Des femmes et des lettres

Maude Nepveu-Villeneuve
 credit: Illustration: Eva Coste
Illustration: Eva Coste
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Commentaire

Des femmes et des lettres

Des voix s’élèvent pour dénoncer le sexisme que subissent les femmes dans de nombreux domaines: politique, musique, gastronomie. Le milieu littéraire québécois échapperait-il miraculeusement à cette iniquité rampante?

Considéré dans ce texte

Les femmes dans le milieu littéraire québécois. Virginia Woolf. Les invitations à Tout le monde en parle. Les classiques qu’on enseigne à l’école. La vulnérabilité, l’amour, la bibliothérapie (ou les sujets qui ne seront jamais abordés dans une table ronde d’auteurs masculins).

Il y a deux ans, Justin Trudeau présentait un Conseil des ministres paritaire à Rideau Hall. «Parce qu’on est en 2015», a-t-il répondu simplement lorsqu’on lui a demandé de justifier sa décision. Le geste comme la formule ont inspiré un flot de chroniques sur la place des femmes en politique, de même qu’une réflexion plus large sur leur sous-représentation dans divers domaines.

Visiblement, la question de la parité était dans l’air du temps; les initiatives visant à remettre en question le statuquo se sont multipliées ces dernières années. Des organisations se sont formées—dont les collectifs Femmes pour l’équité en théâtre et Femmes en musique—et des mesures concrètes ont été établies. Un exemple parmi d’autres: le patron de l’Office national du film, Claude Joli-Cœur, s’est engagé à ce que 50% des productions de l’organisme soient désormais réalisées par des femmes, avec 50% des budgets. Le changement est en marche, avec ce que cela implique de réjouissances, d’inquiétudes et de débats houleux sur les réseaux sociaux.

Parallèlement, le Conseil des arts du Canada (CAC), acteur incontournable du financement de la culture au pays, vient d’achever la refonte de ses programmes de subvention. Dans la nouvelle mouture du programme de soutien à l’édition littéraire, on accorde une attention particulière—30% de la note finale—à «l’impact» de la maison d’édition candidate, comprenant:

l’engagement de [l’organisme] à refléter, dans [ses] choix éditoriaux, [sa] structure organisationnelle et le dévelo-ppement de [son] lectorat, la diversité du Canada, notamment en incluant les peuples autochtones, les groupes de diverses cultures, les personnes sourdes ou handicapées et les com-munautés de langue officielle en situation minoritaire.

On ne peut que saluer ce choix du CAC de mettre en lumière l’importance de la représentativité. L’homogénéité est un problème criant dans le monde lit-téraire, comme ailleurs dans le milieu artistique—à la télévision et au cinéma, par exemple. Même si l’usage du mot «notamment» ouvre la porte à d’autres groupes, on remarque toutefois un certain nombre d’absents dans cette «liste de la diversité», à commencer par celles qui forment la plus grande part du lectorat québécois: les femmes.


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Les fées ont-elles toujours soif?

Comme femme copropriétaire d’une maison d’édition, auteure et enseignante de littérature, je ne peux m’empêcher de m’interroger: aurions-nous atteint une certaine parité dans le domaine, ou serions-nous si près de l’atteindre qu’il ne soit plus nécessaire de l’encourager artificiellement par un système de pointage? Ou s’agirait-il plutôt d’une omission troublante?

J’ai posé la question lors d’un lancement, et quelques-uns de mes interlocuteurs (des hommes) se sont empressés de valider la première hypothèse: selon eux, les femmes sont publiées autant que les hommes, elles remportent plusieurs prix littéraires et en dominent même certains, elles sont aussi connues du public et invitées dans les médias que leurs collègues masculins. Et que dire des Marie-Claire Blais, Arlette Cousture ou Marie Laberge? L’importance de ces figures dans le paysage culturel québécois ne témoigne-t-elle pas du fait que la place des femmes dans le milieu littéraire est bien taillée, voire enviable?

Devant tant d’assurance, il est facile de remballer ses doutes. Surtout quand on constate que la situation s’est nettement améliorée depuis Laure Conan, première femme à mener une véritable carrière de romancière au Québec, à la fin du 19e siècle. La majorité de ses contemporaines n’ont pas échappé au destin que la société de l’époque leur réservait, soit le quotidien éreintant de ménagères sans indépendance financière ni «lieu à soi»—ces conditions considérées comme essentielles à l’écriture par Virginia Woolf. Conan, elle, a pu écrire, mais cachée derrière un pseudonyme, et au prix d’un grand isolement et d’un courageux rejet des conventions. Quelques décennies plus tard, l’histoire de la fameuse «femme qui fuit», Suzanne Meloche, attesterait aussi de la difficulté à concilier création et pression sociale: celle qui a côtoyé les signataires de Refus global a en effet choisi d’abandonner ses enfants pour se consacrer à l’art. Ce n’est pas un hasard si plusieurs de nos auteures majeures ont en commun de n’avoir jamais été mères. Heureusement, celles du 21e siècle, comme les Kim Thúy, Geneviève Pettersen et Fanny Britt, ont le loisir d’avoir tout à la fois: le succès populaire, la reconnaissance institutionnelle, la famille, les invitations à Tout le monde en parle.

Et pourtant. La plupart des écrivaines d’aujourd’hui collectionnent les commentaires sexistes et les anecdotes outrageantes—pensons à #ThingsOnlyWomenWritersHear [voir encadré]. Elles se font dire qu’elles créent des personnages féminins parce qu’elles ne comprennent rien aux hommes; que c’est grâce à leur physique qu’elles sont publiées; ou encore que leur livre est si réussi qu’on croirait qu’il a été écrit par un collègue. Se pourrait-il que l’institution littéraire échappe miraculeusement à l’inégalité et que ces commentaires ne soient le fait que de rares masculinistes? Quelques recherches suffisent à confirmer que non.


Le déséquilibre en chiffres

Dans une analyse du cahier littéraire du Devoir publiée fin 2016, la professeure de l’UQAM Lori Saint-Martin note: «Entre la première semaine d’octobre et la première semaine de décembre 2016, 68% des comptes rendus publiés portaient sur un livre d’homme, 32% sur un livre de femme.» Elle souligne également que 87,5% des pages couvertures du cahier étaient, pour la même période, consacrées à des auteurs masculins. Quand on examine les différentes composantes de l’institution littéraire québécoise, on constate que ces statistiques sont assez représentatives de la place qui est accordée aux auteures. Si celles-ci dominent certains (rares) prix littéraires, comme le prix Adrienne-Choquette et le Prix littéraire du Gouverneur général, catégorie Romans et nouvelles—elles représentent respectivement 66% et 81% des récipiendaires depuis 2006—, elles sont quasiment ignorées par plusieurs autres. Le Prix des libraires et le Prix littéraire des collégiens, les deux récompenses attribuées par les plus larges jurys, ont couronné deux et trois femmes depuis 2006; le prix Émile-Nelligan a été remis à quatre femmes pour la même période, alors que le prix Robert-Cliche en a honoré trois et le Prix du Gouverneur général, catégorie Essais, seulement deux.

En 2016, les salons du livre de Montréal et de Québec ont quant à eux sélectionné une majorité d’hommes pour le rôle d’invité ou d’invitée d’honneur (trois femmes et cinq hommes à Montréal, deux femmes et quatre hommes à Québec). De son côté, la liste annuelle des 100 titres incontournables de la littérature d’ici compilée par ICI Radio-Canada comprenait 28 œuvres de femmes en 2015, 38 en 2016 et 35 en 2017—sans compter que les mêmes auteures et leurs œuvres s’y retrouvent souvent d’une année à l’autre. Enfin, un examen des principales maisons d’édition littéraires de la province me pousse au constat suivant: sur 25 institutions analysées11. Québec Amérique, Leméac, Le Cheval d’août, Druide, Héliotrope, Marchand de feuilles, La courte échelle, La peuplade, Poètes de brousse, Boréal, Alto, Les herbes rouges, Le Noroît, Le Quartanier, L’écrou, La Mèche, Les Intouchables, Mémoire d’encrier, Fides, VLB, Hamac, Ta Mère, Triptyque, XYZ, L’oie de Cravan., 64% sont dirigées par des hommes, 28% par des femmes et 8% par un duo homme-femme. Si je n’ai pas été jusqu’à évaluer le catalogue de chacune d’entre elles, je note quand même que du côté de Boréal, un des chefs de file de l’édition littéraire au Québec, seules 5 des 33 œuvres publiées ou annoncées pour 2017 sont signées par des auteures. Un comité de l’Union des écrivaines et des écrivains québécois rassemblant des gens du milieu (dont moi-même) se penche justement sur la question de la parité en littérature afin de dresser un portrait plus complet de la situation.

Paradoxalement, les femmes sont omniprésentes dans les programmes universitaires d’études littéraires à Montréal, où elles constituent la forte majorité de la population étudiante et la moitié du corps professoral régulier. Comment expliquer, alors, qu’elles soient si peu représentées parmi les acteurs et actrices d’importance du milieu et que leurs œuvres ne soient pas davantage reconnues par la critique, les prix, les médias, voire par les programmes d’études eux-mêmes? Dans leur livre Le bal des absentes (La Mèche, 2017), les professeures Julie Boulanger et Amélie Paquet affirment d’entrée de jeu qu’«à l’école, on ne concède aux écrivaines qu’une place marginale». Leur hypothèse, qui peut expliquer le déséquilibre flagrant entre la composition des salles de classe et la réalité du milieu littéraire, est la suivante:

Les filles, en lisant à peu près uniquement des œuvres rédigées par des hommes, sont constamment réduites à voir la femme comme objet dans le récit, souvent secondaire, d’ailleurs. Comment pourraient-elles alors se penser comme sujets capables d’agir dans le monde? Enseigner strictement des textes écrits par des hommes laisse aussi croire que les femmes sont destinées à recevoir la parole plutôt qu’à la prendre.

Inversement, on peut croire qu’en leur donnant à lire plus de textes d’écrivaines, on permettrait à ces jeunes femmes (et à leurs camarades masculins) de considérer l’histoire littéraire—mais aussi le présent et le futur—d’un autre œil. C’est donc à l’école que se trouverait l’une des sources du problème, de même qu’une partie de la solution.


Réécrire l’histoire

Comme enseignante, je me trouve là où peut s’opérer le changement. Cela me réjouit, mais il reste que l’ampleur de la tâche est colossale. Transformer l’enseignement de la littérature, centre de gravité de l’institution, n’est pas chose facile. D’une part, c’est tout un système de perceptions qui se met en travers du chemin: on présume, dès l’école primaire, que les lecteurs masculins ne sont pas intéressés par des œuvres écrites par des femmes (ou qui mettent en scène uniquement des personnages féminins) parce qu’elles évoquent des réalités qui ne les concernent pas. On reproche aussi à la littérature des femmes d’être trop intime, trop sentimentale, ou encore trop revendicatrice, voire frustrée. Virginia Woolf elle-même, dans Une chambre à soi, déplore que Charlotte Brontë transpose sur son personnage de Jane Eyre sa propre colère par rapport à sa condition féminine. Pour Woolf, la vision essentialiste selon laquelle il existe un cerveau d’homme et un cerveau de femme était un argument en faveur de la diversité des points de vue; il fallait donner davantage de place au deuxième sexe. Or, cet argument a souvent fini par se retourner contre les femmes elles-mêmes, à qui l’on reproche d’écrire des «livres de filles» ou de ne s’intéresser qu’à des sujets «féminins». Les tables rondes auxquelles sont exclusivement invitées des auteures s’articulent à peu près toujours autour de thèmes comme le féminisme en littérature, la bibliothérapie, l’amour, la maternité ou la vulnérabilité. On imagine mal des auteurs masculins se pencher sur cette dernière, tout comme il ne viendrait probablement à l’esprit de personne d’organiser une discussion entre des écrivaines sur les représentations de la guerre en fiction ou sur le roman policier.


L’enseignement actuel perpétue la croyance selon laquelle les œuvres qui traversent les époques jusqu’aux salles de classe le font uniquement parce qu’elles sont les meilleures.

D’autre part, l’enseignement de la littérature au Québec repose sur une conception plutôt rigide de ce qui constitue le canon littéraire (lequel est, d’ailleurs, avant tout français). En effet, il perpétue la croyance selon laquelle les œuvres qui traversent les époques jusqu’aux salles de classe le font uniquement parce qu’elles sont les meilleures, sans égard aux conditions qui ont présidé à l’invisibilisation systématique des femmes et de leurs écrits. Cette méritocratie tend à nier le fait que ce qui définit une œuvre majeure ou géniale relève avant tout d’un choix institutionnel, qui dépend de facteurs n’ayant souvent rien à voir avec la littérature elle-même. Comme l’affirment Boulanger et Paquet, «loin d’être un simple mouvement qui sépare le bon grain de l’ivraie, l’histoire est surtout un rouleau compresseur à la solde des dominants».

La division des corpus par époque pousse pourtant les professeurs et les professeures à blâmer l’histoire: comment proposer des livres de femmes dans un cours sur le Moyen Âge ou le Siècle des lumières, alors que, croyons-nous, les écrivaines y étaient pratiquement inexistantes? Nous avons tendance à considérer que certaines œuvres sont mineures parce qu’elles ne nous ont jamais été enseignées, et nous craignons de laisser un incommensurable trou dans la culture de nos étudiants et de nos étudiantes en les privilégiant au détriment des «classiques». Présenter la littérature française du 17e siècle sans parler de Molière ou de Racine passerait certainement pour un non-sens, alors que la plupart d’entre nous n’auraient aucun problème à ignorer Madame de La Fayette. Or, considérons-nous vraiment La princesse de Clèves (un modèle d’analyse psychologique qui inspirera des auteurs tels que Balzac) comme fondamentalement inférieure à L’avare ou à Phèdre? Ne s’agirait-il pas plutôt d’un réflexe conditionné par des siècles de marginalisation des femmes? Il faut se rappeler comme Woolf que «l’indifférence du monde que Keats et Flaubert et d’autres hommes de génie ont trouvée dure à supporter était, lorsqu’il s’agit de femmes, non pas de l’indifférence, mais de l’hostilité».

De toute manière, l’excuse historique ne tient pas la route pour expliquer le déséquilibre dans la plupart des cours: les auteures du Bal des absentes notent que dans les principales anthologies littéraires québécoises conçues pour le collégial, le nombre d’œuvres écrites par des femmes pour la période allant de 1980 à 2001 ne dépasse pas 25%. Dans mon propre collège, à la session d’hiver 2017, on n’en comptait que 22% parmi les titres enseignés dans les trois derniers cours de français, qui couvrent la littérature étrangère du 20e siècle, la littérature québécoise et la littérature contemporaine. Dans 42% des plans de cours, aucune œuvre de femme n’était obligatoire. L’histoire est un paravent commode derrière lequel se cacher pour éviter une remise en question de ses propres partis pris, ainsi que pour se soustraire à un effort supplémentaire. Car, outre les réticences liées à la redéfinition du canon littéraire, c’est souvent la simple paresse qui entre en jeu.

Pour enseigner des œuvres de femmes, il faut prendre le temps de les découvrir, de les analyser, de les maitriser; il faut repenser ses plans de cours, sortir de la périodicité pour réinventer le fil conducteur de ses corpus. Toutes des choses qui demandent du temps que plusieurs ne sont pas prêts à mettre. Sans compter que cette prise de conscience ne suffit pas à défaire des siècles de conditionnement; pour avoir un réel impact, il faut aborder ce déséquilibre en classe et pouvoir compter sur une certaine concertation au sein des départements. Un seul cours de 15 semaines ne pourra malheureusement pas transformer des perceptions développées depuis des années, surtout si les suivants n’incluent pas ou peu d’œuvres de femmes, et que le collège ou l’université n’invite que des auteurs masculins dans ses évènements.

Malgré ces obstacles, il nous reste pourtant la possibilité, comme souvent en enseignement, de semer des graines, en espérant qu’elles germent dans l’esprit des étudiants et des étudiantes—qui sont nos collègues, écrivains et écrivaines, critiques, membres des jurys, éditeurs et éditrices en devenir. Ainsi, nous arriverons peut-être à quelque chose qui ressemble à la parité, et alors, vraiment, nous n’aurons plus besoin d’encourager l’équité par un système de pointage


Maude Nepveu-Villeneuve est auteure, professeure de littérature au cégep du Vieux Montréal et copropriétaire des Éditions de Ta Mère. Elle a notamment écrit deux romans, Partir de rien et La remontée, et une novella, «Objets flottants», dans le livre du même nom créé avec Shawn Cotton (projet Possibles—La Serre/ARCMTL).

À propos de #thingsonly-womenwritershear

«C’est la Britannique Joanne Harris qui a planté le germe de cette conversation numérique, sans savoir qu’elle s’épanouirait en tant de branchillons. L’auteure de L’évangile de Loki (Panini, 2015) y racontait entre autres comment un auteur célèbre, à la première du film Chocolat, tiré, faut-il le préciser, du roman à succès de Harris elle-même, l’a bousculée sans aucune considération… afin de se précipiter pour féliciter son éditeur.»

Exemples de tweets émis avec le mot-clic:

«Je pensais que vous alliez vous mettre à écrire des livres pour enfants maintenant que vous êtes une mère.»

«Si vous utilisez seulement vos initiales, personne ne saura que vous êtes une femme, et vous vendrez plus de livres.»

«Mais comment est-ce que votre mari arrive à gérer tout votre humour?»

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