La cachette
L’autrice des romans «Bermudes» et «Ce désir me point» raconte une femme au quotidien chamboulé.
À 45 ans, Bum Derome porte beau. Les rides qui décorent son masque sont idéalement situées pour suggérer le pouvoir sans éteindre l’enthousiasme. Bum, dans le bain de cynisme quotidien qui constitue le milieu ambiant de ce gouvernement parvenu en fin de mandat, demeure un homme énergique et, étonnamment, un idéaliste (ou tout comme), différent du député de 24 ans, de cette brillante recrue aux airs d’ado turbulent qu’il fut sous le second gouvernement Lévesque, en ce qu’il a maintenant appris, pas trop tôt, au sujet du pouvoir, quelques lois immuables bien utiles. Il se promène désormais avec, peinte sur sa sympathique bouille de beau brun, pour y faire pendant à la jeunesse azurée du regard, l’expression indulgente et la moue de profonde compréhension de celui qui sait, pour toujours, comment fonctionne la boutique.
Éva ne prise pas trop la forme d’indépendantisme attentiste pratiquée par les troupes d’Albert Ti-Père Perreault. Mais une heure après avoir nagé à poil avec les huarts du Kaganoma, elle se retrouve assise en tête-à-tête avec un ministre du gouvernement du Québec. Ça ne peut pas être aussi facile, qu’elle se dit. Doit y avoir une erreur quelque part. Elle a repéré, rue Principale, le drapeau du Québec, a garé la Colt en épi un peu plus loin, mis de l’argent dans le parcomètre, abandonné Grand-Duc au pelucheux confort de la banquette arrière et, sans plus réfléchir, poussé la porte du bureau du député.
Elle s’était attendue, au mieux, à être poliment éconduite. Pas à l’avenant sourire de la secrétaire qui lui a indiqué un siège et demandé de bien vouloir patienter un instant. Et qui ensuite est allée frapper trois petits coups à une porte et est revenue en lissant discrètement sa jupe, pour lui annoncer, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde:
Bum va vous recevoir.
Vous voulez dire... là? Maintenant?
Il vous attend.
Qu’est-ce que je peux vous offrir à boire, mademoiselle?
Bum lui tourne le dos pour passer en revue le choix de lubrifiants sociaux du bar bien garni qui équipe son bureau.
Scotch?
Elle saute sur le mot, répond oui, avant de se rappeler: j’aime pas le scotch, j’en bois jamais... qu’est-ce qui m’a pris? Et elle se retrouve avec un double Macallan sur glace, ballon en main.
Bien calé dans son fauteuil ergonomique, Bum, sourire fatigué, regard bleu métallique, lui lève son verre sans la quitter des yeux. Salud, d’une voix dont le ton à la fois grave et enjoué la prend légèrement au dépourvu. Un peu plus et il pourrait avoir l’air de compter sur elle pour le tirer d’un puits d’ennui profond.
Dites-moi ce que je peux faire pour vous...
Éva boit une gorgée pour se donner le temps de réfléchir. Grimace.
Puis se lance, et quand elle s’arrête, pas loin de dix minutes se sont écoulées. Elle espère n’avoir rien oublié: le projet de Village de la Paix avec son hôtel de luxe et ses centaines d’unités résidentielles haut de gamme. Autour, Dan, la machinerie dans la forêt, la route planifiée, rien d’autre qu’un casus belli pour placer les opposants devant le fait accompli. Elle n’omet pas de mentionner, en terminant, que les riverains hostiles au projet s’entendent sur la nécessité d’empêcher par tous les moyens le début des travaux, y compris par l’installation de barrages humains et de barricades.
Bum parait l’avoir écoutée avec attention tout du long.
Donc, t’es avec Dan Dubois, dit-il avec un soupir appuyé qui rend presque imperceptible le passage au tutoiement. Comment il va?
Elle hésite.
Je suis avec Autour. Dan va bien... Vous le connaissez?
Il sourit.
Les premières brosses, les premières blondes... Mets-en, qu’on se connait.
Le sourire disparait.
Mais s’il suffisait de décider qu’un territoire mérite d’être protégé pour que ça devienne un parc, les groupes de citoyens fermeraient la province demain matin. Tu penses pas?
Bum saute sur ses pieds, s’étire le bras, attrape la bouteille, contourne le bureau. Encore un? demande-t-il en lui versant un autre double.
Euh.
Elle a déjà chaud à l’intérieur et a complètement oublié ce qu’elle voulait dire ensuite.
Bum va et vient derrière son bureau, les mains dans le dos, comme liées par d’invisibles menottes. Éva ressent un début de panique enveloppé dans une ouate de pur malt en constatant qu’elle prête une attention si soutenue à sa manière de formuler les choses qu’elle ne retient à peu près rien de ce qu’il lui dit. Elle entend secteur tertiaire industrie touristique développement durable comme des mots qui flottent en apesanteur dans le bureau. Elle voit arriver le fond de son second double scotch avec un émerveillement terrifié. Bum dit:
Moi aussi, je veux conserver le Kaganoma, Éva, mais pas seulement pour les castors et les loutres. Pour mes concitoyens aussi.
Vous oubliez les millionnaires américains...
Il vient se planter devant elle.
Vous avez de très beaux yeux, Éva.
Je suis pas sure de vous suivre, là.
Rien de plus facile: êtes-vous libre pour un voyage à Québec, demain?
Hein? Non non non. Non.
Bon. Je vous en sers un autre, pour la route?
Je pense que.
Bum lui saisit la main, la serre avec chaleur.
Le Kaganoma va être protégé, Éva. Vous avez ma parole. Dépêchez-vous d’aller le dire à vos amis.
J’ai...
Gagné. Oui. Bum, maintenant, la raccompagne.
Merci de vous impliquer sur la scène régionale, qui en a bien besoin. On va le faire ensemble, ce pays-là, Éva...
Sur le trottoir, elle essaie de comprendre ce qui vient de lui arriver. Elle n’est même pas sure d’être en état de conduire.
Un taxi jaune emmenait Lionel Viger et sa valise le long d’une vallée peu peuplée, fermée à l’ouest par une cordillère dont les sommets étincelants de neige culminaient à 4 000 mètres, de l’aéroport Alfonso Bonilla Aragon jusqu’au centre de Cali, situé une vingtaine de kilomètres plus loin. On était à la saison sèche, l’air qui s’engouffrait par les vitres baissées du taxi semblait craché par un séchoir à cheveux. Climatisation défectueuse, avait assuré le chauffeur en réponse à la question d’un Viger décoiffé.
Trente-six degrés Celsius sur le Tarmac, en janvier. Viger s’alluma une clope. Répit bienvenu pour le malheureux chauffeur dont le client, avec une aisance de conquérant colonial, s’ingéniait à éprouver l’anglais cahoteux.
Lionel avait ainsi pu apprendre que la ville était réputée pour la beauté de ses femmes et un nightlife faisant d’elle la capitale andine de la fiesta. Comme c’est intéressant. Le chauffeur enchaina avec le Festival de la canne à sucre et la saison des courses de taureaux, mais il n’écoutait plus.
L’hôtel, dans le centre, ne payait guère de mine. Lorsque le chauffeur, après avoir empoché ses 50$ US, s’entendit ordonner de garder la monnaie, il parut complètement sidéré, réaction qui s’aggrava lorsqu’il vit l’étranger se diriger vers la façade bétonnée d’un blanc sale brouillé par la brume de chaleur qui montait de la rue.
Eh, mister! No good, there...
Viger accueillit cette information avec le rictus qu’elle méritait, mais revint se pencher à la portière du chauffeur.
Tell you what. You go pick two nice chicks, gorgeous ones, and you come back here in a couple hours... All right?
Il s’était à moitié attendu à tomber sur des coupe-gorges tapis au fond du couloir, mais le pire qu’il eut à endurer fut un ascenseur désespérément lent et, au troisième, une porte verrouillée refusant obstinément de répondre aux coups de poing qu’il balança contre le panneau. Le type de la réception lui avait jeté un drôle de regard quand il avait mentionné le numéro de la chambre.
Décidant de passer aux choses sérieuses, Lionel recula de deux pas, se donna un élan et, d’un coup de pied bien ajusté, sortit la porte de ses gonds.
Chaleur de four, odeur de foutre. Murs, rideaux et couvre-lit étaient tous de la même teinte crème brulée et diffusaient dans toute la chambre une lumière de miel. Il compta, dans les draps défaits de l’unique lit double, trois corps emmêlés. Puis il aperçut, sous la fenêtre aux rideaux entre-bâillés sur un palmier stoïque, un type endormi sur le plancher, et découvrirait bientôt une fille lovée dans la baignoire. À poil, comme tous les autres.
Pour l’instant, Lionel s’intéressait aux trois beaux spécimens de saine jeunesse que contenait le lit. Dire que le fracas de la porte défoncée avait arraché tout ce beau monde aux humeurs torpides de la chair suante et repue serait exagéré. La superbe brune au corps entièrement chocolaté affalée au milieu du lit avec la main de l’ex-député Derome posée en coupe sur un sein bougea la tête, levant et descendant une double rangée de cils aussi pesante qu’un rideau de théâtre. À son tour, Bum ouvrit les yeux.
Hein! Qu’est-ce que...
Salut, Bum. Me présentes-tu tes amis?
Il jeta un coup d’œil au troisième corps qui encombrait le lit: un porteur de bite, homme, herma ou trans.
Bum, assis, se frottait maintenant les yeux et se massait les tempes pour essayer de desserrer le cercle de métal qui lui étreignait le crâne.
Lionel... qu’est-ce que tu fais là?
Devine. Je t’invite à déjeuner.
Viger commanda une soupe de tortilla, de l’arroz atollado (un ragout de saucisses de porc, de côtelettes de boeuf et de queue de bouvillon servi avec du riz), un hogao (fricassée d’ognon et de tomate), un aborrajado (banane plantain bien mure arrosée de fromage fondu), et des tamales. Pour dessert, de la gelatina de pata (de la gélatine de sabot de vache à la mélasse) et des biscuits au sucre de canne et à la noix de coco, le tout arrosé de champus, la boisson traditionnelle, fabriquée avec du maïs, de la pulpe de lulo, des morceaux d’ananas, de la cannelle et du sirop de sucre brun.
Bum toucha du bout des lèvres à son café, repoussa sa chaise, sauta sur ses pieds et, sans prendre le temps de s’excuser, fila aux toilettes.
Son visage, lorsqu’il vint se rassoir, conservait une teinte verdâtre, mais Viger, à qui personne n’avait jamais appris à se taire la bouche pleine, s’occupa de la conversation.
Raconte-moi ce qui t’arrive.
Bum jeta un nouveau coup d’œil aux plats disposés sur la table, puis se leva derechef et retourna dégueuler.
Après, ça allait déjà mieux. À condition de planter ses deux coudes d’aplomb sur la table, d’appuyer son menton sur sa poitrine et de garder les yeux à moitié fermés, Bum n’était pas loin de se sentir assez dans son assiette pour prêter une oreille encore sonnante et trébuchante des rythmes de la salsa aux remontrances de son ami.
Par où tu veux que je commence...
J’ai pas besoin que tu me racontes ta défaite électorale dans Vautrin, ni ta mégavente de garage, ni l’achat du Westphalia. C’est après qui m’intéresse...
Donc, t’es venu pour la sniffe et la salsa... C’est correct, t’as le droit de jeu-nesser, mon vieux. Veux-tu que je te dise ce que moi, je fais ici, maintenant ?
J’avais pas encore 30 ans. Au lieu de rester là à déprimer, j’ai décidé de partir voir le monde...
Tu parles. L’Amérique du Sud, comme par hasard.
Ben oui. C’est vrai que la coke est bonne, et que pour le prix de l’aspirine chez nous, y en a partout. Tu devrais les voir danser, Lionel. À Juanchito, sur des feuilles de plywood, c’est la seule piste de danse dont ils ont besoin, ou bien dans la rue, ça dure jusqu’au matin. Pas de poudre, même pas la peine d’essayer de les suivre.
T’étais parti pour deux mois. Ça fait combien de temps que t’es ici, Bum?
À Cali?
En tout.
Pas loin de huit mois. J’ai commencé par la Colombie... Après ça, le Pérou, l’Équateur. Avant de rentrer, j’ai décidé de repasser par Cali, et là...
Qu’est-ce qui est arrivé au West?
L’ai vendu.
Viger ordonna au garçon d’apporter une bouteille d’aguardiente et deux verres. Après un premier salud, il se resservit. Bum examinait son verre comme s’il croyait y découvrir la preuve de l’existence d’une forme de vie sur la planète Mars.
Donc, t’es venu pour la sniffe et la salsa... Et t’initier aux joies de la voile et de la vapeur, si j’ai bien compris. C’est correct, t’as le droit de jeunesser, mon vieux. Veux-tu que je te dise ce que moi, je fais ici, maintenant? Vas-y, bois.
Bum obéit, sa pomme d’Adam entra en convulsion, son œsophage tint le coup par miracle, puis il fit oui de la tête.
Je suis venu te ramener à la maison. C’-est -Ti-Père qui m’envoie. Il arrête pas de me dire à quel point t’es encore jeune, et que ça s’arrête pas là, que t’as encore beaucoup de politique dans toi, mon Bum. Un vrai talent politique, un naturel, le Guy Lafleur de l’arène publique, c’est ça que Ti-Père, il a vu en toi. Et moi, j’ai flushé des vacances à Miami et sauté dans un avion juste pour te faire le message. Ti-Père a peur que tu gaspilles tes dons, que tu sois pris en otage par des guérilléros marxistes, tu vois le genre? Là, tu vas te reprendre en mains et tu vas recommencer à respirer de l’air par le nez, pour faire changement. Parce que Ti-Père est prêt à te donner une autre chance. Et moi, c’est la dernière fois que je viens te chercher dans un une-étoile, ok?
Ouais ben, si t’en connais d’autres à 15 piastres la chambre...
J’ai mieux que ça, dit Viger, et il produisit un billet d’avion, un aller simple pour Montréal.
On part demain. Cette nuit, on va aller danser...
De retour à l’hôtel, Viger jeta deux ou trois billets au gérant posté derrière le comptoir, pour la porte.
Lorsque Bum, son vieux sac de routard au dos, le rejoignit devant l’hôtel, il trouva son ami en train d’arpenter ce bout de trottoir d’un air impérial. Les locaux, avec un respect instinctif, s’écartaient de son chemin comme s’il avait possédé la moitié de la ville.
Un coup de klaxon attira leur attention sur un taxi en train de se ranger au bord du trottoir. Sur la banquette arrière, deux aspirantes au concours Miss Univers, montées sur des talons de 20 centimètres, leur envoyaient la main.
Lionel enlaça l’épaule de son ami.
Viens, mon chum.
Dans leurs branches respectives, Bum et Lionel avaient toujours eu de l’ambition à revendre, et au double du prix. Le jeune chien fou de la politique et le futur big shot de Québec inc.: du même âge, du même coin, comme chemise et cul depuis 20 ans, leur montée en puissance avait coïncidé. Et l’Opération Sauvetage à Cali—comme ils l’avaient, entre eux, plaisamment baptisée—n’était qu’une des raisons qui expliquaient pourquoi Viger pouvait, maintenant que Bum gérait les Ressources naturelles de la province, passer outre aux services de la secrétaire-réceptionniste de son bureau de comté et y faire irruption sans crier gare en brandissant un bout de papier trouvé agrafé au tronc d’une épinette.
Regarde la pollution que j’ai trouvée!
Bum leva la tête du dossier qu’il était à méditer. (Méditer est bien le mot: il n’avait pas changé de paragraphe depuis une demi-heure.)
Qu’est-ce que c’est? questionna-t-il innocemment.
Il savait très bien ce que c’était: un constat de situation illégale assorti d’un avis de démolition et de restauration de site et d’un ultimatum de trois semaines, le tout délivré en bonne et due forme par un zélé fonctionnaire du ministère dont Bum était le patron.
Sous ses yeux, un Viger très théâtral déchira la chose en tout petits morceaux qu’il répandit telle une pincée de confettis avant de se diriger d’autorité vers le bar et de se verser un rhum brun triple dans lequel il balança un unique glaçon.
Maintenant que la machinerie est rendue dans le bois, jappa-t-il, c’est tes enfants de chienne de fonctionnaires qui vont venir me mettre des bâtons dans les roues?!?...
Suffoqué de rage, il revint piétiner soigneusement les confettis, dans un cliquètement de glaçon.
Bum affichait une mine imperturbable. Il profita d’une éclaircie au cœur de l’orage pour observer:
Le problème avec ton héliport, Lionel, c’est que t’étais tellement pressé que t’as même pas été capable d’attendre que la cession des terrains soit complétée. Le contrat était pas signé que t’avais déjà sorti ta chainsaw et clairé la forêt à toi tout seul.
C’était juste pour m’amuser...
Peut-être, mais ça reste des arbres coupés illégalement.
Bon. Je comprends. Maintenant, tu vas aller dire à tes petits gratte-papiers de merde que je me torche avec leur paperasse. La forêt appartient à celui qui la développe. Arrange-toi pour les garder dans leurs bureaux, je veux plus les avoir dans mes jambes.
Tu pourrais payer l’amende. Ça te ferait pas mourir...
Es-tu fou? C’est une question de principe.
Lionel se resservit un triple rhum, ce qui donna à Bum l’idée de s’en jeter un aussi, un Macallan, et pourquoi pas un double. Longue serait la journée, et courte, la vie.
As-tu entendu parler d’Autour?
Non, c’est qui déjà? Des montréalistes qui se promènent en bécyk à pédales avec le condom de la veille coincé dans la craque des fesses?
Laisse-moi te décrire un cauchemar, Lionel. Un matin, l’opérateur de l’abatteuse de ton sous-traitant arrive dans le bois et tombe en arrêt devant une trentaine de jeunes avec des pancartes. Ils refusent de le laisser passer. Le lendemain, ils sont 50. La sq peut pas intervenir, ça prendrait des ordres clairs de Québec et ça branle dans le manche. Radio-Canada arrive, on voit des jeunes s’enchainer aux arbres, d’autres qui grimpent dedans et qui se pendent aux branches dans leurs sacs de couchage comme des crisses de paresseux dans un arbre à caoutchouc! Des jeunes jetés en prison, d’autres se pointent pour les remplacer, ça arrive de partout, le gros chiard, avec une figure publique comme Danny Dubois pour faire les nouvelles tous les soirs. Tout le monde aime Dan, as-tu remarqué, Lionel?
Ce que je remarque surtout, c’est que t’as peur de perdre ta limousine.
Dan vient à Québec assez souvent pour y avoir ses habitudes, au Temporel, entre autres, où il se trouve en ce moment, un 21 septembre de pleine lune, à 9h15, avec une fille rencontrée la veille au Fou-Bar. Des cheveux bruns bouclés, des lèvres charnues. Une culturelle, un coup facile.
Il sait qu’il oubliera rapidement, si ce n’est déjà fait, le nom de cette fille plutôt gentille qui lui a dit travailler comme agente de communication pour un quelconque festival d’art contemporain. Et qui a déjà rencontré Robert Lepage, qui dévore ses deux-œufs-saucisse avec appétit. Dan, lui, soigne sa gueule de bois avec un grand bol de café au lait et il rumine la sempiternelle désillusion de la cruelle lumière matinale lorsque celle-ci, en une véritable débâcle, chasse les mirages de l’obscurité et les promesses d’un éclairage feutré.
Tandis qu’elle lui parle, il garde l’œil subrepticement baissé sur le journal ouvert devant lui à la page des Idées et des Opinions libres, comme s’il n’arrivait pas à rassasier sa conscience semi-comateuse de la vue de son nom imprimé à la tête de ce texte généreusement tartiné sur quatre colonnes et presque une demi-page: «Il faut sauver le Kaganoma», «L’auteur est acteur, cinéaste et producteur de films.»
Il lève les yeux du journal.
Pardon... Qu’est-ce que tu disais?
Il accueille le numéro de téléphone hâtivement griffonné sur une serviette en papier, de l’air d’un téléphage examinant des infopubs à quatre heures du matin.
Aller respirer un grand bol d’air sur la terrasse Dufferin. Tout seul.
Les bouffées d’oxygène qui montent du Saint-Laurent lui récurent le cerveau. Il fait quelques pas le long de la promenade entrecoupée d’escaliers suspendus au flanc de la falaise, caresse, du plat de la main, la gueule d’ombre d’un canon dont la conception balistique remonte au 18e siècle, et ça lui fait du bien, avant de filer vers la Grande Allée.
Bum se pointe à L’Aigle fin, vénérable institution située à un jet de boulet de l’Assemblée nationale, avec un bon quart d’heure de retard. La section de journal qui contient l’article de Dubois dépasse avec ostentation de la poche de son manteau de cuir mi-long.
Si c’est pas Dan! dit-il en tendant la main.
Si c’est pas Bum...
Dan a l’impression de mettre la main dans un piège Connibear no2.
Le ministre de l’Environnement, Bruneau, les rejoint peu après, le portable soudé à l’oreille.
Café, lance Bum au serveur déférent.
Jus d’orange, décrète Bruneau en leur tournant le dos.
Dan?
Je vais prendre une bière, annonce tranquillement Dan Dubois en fixant un point sur la cravate de Bum.
Veux-tu manger? demande ce dernier, avec un sourire affable.
Ouais, ok. Des toasts. Avec du fromage jaune orange.
Bum regarde sa montre.
Bon. On a une heure pour régler ça...
Il se penche pour attraper, dans le panier qu’un serveur vient de poser entre eux, une épaisse tranche de pain de ménage grillée fleurant bon le beurre fondu. Puis:
Mon Dan, pour seulement m’ouvrir la trappe, ça me prend deux engagements fermes de ta part: pas de violence, pas de gestes illégaux.
Les mots font sourire Dubois.
Ça voudrait dire que je suis capable de surveiller une forêt de 500 kilomètres carrés à moi tout seul.
Arrête un peu... On connait Autour et on sait que tu contrôles ton monde.
Sur ce, Bruneau vient près de se rassoir, mais son portable recommence alors à sonner les premières mesures de la «Pathétique» de Tchaïkovski, alors il le dégaine et repart en sens inverse.
On est ici, reprend Dan, pour parler de la cession illégale de la forêt du Kaganoma à un consortium béni par ton ministère.
Mmmh. Tant que le territoire sera pas protégé, avec un statut officiel, remarque Bum en crachant des miettes de toast, demander la cessation des travaux te servira à rien.
Ouais, mais le temps que ton collègue réussisse à fermer son téléphone assez longtemps pour faire une annonce, Viger va avoir sa route et son hôtel, et pour le Kaganoma, il va être trop tard.
L’honorable Bruneau rempoche son Fido, se laisse tomber sur sa chaise, porte son verre de jus d’orange à ses lèvres, avec cet air d’avoir envie d’être ailleurs, par exemple dans un bar de danseuses à Pont-Viau. Aussi à l’aise, assis à cette table, qu’un Alcoolique Anonyme dans un party du Superbowl.
Ils veulent une aire protégée... annonce Bum avec un intérêt teinté d’un amusement presque sympathique.
Ils ont juste à présenter une demande, comme tout le monde...
Et c’est ce qu’on va faire, répond Dubois. Mais avant, vous allez dire à votre gros colon d’ami du régime d’enlever ses jouets de notre forêt.
Bruneau est secoué d’un rire nerveux.
Faire une exception pour un groupuscule de pression est complètement exclu...
Cela dit, il part aux toilettes. Doit être du genre à causer dans son portable avec le pantalon autour des chevilles.
Derome se penche vers Dan.
Prends-tu la dernière toast?
Non, vas-y.
La pomme d’Adam du ministre ressemble, pendant une seconde, au python qui vient d’avaler un phacochère. Puis il déglutit.
Dan finit sa bière, qu’il a bue à la bouteille, et résiste à l’envie d’en commander une autre.
Sais-tu à quoi vous me faites penser, ton chum pis toi, Bum? Good cop, bad cop. Mais ce qui surprend un peu, au début, c’est que ce soit le gars de l’Environnement qui jappe, et celui des Ressources naturelles qui me fasse les yeux doux. Un contremploi, comme on dit dans ma branche.
La nature est faite pour servir, Dan. Si on peut pas la débiter en deux par quatre, reste juste à l’apprécier comme elle est. Et ça, ça veut dire un beau petit centre d’interprétation, oui, mon Dubois: infrastructures, hébergement. Mille-deux-cents nuitées au Kaganoma, là, on commence à parler...
Le Bruneau choisit ce moment pour rappliquer.
Je vois des sourires. Avons-nous un accord, messieurs?
C’est pas compliqué, expose calmement Dubois. Ou bien vous faites sortir la machinerie de la forêt, ou bien Autour s’en occupe.
Le silence de Bum alarme son collègue.
Vas-tu le laisser te menacer comme ça?
Bum ferme les yeux, se frotte les paupières.
Bon moi, j’ai plus rien à faire ici, lance son collègue du cabinet.
Super, bougonne Dan. On passe à un autre appel...
Attendez!
Dépliant son bras, Bum, tout doucement, sans faire de bruit, met son poing sur la table.
Et si le promoteur accepte de suspendre ses activités jusqu’au printemps, vous allez faire quoi?
Les bons citoyens... On va travailler sur notre demande d’aire protégée en attendant les audiences publiques.
Bum soudain bondit, il est debout, Dan l’imite, leurs mains se rejoignent, s’emprisonnent l’une dans l’autre par-dessus la table. Bum, du geste, invite un Bruneau interdit et complètement furax à l’imiter. Pendant quelques secondes, il se dégage de ce Bum radieux quelque chose qui ressemble à un espoir sincère, à une noble joie. Rappelez-vous Bill Clinton les bras en croix entre Rabin et Arafat. Pareil.
On ne peut même pas exclure totalement la bonne foi: il se pourrait bien que Ti-Bum Derome croie réellement, à cette seconde, qu’il va réussir à tout arranger, à contenter tout son monde. Que Dan aura sa forêt protégée, Viger son super complexe hôtelier, et que tout va baigner, oui, comme de l’eau dans le vin, au Kaganoma, au Kébek, les écolos et les développeurs, Autour et les bulldozeurs, main dans la main, bienvenue en Utopie.
J’ai gagné du temps, songe Dan.
Je nous ai acheté du temps, songe Bum.
Et il jette un coup d’œil à sa montre.
Les boys, on a le temps pour un cognac...
Louis Hamelin est un écrivain québécois né en 1959. Très actif dans le milieu littéraire depuis le début des années 1990, il collabore notamment au Devoir à titre de chroniqueur. Son dernier livre, La Constellation du Lynx, lui a valu le Prix des libraires du Québec et le Prix littéraire des collégiens en 2011. Le texte publié dans nos pages est tiré d’un travail en cours, un roman dont le titre provisoire est La paix.
L’autrice des romans «Bermudes» et «Ce désir me point» raconte une femme au quotidien chamboulé.
Un affrontement inattendu avec une bande de jeunes voyous plonge un homme dans le doute face à ses principes, à sa force de caractère et à sa masculinité.
C’est tout l’équilibre familial qui vacille lorsqu’un enfant subit de l’intimidation. Dans cette autofiction inédite, l’autrice du désormais classique «Borderline» aborde ce problème de l’angle des parents.
Au plus fort de la pandémie, une femme à la santé chancelante observe la vie qui bat, malgré tout, sur le trottoir en bas de chez elle. Regard sur la faune bigarrée du quartier Milton Parc, à Montréal.