L’amitié des stoïciens et les clés à molette

Caroline L. Mineau
Photo: Melissa Wilcox
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L’amitié des stoïciens et les clés à molette

L’autrice d’Habiter une cage ouverte a le don de mettre en dialogue des philosophes de l’Antiquité et la littérature actuelle. Dans cet extrait de notre Document 24, elle crée justement des liens entre Sénèque et Élise Gravel.

Caroline L. Mineau

Dans son album pour enfants intitulé La clé à molette (2012), Élise Gravel suggère que l’amitié peut constituer un rempart pour résister à la pression qu’exerce le système capitaliste sur notre liberté. Alors que le personnage principal se fait constamment détourner de son but initial (acheter une clé à molette pour réparer son tricycle) par un vendeur de chez Mégamart qui lui propose toutes sortes de choses aussi excentriques qu’inutiles, son amie (toute petite dans l’album) a le bon sens de lui demander (avec la petite voix que je lui donne dans ma tête): «Mais où est ta clé à molette?» En ramenant l’attention trop facilement distraite du personnage sur son but personnel (faire du tricycle), elle l’aide à se libérer des pressions qui l’orientent vers l’accumulation de biens excitants, mais, au fond, complètement inaptes à faire son bonheur.

Comme quoi il faut peut-être passer par une personne qui nous aime pour se rappeler qui on est et ce qu’on veut. Ainsi, développer et entretenir de véritables amitiés peut favoriser la liberté, car celles-ci peuvent nous ramener à nous-même quand on s’égare et nous pousser doucement, «comme un léger vent de dos», vers les buts qui, pour nous, en valent vraiment la peine.

C’est exactement ce que vise Sénèque dans sa correspondance avec son ami Lucilius: lettre après lettre, il lui suggère des moyens pour reprendre possession de lui-même. Dans la droite ligne de l’école stoïcienne dont il se réclame, le philosophe estime que cesser de vivre une vie d’esclave implique, dans un premier temps, d’arriver à mieux comprendre le monde et sa place dans celui-ci. Il faut, autrement dit, cesser de suivre aveuglément les jugements de la foule et aligner plutôt ses conduites sur la Nature, seul guide fiable pour juger de la vraie valeur des choses. Par la suite, il reste à entrainer son âme afin d’accorder ses sentiments à ce qu’on pense être vrai. Y parvenir nécessite de nombreux exercices qui doivent être répétés chaque jour, de la même manière qu’un entrainement physique demande constance et répétition.

Pour aider son ami à mieux évaluer la valeur des choses, Sénèque examine entre autres ce qui attache les gens au désir de richesse. Dans la lettre 13, il remarque que, bien que la pauvreté soit unanimement décriée par ses compatriotes comme l’un des pires maux, l’être humain, quand on y pense, a besoin de peu: de nourriture et d’eau, d’une tunique et d’un toit. Quand on possède cela, notre corps ne réclame plus rien. Ainsi, «qui s’accommode de sa pauvreté est riche», dit Sénèque dans sa lettre 5, mais c’est un riche d’autant plus heureux qu’il est libre de tourments, car «pour chasser la faim et la soif, il n’est pas nécessaire d’assiéger un seuil orgueilleux, ni d’endurer un écrasant dédain, ou une politesse insultante, il n’est pas nécessaire de s’aventurer sur les mers ni de suivre les camps». Libéré de son désir de richesse, l’individu s’épargne bien des peines, à commencer par le joug de la servitude aux autres que décrit Rousseau.

J’éprouve toujours un certain malaise à lire les passages où Sénèque parle de la pauvreté, lui qui n’en a connu que la simulation par les exercices d’ascétisme qu’il préconisait et qu’il s’imposait afin de constater empiriquement que le corps n’a pas besoin de nourriture raffinée ou de fines étoffes pour être sain. 

Il me semble en effet qu’il n’y a pas de commune mesure entre cette forme de simplicité volontaire avant l’heure et la véritable pauvreté, qui s’accompagne pour sa part d’un sentiment d’impuissance que le riche-jouant-au-pauvre ne ressent pas. N’empêche que Sénèque touche à un élément important, sur lequel Rousseau attirera l’attention quelques siècles plus tard: quand on a accès à suffisamment de ressources pour satisfaire de façon constante et prévisible nos besoins élémentaires, nos tourments sont strictement d’ordre psychologique. La pauvreté nous fait alors souffrir de la honte d’avoir échoué là où d’autres ont réussi, de l’envie et de la convoitise. 

En ce sens, les épidémiologistes Kate Pickett et Richard Wilkinson ont démontré par le biais d’une vaste revue comparative qu’une fois les besoins de base comblés, ce n’est pas la pauvreté qui rend les gens malheureux, mais l’inégalité. Dans L’égalité, c’est mieux (2013), ils confirment ainsi ce que pensait Rousseau: la souffrance vient de la comparaison. Pour être d’amour-propre, ces tourments n’en sont pas moins réels, et peut-être, à certains égards, plus sensibles que bien des inconforts physiques. Toutefois, justement parce qu’ils proviennent de nos jugements de valeur, les stoïciens d’antan, tout comme les psychologues d’aujourd’hui, nous disent qu’ils ne sont pas irrémédiables. On pourrait au contraire acquérir un vaste pouvoir de guérison sur les maux qui affligent notre esprit: c’est en fait la seule chose qui dépendrait uniquement de soi. Entre autres, par des entretiens réguliers avec une personne plus sage que soi, dans le cadre d’une amitié profonde ou d’une relation thérapeutique, on pourrait remettre en question les idées et les valeurs qui suscitent la honte, l’envie et la convoitise et apprendre à envisager d’autres façons de penser et de vivre.  


Caroline L. Mineau enseigne la philosophie au collégial depuis 15 ans et habite Québec. Mère de deux adolescents, elle cohabite aussi avec des lapins depuis quelques années. Elle ne sait toujours pas si elle est une «p'tite madame» pathétique, une femme émouvante ou autre chose.

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