Instantanés

Photo: Nancy Bourque
Publié le :
Récit

Instantanés

Cinq auteurs et photographes décrivent un détail qui cristallise leur relation à Montréal.

Promenade Ontario

Mani Soleymanlou

  • Illustration: Mélanie Baillargé

Des punks promenant leur chien, des «tabarnak» et des «-câlice», des jeunes familles: la promenade Ontario bourdonne de vie.

Lui, il a une démarche lente, qui grince, il est comme au ralenti, il détonne, il attire les regards.

Son pas semble plus lourd que celui des autres, plus lourd que le mien, plus réfléchi. Ses sandales paraissent coller à l’asphalte. Il prend son temps. Peut-être que c’est l’âge, les mains croisées derrière le dos, l’air perdu dans ses pensées. Il semble issu d’une autre époque. Autour de lui, le chaos du premier du mois à Hochelaga-Maisonneuve. Lui, les yeux plissés, un ample tissu bleu poudre entourant ce corps qui ondule à chacun de ses pas, se demande peut-être comment il s’est rendu là. Il a l’air à l’aise, en tout cas. Pensif. Presque perdu. Sa tenue semble mieux respirer que la mienne. Il passe à côté d’un magasin de vêtements qui vend des T-shirts funky-drôles-quétaines. Sur l’un d’eux, on peut lire made icitte!!, sur un autre Marilyn Monroe envoie un bec avec des dés qui roulent, sur un troisième, des feuilles de marijuana sur fond de drapeau du Québec. Ou bien fuck isis écrit avec une police qui ressemble à de l’arabe. Lui, il continue son chemin. L’air de rien. Il traverse la promenade Ontario au complet, arrive finalement à sa destination, ouvre la porte de la mosquée, enlève tranquillement ses sandales, laissant dehors sa nouvelle vie, ce quartier en mutation -radicale, qui porte dorénavant les couleurs du monde entier.

Ce quartier qui, pour un instant et de plus en plus souvent, est le mien.


En 2011, Mani Soleymanlou a fondé Orange Noyée, une compagnie de création théâtrale, avec laquelle il écrit, met en scène et joue Un, Deux et Trois, une trilogie sur l’exil et l’identité qui sera présentée en 2017 au Théâtre national de Chaillot, à Paris.


J’habite dans le Mile End, sur Hutchison près de Bernard.

La plupart de mes voisins font partie de la communauté juive hassidique, quoique voisin me semble un mot un peu curieux pour décrire notre relation. On est plus comme l’eau et l’huile, on peut entrer en contact sans jamais se mélanger. Puisque le taux de natalité de la communauté juive hassidique éclipse la moyenne québécoise, la plupart de mes voisins ont des enfants en bas âge. Moi, je suis un jeune trentenaire non marié avec une santé financière précaire, aucun filet de sécurité, peu de vraies responsabilités et absolument aucun désir de procréer. Être constamment entouré de familles est donc pour moi une sensation un peu étrange, comme si ma vie était le négatif photographique de celle de mes voisins.

Quand je marche dans la rue, je croise souvent des pères qui ont à peu près mon âge. Ils se promènent en tenant la main de fillettes en robes à fleurs ou de garçons vêtus de complets plus chics que tout ce qui traine dans ma garderobe. Mes voisins tentent généralement de m’éviter du regard, ce qui me donne un peu l’impression d’être une sorte d’objet maudit, mais je sens malgré tout une curiosité mutuelle, un désir secret de se regarder directement, d’accepter l’existence de l’autre. J’imagine parfois les enfants de mes voisins posant des questions à leurs parents à propos de moi et de ma vie. Pourquoi cet homme porte-t-il des vêtements différents des nôtres, pourquoi n’est-il pas marié, pourquoi semble-t-il toujours insatisfait ou triste ou stressé, pourquoi mange-t-il plusieurs bols de céréales à 7h du soir, un mardi? Lorsque j’essaie de concevoir mon existence de cette manière, du point de vue d’un enfant tentant de comprendre ma façon de vivre et mes priorités, j’ai souvent l’impression que ma vie n’a aucun sens.

Même si mes voisins et moi multiplions généralement les efforts pour nous ignorer, nous entretenons malgré tout une relation. Je peux les voir et ils peuvent me voir, ce qui nous permet d’imaginer nos vies respectives et d’exister d’une façon complètement différente à travers ces projections. 


Guillaume Morissette est l’auteur de New Tab (Véhicule Press, 2014), finaliste du prix Amazon 2015 dans la catégorie Premier roman. Il habite Montréal, où il est coéditeur de Metatron, une petite maison d’édition indépendante. Il a fait l’objet d’un portrait, «Délier la langue», dans NP07.

Rue Hutchison

Guillaume Morissette

  • Illustration: Mélanie Baillargé
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La voie ferrée du CP

Clayton Bailey

  • Photo: Clayton Bailey
  • Clayton Bailey
  • Photo: Clayton Bailey

Clayton Bailey est un photographe établi dans la Petite Italie. Son projet Traverse, entamé en 2009 en collaboration avec Suzanne Paquet, s’intéresse à deux caractéristiques montréalaises: l’improvisation permanente et l’importance de l’architecture industrielle. Aux abords de la voie ferrée qui sépare le Plateau Mont-Royal de la Petite-Patrie, une guerre d’usure oppose les citoyens et le Canadien Pacifique, qui refuse d’aménager des traverses pour piétons malgré les demandes répétées du milieu et des autorités municipales.


Carré Saint-Louis

Élise Turcotte

  • Illustration: Mélanie Baillargé

J’ai quitté le nord de la ville pour revenir en son cœur en plein janvier froid et enneigé. Les fenêtres givrées et bien fermées de mon nid au troisième étage m’ont fait imaginer quelque temps que je vivais dans une sorte de monastère. Un silence inhabituel m’isolait des bruits de la ville, mais je devinais qu’il faudrait bientôt m’y adapter pour continuer à écrire dans le tout petit bureau où je m’étais installée. Et puis, peu à peu, la neige a fondu, la douceur du temps s’est amenée, les cliquetis d’ustensiles ont commencé à chanter dans toutes les arrière-cours tandis que je découvrais, chaque matin, des dizaines de seringues dans la ruelle, au pied de l’église de pierre qui m’avait au départ attirée ici, silhouette géante presque adossée à la terrasse, me faisant rêver que j’étais ailleurs—car à quoi tient le bonheur de vivre dans une ville si ce n’est de s’y imaginer étrangère? Ma minuscule pièce de travail me chassait maintenant, dès que j’en ouvrais les deux portes donnant sur le petit balcon vert, le bruit de la circulation et la poussière noire s’emparaient de mes idées, et si ces portes je les fermais, la chaleur aussitôt m’accablait. Mais je l’aimais, cette pièce. Et j’aimais ce balcon: juché très haut dans les arbres, sous le pignon ornementé d’ardoises en écailles de poisson, je m’y tenais non pas comme la Juliette de l’histoire d’amour, mais comme une Giulietta degli spiriti déclassée, souriant à la chute de sa persona. C’est à cause de lui que j’avais élu ici le domicile de mon écriture, dans ce cabinet victorien ouvert sur le vacarme de la ville et du monde. Ici, je donnerais une forme à mes jours. Ici, des personnages parleraient une autre langue. Ici, je mesurais déjà l’exacte distance dont j’avais besoin pour accomplir ma tâche, le moment où l’on se tient en équilibre sur le fil de fer, au-dessus de la rue peut-être, la tête au ciel entre la vie et la mort, encore, mais soutenue par le rythme, le cinéma des passants, des voitures, des vélos, des bribes de conversations, pleurs d’enfants, solitude du passé, téléviseur à l’abandon, claquement de talons hauts, fantômes, chevaux descendus en légion de la montagne.

Et puis le parfum s’est réveillé. Fin mai, les gousses de l’arbre que j’avais cru malade tout l’hiver et qui lui donnaient un air triste, ces gousses dont j’apprendrais plus tard qu’au contraire elles étaient des fruits survivants, ont fait place, en quelques heures d’ensoleillement, à des grappes de fleurs blanches inespérées. J’en ai perçu l’odeur en premier, peut-être parce que je suis myope, peut-être aussi parce que je ne regardais pas assez du côté de celui qui résistait à sa façon sans éclat. Le vieil orme de la ville était bien plus impressionnant, d’ailleurs ses branches caressaient maintenant les barreaux de ma cage suspendue. Mais le parfum des fleurs blanches s’est intensifié et il m’a rappelé celui des tilleuls à Berlin, en plus insistant, avec un surplus de miel. Les souvenirs entraient par la porte, et en un sens une partie de l’avenir aussi. Le parfum envahit d’autant plus ma pièce de travail que j’appris ensuite le nom de mon arbre et qu’il m’enchanta: robinier. Je lui trouvais quelque chose d’à la fois exotique et territorial, un arbre d’Amérique, un citoyen du printemps fugace et explosif. Ce robinier m’a retenue de partir, et, au fil du temps, il est devenu la perspective cachée de mon paysage d’écriture.


Élise Turcotte vit à Montréal, où elle écrit et publie depuis plus de 35 ans. Animal hybride, elle aime se déplacer entre les genres. Ses derniers livres sont Autobiographie de l’esprit (La Mèche, 2013), Le parfum de la tubéreuse (Alto, 2015) et La forme du jour (Le Noroît, 2016).


Je reviendrai dans pas long

Mélanie Baillargé

  • Illustration: Mélanie Baillargé

Illustratrice, designer et auteure, Mélanie Baillargé publie cet automne La ligne la plus sombre, son premier roman graphique, en collaboration avec l’auteur Alain Farah, aux Éditions de la Pastèque.

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