Des paillettes aux revendications: quelques bribes du possible «renouveau féministe»

Aurélie Lanctôt
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Commentaire

Des paillettes aux revendications: quelques bribes du possible «renouveau féministe»

Le féminisme est à la mode. Par l’intermédiaire de vedettes affichant fièrement leurs couleurs ou encore par le biais du mouvement «#AgressionNonDénoncée», il s’impose à nouveau dans l’espace public et médiatique. Mais ces deux phénomènes répondent-ils de la même logique? Entre la démocratisation longtemps souhaitée de la pensée féministe et sa simple récupération marchande, il persiste une tension difficile à désamorcer.

Considéré dans ce texte

La pensée féministe. Beyoncé et Emma Watson. Polytechnique. La mobilisation. Le marketing de l’émancipation. La quatrième vague féministe.

Apparemment, nous voilà entrés dans une période faste pour le féminisme. Pour le mot, à tout le moins. Après avoir été longtemps évité, contourné ou enrobé d’euphémismes, le terme est de retour dans les médias de masse et la culture populaire. Et il ne s’agit plus seulement du girl power des années 1990, celui des Spice Girls, par exemple, un féminisme «innommé», timoré et enduit d’un vernis très racoleur. De nombreuses icônes populaires, soudainement, se disent féministes, sans détour. L’épithète ne semble d’ailleurs pas (re)devenue à la mode uniquement auprès des élites culturelles et médiatiques. Simultanément, un véritable engouement populaire s’esquisse. Le stigmate accolé aux revendications féministes depuis la fin des années 1970, au sortir de la «deuxième vague» du mouvement, semble s’estomper. Des milliers de femmes, ici comme ailleurs, dénoncent haut et fort les inégalités qui persistent entre les hommes et les femmes et identifient ces revendications comme féministes. Entre l’enthousiasme des stars et l’effervescence militante, doit-on voir une coïncidence, un lien de cause à effet ou un renouveau si fort du féminisme qu’il s’étend de la base aux plus hautes sphères du showbiz?

«féminisme pop», féminisme de concessions

En aout 2014, la chanteuse Beyoncé livrait aux mtv Video Music Awards une performance remarquée. Huit gigantesques lettres au néon, f-e-m-i-n-i-s-m, illuminaient la scène, alors que la reine de la pop interprétait un de ses succès, reprenant un discours de l’auteure nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, intitulé «We Should All Be Feminists» et prononcé en 2012 dans le cadre de sa conférence tedx. Le message était sans équivoque. Plus tard à l’automne, c’est l’actrice britannique Emma Watson qui prononçait une allocution acclamée de par le monde, devant l’Assemblée générale des Nations Unies. À l’occasion du lancement d’une campagne baptisée «HeForShe», mise en œuvre par onu Femmes et dont Watson est la porte-parole, elle invitait les hommes à s’engager dans la lutte pour l’égalité des sexes. L’actrice n’a pas manqué de se poser clairement comme féministe, rappelant que, malgré la mauvaise presse faite à ce terme, il ne s’agissait pas d’une posture «antihommes», mais bien d’une quête de justice et de liberté bénéficiant à tous, à commencer par ces messieurs. «J’ai vu les hommes rendus fragiles et anxieux par une conception tordue de ce que devrait être le succès masculin. Les hommes aussi se passent des bénéfices de l’égalité», disait-elle, ajoutant même: «Quand les hommes seront affranchis des stéréotypes de genre, les choses changeront naturellement pour les femmes.»

Peu de temps après, de passage sur le plateau de l’émission Tout le monde en parle à Montréal, la chanteuse Taylor Swift, coqueluche des adolescentes partout en Amérique du Nord, se félicitait de la prise de parole féministe d’Emma Watson et lui emboitait le pas, insistant, elle aussi, sur la pertinence et la nécessité du féminisme en 2014. Elle déplorait notamment le traitement médiatique réservé aux femmes: «Il faut arrêter de prendre autant de plaisir à comparer les femmes et à les regarder s’entredéchirer.» En décembre, la chanteuse québécoise Marie-Mai y allait d’affirmations similaires, sur les ondes de rdi. La liste des pop stars féministes auto-proclamées ne s’arrête pas là. On peut citer également la chanteuse Miley Cyrus, ainsi que l’auteure et actrice Lena Dunham, que le magazine Rolling Stone qualifiait, en 2012, de «voix féminine de sa génération» pour son audacieuse série Girls. Elles aussi se définissent clairement comme féministes. La jeune chanteuse Lorde, étoile montante de la pop, affirmait également en janvier 2014 qu’elle voyait le féminisme comme une «part naturelle» de la condition féminine.

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Elles sont de plus en plus nombreuses à être riches, célèbres, influentes, adulées par le grand public et à s’afficher explicitement comme féministes. Exit les détours et les contorsions pour éviter de prononcer ce vilain mot. Bien au contraire: le féminisme semble être devenu le dernier gadget à la mode, un élément incontournable de «l’image de marque» de toute pop star en phase avec l’air du temps. Cet engouement pourrait être appréhendé d’un œil optimiste, notamment par les féministes plus ou moins anonymes qui, depuis des décennies, mènent ce qui a tout d’une double lutte: contre les inégalités hommes-femmes d’une part et, d’autre part, contre les préjugés excessivement péjoratifs, réducteurs et caricaturaux qu’on attribue à leur mouvement. Voilà que ce féminisme dit «pop», avec ses paillettes, ses cosmétiques et ses bonnes manières, semble proposer une solution à l’impopularité historique des revendications féministes. Grâce à la contribution d’une poignée de stars, la figure de la féministe, qu’on imaginait jadis hirsute, gueularde, déraisonnée, voire violente, est devenue plus attrayante. «La féministe» n’est plus celle qui brule son soutien-gorge, brandit des pancartes et rédige des manifestes enflammés. Elle ne reste pas non plus entre les murs de son université. La «nouvelle» féministe—celle qui, en 2014, fait les manchettes et les panneaux-réclames—s’appuie plutôt sur le glamour et la séduction pour convaincre. Elle brandit son féminisme sans complexe, tout en se pliant, bien sûr, aux injonctions esthétiques du marché de la consommation et de la culture de masse. Et soudainement, son message est plus invitant, plus digeste. Il est, à tout le moins, toléré dans l’espace médiatique.

On a en effet vu peu de gens accuser Emma Watson d’ostraciser ou de chercher à «détruire» les hommes, après son discours poli et souriant à l’onu. Pourtant, Dieu sait que, sur le web, n’importe quelle blogueuse, auteure ou journaliste osant mettre de l’avant certaines propositions féministes est habituellement assaillie par une armée de trolls déterminés à la «remettre à sa place». On connait bien les horreurs proférées à l’endroit de la célèbre blogueuse Anita Sarkeesian, qui s’intéresse principalement au sexisme dans le monde du jeu vidéo. Depuis quelques années, sur un ton calme et posé, jamais séducteur, elle expose dans ses capsules les problèmes en lien avec la représentation des genres dans la culture geek, ce qui lui vaut un flot perpétuel de hargne et de menaces. À l’automne dernier, un internaute en colère a même envoyé un courriel à la direction d’une université dans laquelle Sarkeesian devait donner une conférence. Il la sommait d’annuler l’évènement, faute de quoi serait perpétré un massacre «Montréal style». Il faisait référence à la tuerie de Polytechnique.


Déjà, on entrevoit les limites de ce féminisme souriant, en string et talons hauts.

Or, personne n’a dit de telles choses ou proféré de telles menaces à l’endroit de ces starlettes féministes autoproclamées. Personne n’a dit de Taylor Swift ou de Miley Cyrus qu’elles risquaient de renverser les inégalités entre les sexes, cette fois en faveur des femmes. Personne n’a qualifié Beyoncé d’«extrémiste» ou de «misandre» pour avoir affiché son féminisme de manière flamboyante sur la scène des mva. On n’a pas cherché à les dépeindre comme «moins que femmes», à les ridiculiser, à exagérer leurs positions. Bien sûr que non. Plutôt, on applaudit, on salue, on s’attendrit. «Enfin, en voilà une (belle, en plus) qui a compris comment être féministe», disait un mème reprenant la photo d’Emma Watson à l’onu, qui a largement circulé sur le web dans les jours suivant son allocution. Visiblement, lorsqu’il s’accompagne de talons hauts, d’un léotard-tanga et d’un rouge à lèvres assorti, lorsqu’il dit «s’il-vous-plait», «merci» et «c’est pour vous, les gars!», le postulat féministe semble susciter beaucoup moins de vitriol. Quelle surprise.

On peut bien sûr être tenté de voir dans cette métamorphose un gage de la popularisation, voire de la démocratisation longtemps espérée de la pensée féministe. Au cours des 30 dernières années, elle a plutôt été traitée comme une relique obsolète; comme la lubie d’une certaine gauche intellectuelle et d’une poignée de militantes ultrapolitisées. Ainsi, les célébrités qui se l’approprient contribuent peut-être à penser sa vulgarisation et sa diffusion à grande échelle. Alors que les inégalités entre les sexes persistent—iniquités salariales, violences sexuelles, sexisme ordinaire—, difficile de lever le nez sur des alliées influentes et aimées du grand public, qui demande souvent à être convaincu de la pertinence des revendications féministes, en 2014.

Sauf qu’on entrevoit rapidement les limites de ce féminisme souriant, en string et talons hauts. À tout le moins, on peut se demander à qui et pour qui il parle. Le «bon» féminisme, apparemment, serait celui qui parle avant tout aux hommes, explicitement («C’est pour vous, messieurs!») ou en se conformant à l’image de la femme véhiculée par l’industrie du divertissement et de la publicité.

l’émancipation et son marketing

Évidemment, on ne peut nier tout à fait que la popularisation de l’étiquette «féministe» par l’entremise de quelques vedettes puisse avoir une utilité pédagogique. Le féminisme pop a ceci de bien qu’il permet d’amorcer des questionnements, d’éveiller les consciences. Si une adolescente s’intéresse aux grands textes et aux idées féministes à la suite des affirmations de sa chanteuse ou de son actrice favorite, c’est une bonne nouvelle. Cependant, l’appropriation du seul mot ne saurait totaliser notre conception du féminisme. Cela ne dispense surtout pas de s’interroger sur le réel contenu du discours mis de l’avant.

Qu’en est-il du féminisme prôné par les icônes populaires? Justement, il est difficile d’en dégager la substance. Son propre semble être la malléabilité: le label peut être apposé sur un peu tout et n’importe quoi. Ce féminisme tolère les constructions étroites et autoritaires du genre, la marchandisation des corps, l’hypersexualisation... Il se rend en somme compatible avec l’image de la femme véhiculée par la société de consommation, sans remettre en question ses fondements ou son caractère potentiellement toxique. Le féminisme pop nous dit plutôt: les femmes sont enjointes à se dénuder, à être minces, imberbes, idéalement blanches et hétérosexuelles, assez riches pour se procurer de jolis vêtements, mais qu’importe! Si elles se disent féministes, la soumission à ces normes n’est plus une contrainte, mais un choix. N’est-ce pas?

  • Illustration: Nik Brovkin
    Illustration: Nik Brovkin

Ignorant complètement les structures qui ordonnent la reconduite, à travers la culture de masse, d’une image tordue et aliénée de la femme, on se concentre plutôt sur le pouvoir d’émancipation dont bénéficie chacune, individuellement. Ce féminisme présuppose en effet que toute femme est pleinement agente de son émancipation et qu’ainsi, n’importe quel comportement peut être un vecteur d’empowerment, du moment qu’il est adopté «librement»—j’insiste sur les guillemets—et identifié comme «féministe». Il n’y a donc plus d’appel à la mobilisation et à la solidarité, plus de communauté féministe qui s’organise pour lutter contre les inégalités vécues par les femmes. Il n’y a plus d’inégalités à l’intérieur même de la gent féminine. Il n’y a plus de patriarcat, il n’y a plus d’aliénation, il n’y a même plus de collectif: il n’y a que des individus qui s’émancipent par magie, en brandissant une étiquette. Et pendant que les femmes s’isolent dans leurs conceptions individuelles de l’émancipation, le sexisme et les inégalités se perpétuent sans embuches.

Suivant cette vision, le féminisme pop serait donc appelé à se diffuser comme une marque de commerce. On appose l’étiquette un peu partout, puis on se félicite de sa fréquence dans l’espace public, qu’on assimilera à un «progrès» en matière d’égalité des sexes. Le féminisme est partout: à la télé, dans les magazines de mode et les publicités, imprimé sur des T-shirts assortis, dans les tubes qui jouent à la radio commerciale... La fin du patriarcat approche, s’émerveillera-t-on! Or, je ne peux m’empêcher d’imaginer une poignée de publicitaires qui, du haut d’une tour de bureaux, se frottent les mains en voyant Emma Watson ou Miley Cyrus se déclarer féministes sur toutes les tribunes. Une nouvelle image de marque à construire, un nouveau marché à conquérir: à la bonne heure! Peut-être faudrait-il cependant rappeler que le féminisme n’est ni un spectacle ni un «matériau» pour alimenter les fourneaux de l’industrie culturelle. Cette récupération marchande détourne l’authentique désir, à l’origine de la pensée féministe, de former une communauté solidaire visant à éradiquer les rapports de domination dont les femmes souffrent. Elle transforme plutôt l’expression de ce désir, afin qu’il participe à la légitimation de ces mêmes rapports. Au terme du processus, on se dira donc féministes, certes, mais chacune dans notre coin, en collants, en soutien-gorge pigeonnant, posant de manière suggestive, consommant toutes sortes de produits cosmétiques et disant aux hommes que le féminisme est souhaitable surtout parce qu’il est «bon pour eux».

Ainsi, le féminisme pop contribue peut-être à réhabiliter le terme, sauf qu’il ne le fait qu’à condition que sa charge politique soit neutralisée. Il se laisse absorber par le marché et la culture de masse, comme un gadget, un attribut, desservant un certain mode de vie. Le vocable féminisme s’imposera, en effet, sur toutes les lèvres et sur toutes les tribunes. Tout le monde se réclamera sans complexe du féminisme, mais en substituant à la poursuite d’un objectif commun autant de conceptions subjectives de l’émancipation qu’il y a de femmes. Or, le féminisme comme mouvance politique ne devrait pas se résumer à la juxtaposition d’affirmations individuelles d’une autonomie relative, ici et maintenant. Le féminisme est un devenir collectif, pas une simple valeur que chacune ajoute à son trousseau pour se donner un brin de courage. Lorsque c’est le cas, la dénonciation des oppressions vécues par les femmes individuellement remplace la critique des structures qui les produisent. Le discours féministe doit plutôt viser leur démantèlement. En cela, il est incompatible avec sa version marchande. Ainsi morcelé, il sert moins les intérêts des femmes qu’il se moule à la logique du marché de consommation. Et alors, la boucle se boucle et le sexisme prospère.

Allocution d’Emma Watson, prononcée au siège des Nations Unies, le 20 septembre 2014 (extrait)

Comment pouvons-nous espérer changer le monde quand la moitié de la population n’est pas invitée ou n’a pas le sentiment d’être la bienvenue à prendre part au débat?

Messieurs, j’aimerais profiter de cette occasion pour vous inviter formellement. L’égalité des sexes est aussi votre problème. [...]

Si nous arrêtons de définir les autres en fonction de ce qu’ils ne sont pas et si nous cherchons plutôt à nous définir par ce que nous sommes, nous serons plus libres, et c’est précisément la raison d’être de HeForShe—à savoir la liberté.

Je veux que les hommes relèvent ce défi, pour que leurs filles, leurs sœurs et leurs mères n’aient pas à subir un quelconque préjudice, mais aussi pour que leurs fils puissent se montrer vulnérables et humains, en reprenant possession de ces parties d’eux-mêmes qu’ils avaient mises de côté afin de parvenir à une version plus vraie et plus complète d’eux-mêmes. [...] Si vous croyez à l’égalité des sexes, vous êtes peut-être l’un ou l’une de ces féministes qui s’ignorent, auxquels je faisais référence il y a quelques instants.

Et pour cela, je vous applaudis. 

Nous voilà donc au cœur de la tension qui se dessine entre la démocratisation du féminisme par la prise de parole des icônes populaires et sa récupération marchande. On ne peut nier l’effet «initiatique» du féminisme populaire, tout comme on ne peut passer tout à fait outre les contradictions en son sein. Certains diront qu’il y a dans la critique du féminisme pop une forme de mauvaise foi. Les Emma Watson, Beyoncé, Taylor Swift et Marie-Mai ne sont pas là pour donner des leçons sur les ressorts théoriques du féminisme, ni pour lancer des mouvements sociaux, évidemment. Cela dit, il faut garder en tête que le féminisme n’est pas que le dernier gadget à la mode, et qu’il existe bel et bien des incompatibilités entre l’affirmation «féministe» et l’adoption de certains comportements, la propension à faire certaines concessions.

On opposera encore que le comportement hypersexué et racoleur des icônes populaires n’est pas forcément source d’aliénation. En se soumettant aux normes esthétiques et aux symboles sexuels patriarcaux, argüera-t-on, les femmes se les (ré)approprient pour mieux refuser l’asservissement et affirmer leur autonomie. Elles détournent ces codes et misent sur leur beauté, leur sexualité et leur charme précisément pour s’émanciper. C’est d’ailleurs sur ce raisonnement que se fondait déjà le girl power de Madonna ou des Spice Girls. Sauf que ce «tout à la sexualité» est lui aussi problématique, puisqu’il pose le paraitre de la femme comme son seul lieu de pouvoir. La forme, l’esthétique, deviennent alors le nerf de la guerre, et l’émancipation, tributaire de la consommation: s’habiller, se maquiller, acheter l’attirail d’une femme forte et libérée. Là encore, la femme est laissée à elle-même, et aux moyens dont elle dispose pour consommer «comme une femme émancipée». C’est donc rajouter la composante matérielle aux normes esthétiques déjà rigides et exclusives imposées par la culture de masse, limitant d’autant les canaux par lesquels la femme, toujours seule sur son radeau, peut aspirer à l’émancipation.

Au-delà du spectacle, une mouvance bien réelle

Toutefois, au-delà de l’engouement «féministe» chez une poignée de pop stars, il y a, en parallèle, une éclosion de diverses mouvances proprement féministes qui viennent de la base, qui sont mises en œuvre par «le vrai monde». Au cours des derniers mois, au Québec seulement, on peut souligner à cet égard le spectaculaire mouvement «#AgressionNonDénoncée», déclenché dans la foulée de l’affaire Jian Ghomeshi, cet automne. Sur les réseaux sociaux, des milliers de femmes ont dénoncé les violences sexuelles subies au cours de leur vie. Soudainement, on osait briser le silence et l’impunité qui, auparavant, régnaient en maitres. Les médias traditionnels ont évidemment relayé cette prise de parole massive, amorçant un dialogue collectif jusqu’alors inédit sur les violences invisibles qui s’exercent trop souvent sur les femmes, partout, de la petite école à l’université, en passant par l’Assemblée nationale. On a alors beaucoup parlé d’une «digue qui cède», pour laisser se déverser un flot de paroles trop longtemps retenu par la peur et la menace. En chœur, toutes ces femmes ont affirmé sans équivoque: trop longtemps, la parole nous a été confisquée, nous empêchant de dénoncer les violences sexuelles que nous subissons. La culture de la peur a assez duré, les femmes ont le droit d’être en sécurité dans leur environnement, au même titre que les hommes. Cet écart, posait-on clairement, est injustifiable. Difficile de démentir le caractère féministe de ces revendications, pour autant qu’on s’entende pour définir sommairement le féminisme comme l’aspiration (légitime) des femmes aux mêmes droits, traitements et possibilités que les hommes.


Peut-être faudrait-il rappeler que le féminisme n’est ni un spectacle ni un «matériau» pour alimenter les fourneaux de l’industrie culturelle.

S’imprégnant du même esprit, les commémorations du 25e anniversaire de Polytechnique, en décembre 2014, se sont attardées à la dimension misogyne de la tragédie comme jamais auparavant. Il faut rappeler que ce massacre a marqué, en 1989, le début d’une ère excessivement morose pour le féminisme québécois. Entre l’obstination à ne surtout pas nommer le caractère politique du geste de Marc Lépine et la montée des discours anti-féministes, qui affirmaient sans gêne que Polytechnique n’était que la conséquence des «excès» des revendications féministes, celles-ci se sont vu accoler un stigmate étrange. Nous avons connu, au cours des années 1990, un de ces fameux backlashes dont parlait, déjà en 1991, l’auteure et journaliste américaine Susan Faludi: un ressac médiatique et culturel, visant à contrebalancer les gains du mouvement féministe des décennies précédentes. Or, voilà que 25 ans après Polytechnique, on osait, le 6 décembre dernier, nommer sans détour le caractère misogyne de ce crime. On profitait aussi des commémorations pour parler des violences faites aux femmes et de la nécessité de continuer à porter la parole féministe. Comme si nous avions décidé, collectivement, de la réhabiliter dans l’espace public.

Difficile de faire autrement, après tout, alors qu’on ne peut démentir l’effervescence féministe actuelle, qui passe de moins en moins sous le radar des médias de masse. Les discussions s’amorcent, les groupes de solidarité se créent. Les féministes de ma génération s’expriment vigoureusement et librement, notamment à travers les nouveaux canaux mis à leur disposition sur le web. Et elles font grand bruit. Les blogues féministes pullulent. Sur les réseaux sociaux, les féministes traquent et dénoncent le sexisme sans relâche. Alors que le féminisme était pratiquement absent de l’espace public, il s’y invite à nouveau—que ce soit grâce aux coups d’éclat orchestrés par des groupes comme femen, ou à des initiatives anonymes comme la campagne d’affichage «On T’Watch!», qui a pris d’assaut les rues de Montréal, à l’automne, pour dénoncer le harcèlement de rue. On peut difficilement ignorer les prises de parole des jeunes féministes hyperbranchées, alertes, éduquées, audacieuses et diversifiées qui forment ce que certains appellent déjà la quatrième vague du mouvement féministe. Ces femmes se rassemblent et s’organisent pour mener des luttes collectives. Elles réfléchissent, écrivent, parlent et agissent ensemble pour en finir avec les inégalités. Elles marchent précisément dans le sens contraire du morcèlement et de l’individualisation du mouvement et du discours féministe, que je disais craindre plus tôt. S’il y a une coïncidence entre cette effervescence et l’engouement actuel pour le féminisme dans la culture populaire, il est difficile d’affirmer qu’ils répondent exactement de la même logique. Chose certaine, il y a de bonnes raisons de croire que ce renouveau est beaucoup plus qu’une mode lancée par quelques vedettes. Et c’est tant mieux.

Timidement, j’oserais la proposition suivante: nous assistons peut-être à un moment clé pour la suite des choses. Les initiatives populaires spontanées et les modèles grand public sont simultanément au rendez-vous. Le discours féministe se diffuse autant à travers la culture de masse que dans les réseaux de femmes. Le féminisme, et c’est inédit, parle présentement à la fois au public de Beyoncé et de Taylor Swift, à l’étudiante universitaire et à la militante. S’il ne faut pas se contenter du féminisme mis de l’avant par les icônes de la pop, force est d’admettre qu’en canalisant l’engouement qu’elles suscitent pour la cause dans des luttes collectives—tout en continuant à nous interroger sur le fond des revendications féministes—, nous arriverons peut-être à donner un nouveau souffle à la lutte contre les inégalités entre les sexes. 


Aurélie Lanctôt détient un baccalauréat en journalisme de l'UQAM et poursuit ses études à la Faculté de droit de l’Université McGill. On peut lire ses chroniques sur les enjeux féministes dans Ricochet, sur le blogue du journal Voir et dans La Gazette des femmes. Elle collabore aussi à l’émission de Catherine Perrin, sur les ondes de Radio-Canada.

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