Kerouac et nous

Marc-Olivier Bherer
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Commentaire

Kerouac et nous

Jack Kerouac a laissé les traces de ses origines canadiennes-françaises dans son roman Sur la route. Ces fragments d’identité en disent davantage sur le Québec que sur cet homme aux contours évanescents. Le voyage n’offre pas de révélations, mais illumine certains aspects de notre histoire.

Considéré dans ce texte

Sur la route, de Jack Kerouac. La complainte du roman québécois. La mobilité et le territoire. L’expérience de la mort. L’ascèse du volant.

«Loin de chez moi, hanté, fatigué du voyage, dans une chambre d’hôtel à bon marché que je n’avais jamais vue, j’entendais les trains cracher leur fumée, dehors, et les boiseries de l’hôtel craquer, les pas, à l’étage au-dessus, tous ces bruits mélancoliques, je regardais les hauts plafonds fissurés, et pendant quelques secondes de flottement je n’ai plus su qui j’étais.»

Rouleau original, p.142

Jack Kerouac est né à Lowell, au Massachusetts, le 12 mars 1922. Québécois d’origine, ses parents sont arrivés aux États-Unis encore enfants. On parle français à la maison et dans le voisinage. Jack Kerouac n’apprend l’anglais qu’à l’école, mais c’est finalement dans cette langue qu’il écrira les romans qui l’ont rendu célèbre. Il restera toujours attaché au Lowell de son enfance.

Des berges du Saint-Laurent, la tentation peut être grande de le revendiquer comme l’un des nôtres. Lui assigner une identité est cependant impossible. Le personnage/auteur qui se livre dans le mystifiant roman Sur la route est un homme évanescent, animé par une quête métaphysique qui dépasse toute réalité sociohistorique. Les critiques qu’il adresse à l’Amérique triomphante de l’après-guerre lui sont inspirées par une vision paradisiaque, l’exaltation qu’il tente d’atteindre. 

À la lecture des différentes incarnations de son plus fameux roman, un jeu de pistes se développe néanmoins devant nos yeux. Çà et là surgissent des références ou des images d’inspiration québécoise. Sur la route voit défiler le destin de la province et l’inscrit dans l’histoire de l’Amérique du Nord.

Plusieurs sources permettent d’établir ces repères culturels. Différentes versions du texte coexistent, et chacune laisse apparaitre de nouveaux détails qui ajoutent au paysage. S’il n’est pas rassasié par le roman «officiel» paru en 1957 et traduit en français en 1960, le lecteur peut encore se plonger dans le Rouleau original, légendaire manuscrit finalement publié en 2007 (et adapté en français en 2010). Au cours d’un fiévreux marathon d’écriture, Jack Kerouac a rédigé, en avril 1951, sur un rouleau de papier long de 40 mètres et sous la seule emprise du café, un intense premier jet du roman. (Glander sur l’internet n’était pas possible à l’époque.)

Grâce à ce stupéfiant papyrus, on entre dans la fabrique du roman. Son ton s’approche encore davantage de la «prose spontanée», le style d’écriture inventé par Kerouac. Le rythme y est effréné, les expressions crues, et Allen Ginsberg, Neal Cassady et Luanne Henderson apparaissent sous leurs vrais noms. Jack Kerouac s’appelle Jack Kerouac, voire Ti-Jean, et il ne fait aucun mystère de ses origines canadiennes-françaises.

La langue française surgit dans le Rouleau original lors de moments d’intimité, quand Jack parle avec sa mère. Sa quête spirituelle et amoureuse pourrait être interprétée à la lumière de ces courts dialogues: au cœur du voyage entrepris par Kerouac, elle exprimerait la volonté d’un retour à l’origine. Le dérèglement amoureux sur la route s’expliquerait par une nostalgie maternelle. Voilà qui arrange un peu trop notre enquête sur Kerouac et nous...

Enfin, il y a Sur le chemin, cet inédit écrit en français, révélé en 2008 par Gabriel Anctil, qui, sans être une énième version de On the Road, en recèlerait la clé, selon Jack Kerouac. L’attachement à la langue maternelle et l’intention de l’employer à des fins littéraires démontrent l’envie de l’Américain de ne pas être qu’un citoyen des États-Unis, mais de parvenir à faire entendre une voix distincte, inspirée, entre autres, de ses origines familiales. 

Malgré tout, faire un portrait exact de Jack Kerouac est impossible. À travers ses romans, autobiographiques pour la plupart, Jack Kerouac se livre autant qu’il se dérobe. Il est étranger à lui-même, heureux de voir sa personne se dissoudre dans l’ivresse du voyage. Il peut dire tout son malaise, sans retenue. Ses personnages peuvent entretenir d’intenses conversations au cours desquelles ils se jurent de tout dire et retournent chaque situation dans tous les sens, pour tenter d’exposer chacun des sentiments ressentis, puis aboutir dans un cul-de-sac. La confession poussée parfois jusqu’à la mièvrerie n’est qu’un abime dans lequel se perdre.

Premier enseignement: la quête identitaire de Jack Kerouac doit nous inciter à la retenue. Il reste un homme aux contours trop flous. Son œuvre doit être mise en rapport avec d’autres sources pour faire entendre son accent québécois.

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Le roman québécois s’est écrit sur le ton de la complainte. Le Je me souviens provincial incite à la nostalgie et persiste comme un abattement, né d’une insécurité historique.

«C’est l’histoire d’une grande aventure qui sera retracée dans ce livre, annonce Éric Bédard dans l’introduction de son Histoire du Québec pour les nuls. Une histoire hantée par la frustration des recommencements, marquée par la résilience. Une histoire de résistance et d’affirmation. L’histoire d’un peuple qui a surmonté les difficultés et les épreuves. L’histoire d’un rêve, celui d’une Amérique française, d’une grande épreuve, celle de la conquête anglaise, et surtout, l’histoire d’une longue et patiente reconquête qui amènera les Québécois à reprendre possession de leur territoire, de leur économie et de leur vie politique.»

Ainsi résumée, l’histoire du Québec a quelque chose de pathétique, elle est «hantée». C’est de plus une aventure paradoxale, car la rencontre n’y occupe qu’un rôle subalterne: c’est une aventure uniquement tendue vers la survie.

Poète épris de «clochards célestes», de losers et d’antihéros, Jack Kerouac glisse parfois vers le misérabilisme. Mais il va encore plus loin. Son passé de footballeur ne l’empêche pas d’éprouver du mépris pour la virilité américaine. Le machisme de ses collègues policiers à San Francisco, un boulot trouvé par son copain Henri Cru, le dégoute. L’avertissement ne vaut pas que pour les États-Unis. Il a une portée universelle et intemporelle. À toute volonté de puissance, il est bon de rappeler son ridicule.


La voiture et le ruban d’autoroute qui se déroule sans fin ont donc un ancêtre: un fleuve colossal et un interminable enchainement de rivières et de lacs navigables en canot.


La dimension critique du roman doit donc être prise en compte: valider le récit historique québécois à travers l’œuvre de Jack Kerouac est impossible. La perspective d’une remise en question doit être saisie. La posture du persécuté qui s’est lentement reconstruit, si utile pour singulariser la province, peut enfin être contestée. La reconquête du territoire vantée par Éric Bédard n’est pas encore achevée, preuve qu’un espace aussi étendu provoque toujours le même vertige. La reconstruction présumée de cette nation «résiliente» n’a pas mené à un régime minier décent.

Depuis les origines, la cohésion d’un aussi vaste territoire est difficile. Pour le peuple qui l’habite, nouer des solidarités est un défi. La famille, premier maillon social, est menacée par les possibilités d’évasion; celles qu’offre le riche réseau hydrographique, par exemple: «Le conflit entre la terre et l’eau marque profondément les premières heures de la Nouvelle-France. Coulant à proximité des habitations, les rivières invitent au départ et aux longues pérégrinations. Jusqu’à la fin du 17e siècle, la course aux castors entrave l’expansion agricole de la colonie», explique ainsi l’historien Robert-Lionel Séguin, dans le premier tome de La vie libertine en Nouvelle-France.

Quatre siècles plus tard, l’espace qui s’ouvre à l’évasion exerce toujours la même fascination sur Jack Kerouac: «Chaque fois que le printemps vient sur New York, je ne puis résister aux appels de la terre qui viennent du New Jersey avec les brises du fleuve et il faut que je parte.» La voiture et le ruban d’autoroute qui se déroule sans fin ont donc un ancêtre: un fleuve colossal et un interminable enchainement de rivières et de lacs navigables en canot.

Le terme Beat Generation en est d’ailleurs inspiré, du moins en partie. Invité en 1967 sur le plateau de l’émission Seguin rencontre, à Radio-Canada, Jack Kerouac explique dans un français approximatif la dimension polysémique du mot beat. Le rythme n’est pas que celui du jazz bebop, c’est aussi, entre autres, celui du pagayeur battant la cadence pour faire avancer le canot... Le coureur des bois se laisse apercevoir.

Le canot constitue un véritable mythe américain qui évoque une navigation aventureuse à travers le continent. Le voyageur a laissé des traces de son passage, bien que peu s’y réfèrent aujourd’hui. Kerouac a gardé mémoire de cet imaginaire et y trouve un moyen de refonder les idéaux de liberté et de mobilité, deux valeurs bien américaines, mais dévoyées par le patriotisme.

Le rappel de ce patrimoine partagé avec l’Amérique française replace ces deux idéaux dans leur contexte original. La découverte du Nouveau Monde fut en effet la découverte de la liberté pour les Européens. Cette révolution philosophique a eu de profondes répercussions. Mais des philosophes de l’époque, le Québec a surtout retenu la phrase de Voltaire le concernant, qui décrivait la Nouvelle-France comme «quelques arpents de neige», un inutile fardeau pour Paris. Cette formule assassine ne dit pas la vérité de l’époque.

Loin du monarque, en terre inconnue, les premiers colons cessaient d’être écrasés par son autorité. Le pouvoir absolu qu’on prêtait au monarque pouvait aussi être contesté et réduit au rang de coutume. D’autres peuples vivaient autrement, comme en témoignait la rencontre des Amérindiens. Une découverte au pouvoir émancipateur qui n’a pas empêché le colonisateur de les exterminer.

Tel est ce paradoxe: la violence a été au cœur d’une fantastique effervescence intellectuelle. Une nouvelle littérature, au succès retentissant, surgit: les récits des «découvreurs» furent les premiers bestsellers. Louis Hennepin, prêtre qui, en 1678, quitta les rives du Saint-Laurent pour explorer l’ouest du continent, devint un auteur influent et courtisé après la publication, en 1683, de la Description de la Louisiane. Son livre a connu trois éditions et a été traduit en plusieurs langues. Le lecteur non érudit, mais avide de sensations, est né à cette époque.

Des auteurs en vinrent même à imaginer des voyages fantastiques. Robinson Crusoë, paru en 1719, fut l’un des tout premiers romans et fut inspiré par l’un de ces récits écrits au retour d’une telle odyssée.

Invitation au voyage, Sur la route s’insère naturellement dans cette tradition et rappelle la radicale modernité de la Nouvelle-France, sans en convoquer la violence. Il s’en tient au mouvement, à la liberté trouvée et retrouvée sur un continent encore jeune, grâce à une sensibilité attentive à soi comme au monde, à une envie de gouter de nouvelles sensations. 

Sur la route, le mouvement du protagoniste n’est interrompu que par sa pulsion inverse, la recherche d’un instant qui fixe, à l’arrêt, «la perle rare»: la rencontre. «Moi, tout ce que je voulais, c’était noyer mon âme dans celle de ma femme, et l’atteindre par le nœud de la chair, dans le linceul des draps. Tout au bout de la route américaine, il y a un homme et une femme qui font l’amour dans une chambre d’hôtel. Je ne voulais rien d’autre», écrit Kerouac dans Sur la route.


Bien qu’il écrive «ma femme», Jack Kerouac n’est pas encore, à ce point du récit, marié, ni même amoureux. «Ma femme» est une projection. Le rêve d’une vie tranquille dans le bungalow d’une banlieue où il s’installera un jour, mais qui n’est pour le moment qu’un vague projet partagé avec Neal. Les deux hommes en parlent régulièrement, mais l’heure n’est pas encore venue de se fixer, même si Neal tente l’expérience à plusieurs reprises. Père de famille, il n’arrive pas à résister à la tentation. Car la route est là, qui tend les bras.

Le Jack Kerouac de Sur la route s’essaie une seule fois à la vie de famille, mais l’expérience tourne court. En quittant San Francisco, après s’être brouillé avec Henri Cru, il prend un autobus pour Los Angeles. À la gare, son regard s’arrête sur «une adorable petite Mexicaine». Ils font rapidement connaissance. Mère célibataire avec un petit garçon, elle entraine Jack avec elle, et ils tentent ensemble de vivre la seule vie qu’elle connaisse, celle de travailleurs agricoles.

Le malheureux héros n’y arrive pas; il n’est pas fait pour le travail de la terre. Tous les trois ne font que survivre. L’été se terminant, les nuits froides d’automne les chassent du campement qu’ils habitent. Le moment du départ approche: «“Je te vois à New York, Terry?” Elle avait le projet de venir en bagnole à New York avec son frère un mois plus tard. Mais nous savions tous les deux qu’elle ne le ferait pas.»

  • Illustration: Mathieu Lavoie

Terry, c’est le prénom de la femme aimée dans la version officielle du roman. Le rouleau original révèle sa véritable identité: elle s’appelle Béatrice. Coïncidence, hasard du voyage, qui sait? Son nom a cependant du sens, car il contient le mot qui définit le roman: beat. Éprise du rythme du jazz, de la pulsation du cœur dans l’excitation du voyage, cette jeunesse est aussi victime d’un profond abattement, car la soif d’aventures est contraire à la morale. C’est du moins ce que l’on entend généralement par la Beat Generation. Mais la généalogie de cette expression est riche, elle emprunte à différentes sources, comme on l’a déjà vu. Et le Canada français y est présent à plus d’un titre.

Jack Kerouac s’en explique dans l’entretien déjà cité, accordé à Radio-Canada. Il ajoute également: «J’ai entendu des vieux bonshommes dire ça, des vieux nègres, beat.» «Dans le sens de écrasé, vaincu», ajoute l’intervieweur, Fernand Seguin. «Oui, pauvre. Après ça, j’ai été dans la petite église de Sainte-Jeanne-d’Arc. Et tout d’un coup, j’ai dit “Ah ah! Beat, béat”.»

Béat: le mot n’existe pas en anglais. L’inspiration lui en est venue dans l’église canadienne-française qu’il fréquente dans son Lowell natal. Le pieux héritage québécois ressurgit d’un coup. Profondément hédoniste, Jack Kerouac est aussi un mystique, pratiquant sur la route une étrange ascèse du volant. Elle lui est inspirée par l’Église catholique, institution contestée au Québec, mais la seule présente sans interruption depuis la fondation de l’Amérique française.

Son héritage est sinistre, à plus d’un titre. Mais la foi catholique, associée aux noires heures de la province, ne peut pas pour autant être mise sous le boisseau. Sans chercher à réhabiliter une institution corrompue, disons que son univers symbolique peut néanmoins être réinvesti, réinterprété pour subvertir son empire. C’est ce que fait Jack Kerouac.

Pieux, il laisse ses personnages tourner en ridicule l’Amérique bienpensante qui épie et surveille ses fidèles le dimanche, journée de l’hypocrisie bigote. «J’aurais pu rester là comme ça jusqu’à ce que les dames sortent pour aller à la messe, qu’elle (Béatrice) s’en serait fichue.» De même, voyager en homme curieux du pittoresque local et des jolies petites chapelles ne l’intéresse guère. Lorsqu’une femme qui l’a pris en stop dans l’Illinois tient à s’arrêter pour visiter une vieille église, l’excursion l’ennuie. Le tourisme, ce n’est pas le voyage.

Kerouac ne croit pas non plus aux interventions divines: «J’ai levé les yeux vers le ciel noir, et j’ai prié Dieu de m’accorder un peu de répit dans la mouise, une chance de faire quelque chose pour les petites gens que j’aimais. Personne ne m’écoutait, là-haut. J’aurais bien dû le savoir. C’est Béa qui m’a remis du cœur au ventre.»

Non, ne restent sur Terre que des «anges épuisés, naufragés», mais «en partance vers le paradis», comme Béatrice et Jack. Le rêve ne dure pas cependant, car leurs routes se séparent. Ce n’est qu’en chemin que peuvent se révéler à lui le mystère du monde et ceux «qui flambent, jalonnant la nuit comme des cierges d’église».

Mais si Jack se rêve en patriarche, peu avant de rejoindre ses amis à Denver, c’est bien Neal, son véritable compagnon d’aventure, le seul auquel il s’attache tout au long du récit, qui est touché par la grâce. Une grâce bien ingrate, il faut dire, une béatitude pour paumés. Neal est un mystique qui finit, à force de pousser la bande à boire, à baiser, à rouler à tombeau ouvert, par les écœurer.

Repris de justice fraichement sorti de prison, il brule d’une intense soif de vivre. Neal rêve d’être philosophe et poète. Mais c’est finalement lui qui convertit Jack et Allen Ginsberg. Il les entraine dans des fêtes endiablées. Il est dingue de voiture, de vitesse, «de la pureté du mouvement», et vient à bout de chaque engin qui lui est confié. Neal multiplie les conquêtes, mais il ne compte véritablement que deux amours, Carolyn et Luanne.

Sur la route: le résumé

Année de parution: 1957 / Première traduction française: 1960 / Écrit en moins de trois semaines, du 2 au 22 avril 1951 / «Ce n’est pas écrire, c’est dactylographier», aurait dit Truman Capote, journaliste et auteur de In Cold Blood, à propos du style kerouacien / Le rouleau originel sur lequel le roman fut d’abord écrit mesure plus de 36 mètres / Cette version du texte a été publiée en 2007, sous le titre On the Road: The Original Scroll / Le rouleau appartient aujourd’hui à l’Américain Jim Irsay, propriétaire des Colts d’Indianapolis, qui l’a acheté aux enchères chez Christie’s pour 2,4 millions en 2001.

Il vient à être consacré «Grand Prophète» quand ses fidèles se retournent contre lui. Son trône est le banc d’infamie. Helen, la petite amie de l’un des copains, n’en peut plus. Un soir de fête, lors de retrouvailles à San Francisco, elle l’humilie complètement en lui servant ses quatre vérités, à lui l’enchanteur, qui était capable de vous entrainer jusqu’au bout de la nuit. Il n’est qu’un irresponsable, indifférent aux souffrances qu’il inflige aux autres, et ne pense qu’à s’amuser. «Grâce à ses fautes innombrables, il était devenu l’Idiot, l’Imbécile, le Saint de la bande», «c’était ce que Neal était, le SAINT PITRE.»

L’extase beat contient en elle-même les germes de cet effondrement pathétique. Neal l’atteint au son du jazz, notamment au fameux club new-yorkais Birdland, où se produit le pianiste George Shearing. Très rapidement, il est en sueur, surexcité. «Voilà le siège vide de Dieu», s’exclame-t-il une fois le concert terminé, après que le jazzman eut quitté la scène. «Neal avait les yeux exorbités par la terreur sacrée. Cette folie ne nous mènerait nulle part», Jack Kerouac en a déjà la conviction.

Neal et Jack forment un duo aux pulsions opposées, l’une de vie, l’autre de mort. Euphorie et agonie se côtoient joyeusement dans cette vision religieuse. Mais le narrateur reste fasciné par la mort. «Et l’espace d’un instant, j’ai atteint le point d’extase que j’avais toujours appelé de mes vœux, le saut absolu par-dessus le temps des pendules, jusqu’aux ombres intemporelles, et le désarroi dans la misère du royaume mortel, avec la sensation de devoir avancer talonné par la mort, fantôme traqué par lui-même, dans ma course vers un tremplin d’où s’élançaient les Anges à l’assaut de l’infini. Tel était mon état d’esprit. Je croyais que j’allais passer d’un instant à l’autre.»

L’herbe fumée n’est pas étrangère à un tel état. Mais, encore une fois, la culture religieuse canadienne-française, dans laquelle Kerouac a grandi, y est peut-être pour quelque chose.

Dans son Manuel de la petite littérature du Québec, Victor-Lévy Beaulieu constate le désespoir collectif colporté par les romans populaires, les publications religieuses, les sermons d’avant la Révolution tranquille. Il découvre alors «le sadomasochisme religieux de notre Grande Noirceur. Être une hostie vivante, aimer la beauté de la vie souffrante, accepter joyeusement la douleur, vivre plus intensément malade que bien portant, que voilà des expressions entendues souvent (...) puisqu’elles sont devenues les fleurs de rhétorique de la petite littérature».

Un homme d’Église est ainsi cité, affirmant se réjouir de l’hiver, car il pouvait ainsi «prêcher la mort de manière plus efficace et plus touchante». Jack Kerouac a sans doute été exposé à Lowell à pareil enthousiasme morbide et cela a pu faire naitre chez lui de noirs desseins.


Des anges déchus, des saints en pâmoison peuplent l’imaginaire de Jack Kerouac. Les romanciers Marie-Claire Blais, Jacques Ferron ou Victor-Lévy Beaulieu ont également trouvé inspiration dans le monde imaginé par les robes noires. Au Québec, la religion catholique a longtemps été, pour un peuple que l’on disait sans histoire et sans culture, la seule voie pour universaliser son destin. Mais elle imposait en même temps un repli ethnique et territorial.

Le voyage était une trahison. Fonder une famille nombreuse était le seul horizon autorisé. Eutrope Gagnon, le colon qu’épousera finalement Maria Chapdelaine dans le roman de Louis Hémon, est à l’image même du devoir national auquel se sont astreintes des générations de Canadiens français. D’autres sont partis aux États-Unis, tels le rival d’Eutrope Gagnon, Lorenzo Surprenant, ou les parents de Jack Kerouac. 

La religion catholique les y a néanmoins accompagnés. Et si fréquenter l’église Sainte-Jeanne-d’Arc à Lowell a pu faire naitre de macabres idées, reconnaissons que l’angoisse kerouacienne a sans doute encore d’autres sources, qui resteront inconnues. Une mystérieuse alchimie des sentiments s’opère et radicalise la doctrine religieuse pour atteindre la béatitude beat et permet le dépassement de ces catégories.

Lorsque Jack Kerouac croit mourir et atteint ce point d’extase tant recherché, c’est un ébranlement total de son être qui survient. Il est au-delà du sadomasochisme prêché par un curé en chaire. Alliée à l’idée de mouvement, de liberté, la mort est synonyme de décloisonnement de soi, et non de réclusion. L’être n’est plus lié à un territoire, à une religion ou même à une individualité, mais à une expérience immédiate.

Le temps long s’en trouve dévalué. L’Histoire parait truquée. L’enthousiasme patriotique de l’après-guerre ne suscite aucune adhésion. De passage à Washington le jour où Harry Truman prend ses fonctions présidentielles, nos antihéros trouvent la cérémonie «absurde».

Les beatniks se reconnaissent davantage dans la tribu qu’ils ont choisi de former, cette «génération foutue» de «hipsters sordides» qui ne croient plus aux illusions communes, mais plutôt au droit d’être soi-même, de façon absolue et au risque de l’isolement. Cette communauté s’étiole pourtant rapidement. L’univers beatnik est chambranlant. Jack Kerouac le confesse, il «aime trop de choses à la fois», si bien que «tout s’embrouille et ça coince».

Cette perte de repères, aussi bien individuels que collectifs, touche depuis les années 1950 l’ensemble des sociétés post-industrielles. Sur la route, écrit à cette époque, témoigne de cette évolution. Toutefois, le diagnostic est fait de manière claire pour la première fois en 1979, dans un rapport rédigé à l’invitation du gouvernement québécois, devenu depuis un classique de la philosophie contemporaine.

Le philosophe Jean-François Lyotard introduit à cette occasion l’idée selon laquelle l’homme est désormais post-moderne, c’est-à-dire qu’il n’arrive plus à accorder créance aux idées qui faisaient autorité, il y a encore peu. La nation, les rôles sociaux, le savoir, tout s’effondre, emporté par la chute d’un mythe structurant, l’idée du progrès de l’humanité sur la voie de l’émancipation.

La découverte de cette rupture philosophique à un tel moment dans l’histoire du Québec marque un véritable paradoxe. Après tout, René Lévesque était alors premier ministre et était porteur des espoirs d’une génération qui voulait s’affranchir de l’ordre colonial. Mais le projet n’a pas abouti: les Québécois n’ont pas voulu choisir entre le Québec et le Canada, incarnant alors parfaitement la multiplication des identités adoptées par un individu ou un peuple entier, et l’incapacité d’adhérer tout à fait à une référence nationale. L’ambivalence persiste et laisse un sentiment d’échec.

Dans l’effervescence des années 1960, les beatniks se sont montrés conscients de leur aliénation. Ils ont compris que le pouvoir ne changerait pas de main et ont donc choisi de vivre en marge de la société. Leur hédonisme était un abandon de la scène politique, pour en dénoncer la corruption. Certains n’ont pas manqué de leur en faire le reproche, au point de les décrire comme les compagnons de route du néolibéralisme.


C’est au fond toute la beauté du beatnik. Pathétique, il est indifférent au sort du monde, comme au sien.


Pour libérer les forces du capitalisme, une évolution sociale était en effet nécessaire, affirment les contempteurs de Kerouac. Le conservatisme des années 1950 donnait l’impression d’un consensus et d’un relatif apaisement, après la crise économique et la guerre. L’ordre social en place devait s’effondrer, pour que se déchainent les forces du marché. L’hédonisme était le parfait véhicule pour contester son autorité. L’individu, étouffé par la sobriété de l’époque, y trouvait un mode d’expression qu’il pourrait bientôt poursuivre par la consommation à outrance, prônée par la nouvelle économie.

Mais la liberté belliqueuse du marché débridé est opposée à l’esprit libertaire des beatniks. Au contraire, l’abattement beat n’est pas de nature à souhaiter une quelconque conquête, autre qu’amoureuse. C’est au fond toute la beauté du beatnik. Pathétique, il est indifférent au sort du monde, comme au sien.

Le Québec n’échappe pas à l’emprise du néolibéralisme. Le marché incarne une nouvelle autorité de tutelle prête à humilier la province. Des résistances s’expriment. Et là se trouvent les limites de notre enquête. Car si les beatniks et le Québec partagent certaines aspirations libertaires inabouties, ils n’en ont pas la même interprétation.

Jack Kerouac ne définit pas de projet politique, bien que la liberté fonde la citoyenneté. Il cherche une forme plus primitive d’affranchissement, la pureté du mouvement. Au Québec, la quête de liberté s’est plutôt incarnée dans un projet politique. Hubert Aquin a placé pareil projet au cœur de son œuvre littéraire.

Étrangement, son destin entretient certaines parentés avec celui de Jack Kerouac. Les deux hommes ont en commun d’être morts à 47 ans, à la fin d’une vie d’une égale tristesse. L’un s’est suicidé, l’autre s’est noyé dans l’alcool. Leurs romans sont traversés par la même impulsion: dépasser les limites de soi. Dans Prochain épisode, un chef-d’œuvre de poésie romanesque, Hubert Aquin met en scène un espion québécois perdu en Suisse. Il fait, lui aussi, l’expérience de ses limites au volant. Il est tour à tour exalté, puis suicidaire.

Prochain épisode se distingue cependant par ses intentions révolutionnaires. La liberté est conditionnée à l’avènement d’une nouvelle société ou passe par la médiation de l’action politique. Elle n’est pas présupposée, car elle est celle d’un sujet qui cherche à s’historiser. Sur la route poursuit l’objectif inverse. La liberté est réalisée par une sortie de l’histoire politique.

Ces deux ambitions peuvent avoir leur opportunité. Mais la déstructuration du récit national, et la mise en place d’une société postmoderne, suscitent aujourd’hui de la nostalgie pour une époque, imaginaire ou réelle, où les choses étaient plus claires, ou paraissaient telles. De sorte que la critique beatnik reste toujours d’actualité, au Québec comme ailleurs.

Obéir aux injonctions du groupe, peu importe leur absurdité, est un avilissement plus sûr que l’alcoolisme. Dans la noirceur d’une telle absence de perspectives, la tentation kerouacienne de se «tirer en douce dans la nuit, disparaitre, découvrir ce que les gens faisaient dans le reste du pays», de reprendre sa liberté, sans attendre, reste un réflexe vital.


Marc-Olivier Bherer est journaliste au quotidien Le Monde, à Paris. Il a quitté le Québec en 2003 pour s’installer en France où il amorce sa carrière à l’hebdomadaire Courrier International. Il a également collaboré avec différentes publications en France et au Québec, dont Le Monde diplomatique, Jobboom, GQ, L’Express. En 2012, il a fait paraitre son premier livre, États-Unis. Nouvelle lutte des classes (Omniscience éditeur).

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