entre les moralités (nous sommes tous des homo sapiens) que les divergences (les Indiens de Bhubanesh-war sont quand même bizarres, non?). Autrement dit, si les règles et vertus particulières varient selon les cultures, elles ne sortent pas non plus de nulle part. Notre cerveau est «précâblé». Ce n’est pas de la prédestination; c’est de la prédisposition. Et c’est surtout le fruit de l’évolution.

Mais comment l’évolution peut-elle engendrer la moralité? En effet, comme le disait le biologiste Richard Dawkins, il ne faut jamais oublier que nos gènes sont «égoïstes»: en définitive, nos comportements s’expliquent souvent par l’«intérêt» fondamental de nos gènes à se répliquer (lequel ne coïncide pas forcément avec notre intérêt en tant que personne). Dès lors, comment expliquer l’altruisme, par exemple? Pour Haidt, la quête de réputation—même inconsciente—est importante: passer pour altruiste, c’est souvent s’assurer une bonne position parmi ses pairs. On comprend également bien pourquoi les parents se sacrifient pour leurs enfants. En s’efforçant que ces derniers leur survivent, ils améliorent les chances que leurs gènes passent à la génération suivante. La sélection naturelle élimine les gènes des parents trop égoïstes pour s’occuper correctement de leur progéniture: nous sommes nécessairement les descendants des enfants qui ont survécu!

Mais ce n’est pas tout. Les humains sont aussi capables de formes d’altruisme plus authentiques et envers des personnes non apparentées. Ils se sacrifient pour leur communauté. Pour leur tribu. Pour leur patrie—ou plutôt: pour leurs compagnons d’armes, comme le précise Haidt. Cette forme d’altruisme serait une conséquence de la sélection de groupe—une hypothèse qui, longtemps discréditée, revient à la mode chez les théoriciens de l’évolution. L’idée de base, c’est qu’en plus d’une compétition entre individus (qui «cherchent» à reproduire leur gènes), une seconde s’opère à un tout autre niveau: entre les groupes d’individus.

Imaginez par exemple un groupe de chasseurs cueilleurs très peu coopératifs. Quand il s’agit d’accomplir une tâche en commun—chasser le mammouth ou construire un barrage—, chacun tire au flanc et espère que les autres feront le travail pour lui. C’est ce qu’on appelle le problème des passagers clandestins. Bénéfice probable: rien pour personne, ni mammouth, ni barrage. Dans un environnement hostile, ce groupe, en compétition avec d’autres communautés, a peu de chance de survivre. Mais nous sommes les descendants de groupes ayant survécu. Donc coopératifs. Cette sélection est moins pressante que la sélection individuelle. Elle demeure cependant cruciale pour comprendre l’origine de la moralité: «Nous autres humains avons une double nature—nous sommes des primates égoïstes qui avons très envie d’appartenir à quelque chose de plus large et plus noble que nous-mêmes. Nous sommes 90 pour cent singes et 10 pour cent abeilles.»

Ce désir de faire partie d’une réalité qui nous dépasse: voilà ce qui nous pousse à tisser des liens. C’est aussi ce qui expliquerait le sentiment du sacré. Et l’intraduisible awe anglais: cette expérience particulière de la transcendance, l’émotion qu’on ressent en contemplant la nature, en prenant des drogues hallucinogènes ou en dansant dans un rave. Dans le chapitre qu’il consacre à la question, Haidt s’oppose d’ailleurs aux Nouveaux athées (Richard Dawkins, Daniel Dennett et Sam Harris) qui réduisent les religions à des croyances irrationnelles et dangereuses en des agents surnaturels. S’inspirant du sociologue Émile Durkheim, Haidt soutient plutôt que les religions ont pour fonction de créer du lien, un sentiment d’appartenance entre croyants. Elles aident aussi à résoudre les problèmes de passagers clandestins: tu arriveras peut-être à faire croire aux collègues que tu as trop mal aux pieds pour chasser le mammouth, mais Dieu, lui, ne sera pas dupe!


Les six fondations morales des idéologies politiques

Selon Haidt, nos intuitions morales s’appuient sur six fondations (qui correspondraient à autant de modules cognitifs dans l’esprit humain).

1 Sollicitude (care en anglais): nous nous préoccupons de ceux qui souffrent ou sont vulnérables et nous rejetons la cruauté.

2 Justice ou équité (fairness): nous cherchons la réciprocité dans les échanges et la coopération et nous voulons punir les tricheurs en proportion de leur méfait.

3 Liberté: nous craignons toute tentative de domination—de la part d’un tyran ou d’un intimidateur—et nous valorisons la résistance à l’oppression.

4 Loyauté: nous sommes fidèles et faisons confiance aux membres de notre groupe et nous nous méfions des traitres.

5 Respect de l’autorité: nous sommes sensibles aux rangs, aux hiérarchies sociales.

6 Pureté: nous donnons à certains objets une dimension sacrée et inviolable ou au contraire impure et repoussante. Cette disposition tiendrait son origine du dégout envers les substances pathogènes comme les fluides corporels des autres. C’est cette dernière fondation qui déterminerait les tabous autour de la sexualité et expliquerait que les gens trouvent l’histoire du poulet immorale.

De 2007 à 2011, Haidt et ses collègues ont mené une vaste enquête pour identifier les corrélations entre intuitions morales et idéologies politiques. La question de base était simple: «Lorsque vous devez décider si quelque chose est bien ou mal, dans quelle mesure (sur une échelle de 0 à 5) estimez-vous que les considérations suivantes sont pertinentes?» Par exemple, qu’une personne soit cruelle envers les animaux (pour la fondation de sollicitude) ou qu’une autre n’ait pas respecté l’autorité de son patron (pour la fondation éponyme). Les participants devaient ensuite se positionner sur le spectre politique—de très libéral à très conservateur.

Cent trente mille réponses plus tard, les prédictions sont confirmées. «Les libéraux ont une moralité à trois fondations tandis que les conservateurs mobilisent toutes les six. La matrice morale libérale s’appuie sur les fondations de sollicitude/tort, de liberté/oppression et de justice/tricherie bien que les libéraux soient souvent prêts à brader la justice (comme proportionnalité) lorsqu’elle entre en conflit avec la compassion ou avec leur désir de combattre l’oppression.» Tout se passe donc comme si les conservateurs avaient une palette morale plus large que celle des libéraux. En effet, ils sont aussi sensibles à la loyauté, à l’autorité et à la pureté (ainsi qu’à leur contrepartie, la trahison, la subversion et la dégradation).

Des recherches sur les traits de personnalité précisent ces résultats. Les libéraux sont habituellement ouverts aux expériences nouvelles tandis que les conservateurs réagissent promptement aux menaces. Et si les uns et les autres aiment se raconter des histoires, les libéraux apprécient les récits de libération (contre l’autorité, la tradition, le pouvoir) tandis que les conservateurs préfèrent les récits de défense (contre les menaces qui pèsent sur l’individu, la famille, la patrie). Il y a ainsi une sorte d’optimisme libéral (on peut améliorer les choses, un peu, beaucoup, à la folie) qui s’oppose à un pessimisme conservateur (on ne va pas courir de risque, car l’humain est fondamentalement corrompu et on ne peut lui faire confiance).


Les conservateurs sont-ils plus moraux?

Il existe donc une différence claire entre la matrice morale de la droite et celle de la gauche. Les gens de droite ont des intuitions que ceux de gauche n’ont pas. Dès lors, soutient Haidt, lorsque les pauvres votent à droite (comme c’est souvent le cas dans les régions rurales), et semblent donc en contradiction avec leur intérêt économique, c’est parce qu’ils privilégient leur intérêt moral. La faillite des politiciens de gauche serait de ne pas savoir toucher les intuitions morales des classes populaires. Surtout en ce qui concerne la loyauté, l’autorité et la pureté.

En définitive, tout cela n’est pas si loin de mes catégories enfantines. Les gens de gauche sont effectivement sympas et cools: ils accordent de l’importance à la sollicitude et sont ouverts aux expériences. Quant à ceux de droite, si l’on met de côté les libertariens fixés sur la fondation de liberté, ils sont effectivement coincés (pureté) et obéissants (respect de l’autorité). En revanche, ils ne sont ni plus méchants ni plus égoïstes que les gens de gauche.

Ce qui m’avait surtout échappé, c’est que ma question elle-même était symptomatique. Car se demander «comment peut-on être de droite?» n’est pas le simple revers d’un «comment peut-on être de gauche?» En effet, il y a un aveuglement caractéristique de la gauche. Lors d’une étude, Haidt a demandé à des libéraux de se mettre dans la peau de conservateurs afin de prédire leurs réponses à des questions de moralité. Et inversement. Résultat: les conservateurs et les centristes sont meilleurs que les libéraux pour changer de perspective—et en particulier que ceux qui se décrivent comme «très libéraux». C’est que les libéraux sont sourds aux fondations de loyauté, d’autorité et de pureté. Ils n’arrivent pas à imaginer qu’on trouve mal de se masturber dans un poulet.

Il existe donc une différence claire entre la matrice morale de la droite et celle de la gauche. Les gens de droite ont des intuitions que ceux de gauche n’ont pas.

Pourtant, malgré ce qu’insinue parfois Haidt, dire que la droite a une matrice morale plus large ne signifie pas nécessairement qu’elle est plus riche ou «meilleure». Car il s’agit alors d’une question éthique et non plus simplement descriptive. Toutes nos intuitions ne sont pas moralement ou politiquement légitimes: celui qui ressent du dégout devant un couple gai qui s’embrasse (pureté) devrait peut-être simplement chercher à se raisonner.

Il arrive d’ailleurs que Haidt enlève le sarrau du psychologue pour descendre dans l’arène politique. Il prône alors une forme de centrisme—un consensus entre les «bonnes personnes» (les good people du titre de son livre) des deux bords. Ce faisant, il ne se contente plus d’expliquer les causes des intuitions morales, il doit justifier que certaines intuitions sont meilleures que d’autres. Et qu’elles militent pour la politique de la modération qu’il semble favoriser. Pour ma part, j’avoue ne pas avoir été toujours convaincu.

Mais quoiqu’on pense de ces débats sur la légitimité des positions politiques, ils sont aussi une piqure de rappel. Ils attestent que la délibération morale rationnelle demeure incontournable. Et l’ironie, c’est qu’en cherchant à convaincre son lecteur, comme il s’est convaincu lui-même, que les libéraux devraient utiliser une palette morale plus large, Haidt suggère aussi que le raisonnement moral est parfois capable de vaincre nos intuitions. Qu’il est possible de changer d’avis. D’être sensible aux bonnes raisons. Le raisonnement n’est donc pas toujours le cache-sexe de nos intuitions.

On pourra sans doute formuler d’autres réserves ici et là: ces analyses ne sont-elles pas trop teintées par le contexte états-unien où moralité et religion sont des enjeux électoraux explicites? Et peut-on vraiment se passer d’histoire ou de sciences politiques, comme le fait Haidt, pour comprendre les idéologies politiques? Mais ces réserves ne doivent cacher la forêt. En plus d’être intellectuellement stimulant, scientifiquement solide, accessible et bien édité, The Righteous Mind est très agréable à lire. En un mot, c’est un livre sympa. Pour sûr, si j’avais encore sept ans, une coupe au bol et des idées claires sur les pointillés qui partagent le monde, je le dirais sans hésiter: c’est un livre de gauche. 


Martin Gibert est chercheur postdoctoral en éthique à l’Université McGill et chargé de cours à la Faculté de droit de l’Université de Montréal.


Pour aller plus loin

The Righteous Mind: Why Good People are Divided by Politics and Religion, Jonathan Haidt, Pantheon Books, 2012 419 pp.

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