Écrans de fumée

Rafaële Germain
Photo: Miguel Á. Padriñán
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Écrans de fumée

Inspirée par sa mère qui était atteinte de la maladie d’Alzheimer, l’autrice de notre Document 10 sonde notre rapport à la mémoire. Qu’en reste-t-il à l’ère numérique? Voici un extrait de l’essai Un présent infini, publié chez Atelier 10.

Un présent infini

Rafaële Germain

Ma mère me disait souvent, lorsque j’étais petite, qu’il y avait deux types de gens dans la vie: ceux qui regardent passer la parade, et ceux qui sont dans la parade. La chose me déprimait un peu, puisque rien ne m’intéressait dans les parades. Je ne me voyais ni en majorette épanouie, ni en spectatrice extatique, dans les deux cas leurs possibles motivations me déconcertaient complètement. Que faire? Ma mère, pas peu fière, me révélait alors l’existence d’une troisième sorte de personnes, celles qui organisent la parade. À son ton, il n’y avait pas de doute: c’était à ce groupe qu’il fallait aspirer.

Trente ans plus tard, force est d’admettre que je fais désormais partie de ceux que les plus jeunes regardent d’un air un brin condescendant, conscients qu’ils nous ont laissés sur le quai de la gare alors que le train coloré de leur parade, équipé de multiples écrans, d’autant de consoles et d’aucune fenêtre, file à une vitesse folle vers quelque chose de délicieusement nouveau. Et je ne me souviens pas d’avoir organisé quoi que ce soit.

Mais rien n’y fait et l’impression est là, solide et bien ancrée comme seules les intuitions peuvent l’être: alors que notre mémoire, cette masse de données, de connaissances et de souvenirs archivés, extériorisés, est plus vaste et plus accessible que jamais, nous avons de moins en moins de Mémoire. Nous avons troqué celle avec un grand M (me voilà qui en remets avec cette majuscule grandiloquente, le train coloré est vraiment rendu loin, je ne le devine même plus depuis mon quai glauque et sans artifice), ce bien précieux qui demande un entretien constant, qui n’est acquis qu’au prix d’un labeur patient et exigeant, pour une mémoire multiforme et chatoyante, une mémoire hyperactive qui déboule en gang au moindre clic, une mémoire sans racines.

Dans son essai Google goulag, l’écrivain Jean Larose (en voilà un qui ne s’embête pas quand vient le temps d’assumer son hystérie devant l’état des choses) revient sur le concept de présentisme développé par l’historien François Hartog et qui, grossièrement résumé, dit ceci: le présent est autosuffisant, en ce qu’on n’a besoin ni du passé ni du futur pour en jouir et le comprendre, et ne peut être, de toute manière, qu’une amélioration du passé. Larose: «Le présentiste ne marche pas inquiet dans les ténèbres, comme ses grands-parents accablés par trop de modernité. Il surfe, comme dans certaines piscines, sur une vague stationnaire toujours renouvelée.»

Et si la mutation dont parlait Annie Ernaux était là? Si notre amour éperdu (et franchement un peu aveugle) pour l’idée de la liberté que nous vendent le web et les médias sociaux avait fait de nous la première espèce intellectuellement nomade? Le premier peuple sans racines?

Les gens qui ont nommé le « cloud» me semblent soudain redoutablement futés, un peu visionnaires, et d’un cynisme joyeusement assumé.


Autrice et scénariste (Soutien-gorge rose et veston noir, Gin tonic et concombre, 3600 secondes d’extase, Info, sexe et mensonges), Rafaële Germain est la fille du journaliste et auteur George-Hébert Germain décédé en novembre 2015.

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