De la colocation à la collaboration
- Publié dans : Nouveau Projet 08
- Dossier : 15 visions du travail en 2015
De la colocation à la collaboration
De plus en plus de travailleurs autonomes et de petites entreprises choisissent de partager des espaces de travail. Portrait(s) de cette nouvelle conception de la vie de bureau.
C’est jour de salade collective chez Ecto, avenue du Mont-Royal. Autour de la longue table en bois, une dizaine d’entrepreneurs et de travailleurs autonomes s’apprêtent à attaquer leur assiette. Dans un grand bol, chacun a déposé les ingrédients qu’il a choisis pour l’occasion, et le résultat, comme chaque semaine, est riche et coloré. Daniel se présente à Daniel, assis en face de lui. «Tu as un beau nom, je trouve!», commente Daniel numéro deux, jovial. «Je trouve aussi!», approuve son vis-à-vis, timide. Il a 27 ans, l’autre 57. L’un est anglo, l’autre, franco. Ils travaillent tous les deux dans le domaine du web. Une réunion se termine dans une des salles de conférences et des chaises se roulent pour faire place aux nouveaux venus. Parmi eux, des clients de passage, invités à poursuivre la discussion en mangeant. Voilà toute l’essence des espaces de travail partagés, résumée dans ce repas collectif.
Un phénomène mondial
Esquissé à Vienne au début des années 2000, puis officiellement né à San Francisco en 2005, le travail collaboratif (coworking) se pratique aujourd’hui sur les cinq continents. Sommairement, il consiste en un partage de lieux et de services. Mais, au-delà de ces considérations pragmatiques, il arrive souvent qu’une certaine magie opère lorsque des gens créatifs et déterminés se mettent à travailler les uns à côté des autres.
Beaucoup d’espaces rassemblent des entreprises d’un même secteur, le plus souvent celui du web et des nouvelles technologies. D’autres accueillent au contraire la diversité, comme le Centre for Social Innovation, à Toronto. Ce pionnier des espaces de travail partagés comptait 14 locataires à son ouverture, en 2004. Aujourd’hui, 800 organismes, répartis dans quatre édifices (trois dans la Ville Reine et un à New York), partagent la conviction que le changement nait de la collectivité. Avec des projets comme l’achat—par plus de 1 000 contributeurs—d’un immeuble de quatre étages, dont trois dédiés aux espaces de travail partagés, le Centre est une référence pour qui veut réfléchir à la notion de communauté de travail.
Souvent, une certaine magie opère lorsque des gens créatifs et déterminés se mettent à travailler les uns à côté des autres.
- Éric Plante et Patrick Bezeau, traducteurs, installés au 6cent1, espace de travail collectif montréalaisPhoto: Luce Tremblay-Gaudette
Samantha Slade s’est elle aussi penchée sur cette réalité. La coopérative Ecto, qu’elle a fondée en 2009 avec 13 autres membres, est l’aboutissement d’une longue concertation sur les avantages et les inconvénients des lieux de travail, incluant les cafés. Pour elle, l’expérience des espaces de travail collaboratif est humaine autant que professionnelle. En effet, chacun y développe sa capacité à coopérer avec des personnalités divergentes. «Des milieux homogènes, il y en a des tonnes, mais ici on mixe, avec les frictions que ça peut provoquer», souligne Slade. Avec conviction, elle avance que les travailleurs collaboratifs améliorent leur capacité de résoudre les conflits. Dans le même esprit, Hanneke Marois-Ronken, stratège en communication et aussi membre d’Ecto, ajoute que le travail collaboratif part d’une envie et non d’une obligation, ce qui transforme complètement le rapport que l’on entretient avec la collectivité.
Aujourd’hui, 800 organismes, répartis dans quatre édifices—trois dans la Ville Reine et un à New York—, partagent la conviction que le changement nait de la collectivité.
Les designers graphiques Lisa Hoffman et Nicolas Rohmer, locataires d’IDEAL Coworking, dans SaintHenri, croient fermement, eux aussi, aux avantages du travail collaboratif. Toutefois, ils déplorent le fait de ne pas avoir vu à Montréal de véritables espaces de travail partagés, soit une cohésion des idées dans un contexte de pluralité culturelle. Comme plusieurs anglophones montréalais, ils ont souvent peur d’être jugés sur la qualité de leur français. Dans ce contexte, l’établissement d’une réelle communauté d’espaces de travail partagés est plus difficile, selon eux. Pas impossible, cependant: pour Rohmer, cela passe par l’administrateur des lieux, qui, en plus d’être parfaitement bilingue, doit être en mesure de comprendre les différences culturelles entre les deux groupes linguistiques. En faisant cohabiter les Anglo et les Franco-Québécois sur une base régulière, les espaces de travail partagés pourraient les amener à mieux se comprendre. La tendance n’est plus à l’augmentation du nombre d’espaces, mais à la recherche d’un meilleur taux d’occupation chez les joueurs établis. De nombreux administrateurs complètent leur offre par un volet éducatif ou évènementiel. Les conférences, ateliers et 5 à 7 sont autant d’occasions de faire du réseautage et de recruter de nouveaux locataires.
Une deuxième maison
Pour Hanneke Marois-Ronken, ces espaces sont des laboratoires du bureau du 21e siècle, où le chez-soi s’amène au travail, et vice versa.
Que ce soit pour des raisons pratiques—partager les frais fixes, s’éloigner des distractions domestiques, faire croitre les revenus de leur entreprise en élargissant leur réseau professionnel—ou pour des raisons de santé psychologique—briser l’isolement, trouver un soutien chez d’autres travailleurs—, les utilisateurs d’un espace partagé affirment par ce choix l’importance d’être en lien avec les autres.
Ces espaces sont des laboratoires du bureau du 21e siècle, où la notion de chez-soi s’amène au travail, brouillant les frontières stériles et rigides du milieu professionnel.
Comme le fait remarquer Lisa Hoffman, même les introvertis ont besoin d’être entourés. Même ceux qui exigent un bureau fermé et un coffre de sécurité—une demande marginale, mais accordée par quelques espaces partagés—aiment avoir de menues conversations autour de la machine à café. Même les plus volubiles aiment s’inspirer du calme de leurs voisins lorsqu’ils doivent se concentrer sur une tâche. Même les plus autonomes ont besoin d’appartenir à une communauté. Il reste qu’un bon travailleur collaboratif, comme le souligne Samantha Slade, est capable de prendre en charge son propre bienêtre. Et cela passe d’abord par la nécessité de trouver l’espace qui convient le mieux à ses besoins. Ce n’est pas ce qui devrait manquer, au cours des prochaines années.
Photographe et scénariste de formation, Luce Tremblay-Gaudette aime les histoires, surtout celles qui finissent bien. Elle ne sait toujours pas si elle préfère les images ou les mots.