J'ai tué
- Publié dans : Nouveau Projet 05
J'ai tué
«Le métier d’homme de guerre est une chose aussi abominable et pleine de cicatrices que la poésie», confiait Blaise Cendrars. C’est à travers l’un de ses textes—rédigé de la main gauche, à vif, dans l’urgence de raconter la violence, les tranchées et la mutilation de son bras droit—que nous soulignons le centenaire de la Première Guerre mondiale. Écrit au retour du front, J’ai tué décrit l’horreur des combats dans une prose percutante, expiatoire et éminemment moderne.
À propos de ce texte
26 septembre 1915. C’est la grande offensive de Champagne. Blaise Cendrars, engagé volontaire dans l’armée française puis dans la Légion étrangère, se retrouve devant la ferme Navarin. Son bras droit est grièvement blessé—par un éclat d’obus ou une volée de balles, selon les versions. Rien à faire: il faut l’amputer au-dessus du coude.
Cendrars écrit J’ai tué en novembre 1918, trois ans après son accident. Avec d’autres textes comme Profond aujourd’hui, ce court livre inaugure ce que la critique appellera «l’écriture de la main gauche». J’ai tué est intense, à vif, né de l’urgence de raconter, de mettre en mots une mémoire mutilée. Il ne cesse d’étonner, tant par ses images précises et lucides qui rendent compte de l’expérience sensible de la guerre que par ses impressions cauchemardesques du chaos et de la sauvagerie à grande échelle.
Comme d’autres textes de l’écrivain, J’ai tué n’échappe pas à un certain engouement pour la violence primordiale. Mais cette fascination pour la «vie dangereuse» fait partie de l’esthétique et de l’éthique de Cendrars. Comme l’écriture, la guerre est également une mise à l’épreuve de sa capacité «à bondir dans la réalité», ce qui le poussera à affirmer que «le métier d’homme de guerre est une chose aussi abominable et pleine de cicatrices que la poésie». Pour «celui qui veut vivre», la guerre demeure une prise de conscience de sa place dans l’univers.
Car l’engagement de Cendrars est surtout celui d’un homme dans l’humanité. «Comme si la place d’un poète n’est pas parmi les hommes, ses frères, quand cela va mal et que tout croule, l’humanité, la civilisation et le reste», résumera-t-il dans L’homme foudroyé. C’est ce qui rend J’ai tué aussi poignant: Cendrars doit affronter «le Boche» mais bien davantage son «semblable», son frère. Être solidaire de l’humanité, c’est du même coup «braver l’homme» qui attend toujours derrière «la machinerie anonyme» de la guerre. Absurdité immonde, la guerre n’en est pas moins une expérience humaine—terriblement, cruellement, horriblement humaine.
Xavier Jacob poursuit des études doctorales à l’Université McGill, où il est actuellement chargé de cours. Ses travaux portent sur la question du lieu dans la littérature québécoise des dix dernières années. Au cours de sa maitrise à l’Université de Montréal, il s’est attaché à l’étude des mémoires de Blaise Cendrars. Il a également publié un recueil de haïkus, Murmures urbains, aux Éditions David.
- Soldats français embusqués derrière un fossé - Bibliothèque nationale de France
Considéré dans ce texte
L’horreur inhumaine de la Première Guerre mondiale. Le froid, la boue et les cadavres ridicules. Le martèlement des obus, les campagnes dévastées, la mer phosphorescente des tranchées. L’engagement du poète, quand il ne se tient pas à bonne distance du monde.
Ils viennent de tous les horizons. Jour et nuit. Mille trains déversent des hommes et du matériel. Le soir, nous traversons une ville déserte. Dans cette ville, il y a un grand hôtel moderne, haut et carré. C’est le gqg. Des automobiles à fanion, des caisses d’emballage, une chaise-balançoire de bazar. De jeunes gens très distingués, en tenue impeccable de chauffeur, causent et fument. Un roman jaune sur le trottoir, une cuvette et une bouteille d’eau de Cologne. Derrière l’hôtel, il y a une petite villa enfouie sous les arbres. On n’en voit pas bien la façade. Une tache blanche. La route passe devant la grille, tourne et longe le mur du parc. On marche soudain sur une profonde litière de paille fraiche qui absorbe le bruit trainard des milliers et des milliers de godillots qui viennent. On n’entend que le frôlement des bras balancés en cadence, le cliquetis d’une baïonnette, d’une gourmette ou le heurt mat d’un bidon. Respiration d’un million d’hommes. Pulsation sourde. Involontairement, chacun se redresse et regarde la maison, la petite maison du généralissime. Une lumière filtre entre les volets disjoints, et dans cette lumière passe et repasse une ombre amorphe. C’est LUI. Ayez pitié des insomnies du Grand Chef responsable qui brandit la table des logarithmes comme une machine à prières. Un calcul de probabilités l’assomme sur place. Silence. Il pleut. Au bout du mur, la paille cesse. L’on tombe et repatauge dans la boue. C’est la nuit noire. Les chants de marche reprennent de plus belle.
Voici les routes historiques qui montent au front.
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Les camions ronflent. À gauche, à droite, tout bouge lourdement, pesamment. Tout s’avance par à-coups, par saccades, dans la même direction. Des colonnes, des masses s’ébranlent. Tout le tremblement. Cela sent le cul de cheval enflammé, la motosacoche, le phénol et l’anis. On croirait avoir avalé une gomme tant l’air est lourd, la nuit est irrespirable, les champs empestés. L’haleine du père Pinard empoisonne la nature. Vive l’aramon dans le ventre qui brule comme une médaille vermeille! Soudain un avion s’envole dans une grande pétarade. Les nuages l’avalent. La lune roule par-derrière. Et les peupliers de la route nationale tournent comme les rayons d’une roue vertigineuse. Les collines dégringolent. La nuit cède sous cette poussée. Le rideau se déchire. Tout pète, craque, tonne, tout à la fois. Embrasement général. Mille éclatements. Des feux, des brasiers, des explosions. C’est l’avalanche des canons. Le roulement. Les barrages. Le pilon. Sur la lueur des départs se profilent éperdus des hommes obliques, l’index d’un écriteau, un cheval fou. Battement d’une paupière. Clin d’œil au magnésium. Instantané rapide. Tout disparait. On a vu la mer phosphorescente des tranchées, et des trous noirs. Nous nous entassons dans les parallèles de départ, fous, creux, hagards, mouillés, éreintés et vannés. Longues heures d’attente. On grelote sous les obus. Longues heures de pluie. Petit froid. Petit gris. Enfin l’aube en chair de poule. Campagnes dévastées. Herbes gelées. Terres mortes. Cailloux souffreteux. Barbelés crucifères. L’attente s’éternise. Nous sommes sous la voute des obus. On entend les gros pépères entrer en gare. Il y a les locomotives dans l’air, des trains invisibles, des télescopages, des tamponnements. On compte le coup double des rimailhos. L’ahannement du 240. La grosse caisse du 120 long. La toupie ronflante du 155. Le miaulement fou du 75. Une arche s’ouvre sur nos têtes. Les sons en sortent par couple, mâle et femelle. Grincements. Chuintements. Ululements. Hennissements. Cela tousse, crache, barrit, hurle, crie et se lamente. Chimères d’acier et mastodontes en rut. Bouche apocalyptique, poche ouverte, d’où plongent des mots inarticulés, énormes comme des baleines soules. Cela s’enchaine, forme des phrases, prend une signification, redouble d’intensité. Cela se précise. On perçoit un rythme ternaire particulier, une cadence propre, comme un accent humain. À la longue, ce bruit terrifiant ne fait pas plus d’effet que le bruit d’une fontaine. On pense à un jet d’eau, à un jet d’eau cosmique, tant il est régulier, ordonné, continu, mathématique. Musique des sphères. Respiration du monde. Je vois nettement un plein corsage de femme qu’une émotion agite doucement. Cela monte et descend. C’est rond. Puissant. Je songe à La géante de Baudelaire. Sifflet d’argent. Le colonel s’élance les bras ouverts. C’est l’heure H. On part à l’attaque la cigarette aux lèvres. Aussitôt les mitrailleuses allemandes tictaquent. Les moulins à café tournent. Les balles crépitent. On avance en levant l’épaule gauche, l’omoplate tordue sur le visage, tout le corps désossé pour arriver à se faire un bouclier de soi-même. On a de la fièvre plein les tempes et de l’angoisse partout. On est crispé. Mais on marche quand même, bien aligné et avec calme. Il n’y a plus de chef galonné.
Battement d’une paupière. Clin d’œil au magnésium. Instantané rapide. Tout disparait. On a vu la mer phosphorescente des tranchées, et des trous noirs.
- Entrée des Canadiens dans Cambrai, MCG 19900076-760
On suit instinctivement celui qui a toujours montré le plus de sang-froid, souvent un obscur homme de troupe. Il n’y a plus de bluff. Il y a bien encore quelques braillards qui se font tuer en criant: «Vive la France!» ou «C’est pour ma femme!» Généralement, c’est le plus taciturne qui commande et qui est en tête, suivi de quelques hystériques. Voilà le groupe qui stimule les autres. Le fanfaron se fait petit. L’âne brait. Le lâche se cache. Le faible tombe sur les genoux. Le voleur vous abandonne. Il y en a qui escomptent d’avance des portemonnaies. Le froussard se carapate dans un trou. Il y en a qui font le mort. Et il y a toute la bande des pauvres bougres qui se font bravement tuer sans savoir comment ni pourquoi. Et il en tombe! Maintenant les grenades éclatent comme dans une eau profonde. On est entouré de flammes et de fumées. Et c’est une peur insensée qui vous culbute dans la tranchée allemande. Après un vague brouhaha, on se reconnait. On organise la position conquise. Les fusils partent tout seuls. On est tout à coup là, parmi les morts et les blessés. Pas de répit. «En avant! En avant!» On ne sait pas d’où vient l’ordre. Et l’on repart en abandonnant le sac. Maintenant on marche dans de l’herbe haute. On voit des canons démolis, des fougasses renversées, des obus semés dans les champs. Des mitrailleuses vous tirent dans le dos. Il y a des Allemands partout. Il faut traverser des feux de barrage. De gros noirs autrichiens qui écrabouillent une section entière. Des membres volent en l’air. Je reçois du sang plein le visage. On entend des cris déchirants. On saute les tranchées abandonnées. On voit des grappes de cadavres, ignobles comme les paquets de chiffonniers; des trous d’obus, remplis jusqu’au bord comme des poubelles; des terrines pleines de choses sans nom, du jus, de la viande, des vêtements et de la fiente. Puis dans les coins, derrière les buissons, dans un chemin creux, il y a les morts ridicules, figés comme des momies, qui font leur petit Pompéi. Les avions volent si bas qu’ils vous font baisser la tête. Il y a là-bas un village à enlever. C’est un gros morceau. Le renfort arrive. Le bombardement reprend. Torpilles à ailettes, crapouillots. Une demi-heure, et nous nous élançons. Nous arrivons à 26 sur la posi-tion. Prestigieux décor de maisons croulantes et de barricades éventrées. Il faut nettoyer ça. Je revendique alors l’honneur de toucher un couteau à cran. On en distribue une dizaine et quelques grosses bombes à la mélinite. Me voici l’eustache à la main. C’est à ça qu’aboutit toute cette immense machine de guerre. Des femmes crèvent dans les usines. Un peuple d’ouvriers trime à outrance au fond des mines. Des savants, des inventeurs s’ingénient. La merveilleuse activité humaine est prise à tribut. La richesse d’un siècle de travail intensif. L’expérience de plusieurs civilisations. Sur toute la surface de la Terre, on ne travaille que pour moi. Les minerais viennent du Chili, les conserves d’Australie, les cuirs d’Afrique. L’Amérique nous envoie des machines-outils, la Chine, de la main-d’œuvre. Le cheval de la roulante est né dans les pampas de l’Argentine. Je fume un tabac arabe. J’ai dans ma musette du chocolat de Batavia. Des mains d’hommes et des mains de femmes ont fabriqué tout ce que je porte sur moi. Toutes les races, tous les climats, toutes les croyances y ont collaboré. Les plus an
- Photographie fabriquée, MCG 19920044-777
Blaise Cendrars (1887-1961), de son vrai nom Frédéric Louis Sauser, est un écrivain français d’origine suisse. Homme d’action épris de liberté, il mène une vie d’aventurier, ponctuée de voyages et d’aventures autour du monde. Son œuvre, diverse et prolifique, célèbre la modernité sous toutes ses formes et se présente comme la rencontre lyrique du réel et de la fiction.