L’art de la guerre

Catherine Couturier
Illustration: Laurianne Poirier
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Commentaire

L’art de la guerre

En 1916 était instauré le premier programme officiel d’art de guerre canadien pour enregistrer les faits d’armes du pays durant la Première Guerre mondiale. Cent ans plus tard, les Forces canadiennes envoient toujours des artistes sur le terrain. Un anachronisme, à l’heure où les images de guerre affluent quotidiennement?

Considéré dans ce texte

La peinture des tranchées. L’art officiel de guerre au 21e siècle. Le Groupe des Sept. La fin de l’héroïsme. L’ennui et les soldats à l’entrainement. Les oiseaux-grenades.

Tu es au Canada... Tu ne peux pas comprendre ce qu’est la guerre... Pour comprendre, il faut la voir et la vivre. Il faut voir les déserts infertiles que la guerre a créés à la place des terres, jadis fécondes... Il faut voir les tombes ouvertes, les morts sur le sol, mutilés de toutes sortes de façons [...]; il faut voir tes propres compatriotes, non identifiés, jetés dans un charriot, recouverts de leurs manteaux, des garçons creusant des fosses dans la boue jaunâtre et de verts bassins d’eau sous le ciel qui pleure », écrit Frederick H. Varley à sa femme, en aout 1918.

Varley, membre fondateur du Groupe des Sept, rédige cette lettre quelque part entre Amiens et Mons, en pleine Première Guerre mondiale. Contrairement à ses compatriotes de tranchées, Frederick ne combat pas. Il a été recruté, comme son confrère A. Y. Jackson, pour immortaliser la progression des Alliés lors de l’offensive des Cent-Jours: il est «peintre officiel».

Le Canada est une nation jeune, mais sa participation au conflit est importante; cet effort doit être enregistré pour la postérité. C’est du moins ce que pense l’homme d’affaires canadien Max Aitken, aussi connu sous le titre de Lord Beaverbrook, qui s’investit de la mission de garder une trace des faits d’armes canadiens. Convaincu de l’importance des images pour documenter le conflit, ce magnat de la presse a créé, en 1916, le Bureau canadien des archives de guerre et son volet artistique, le Fonds de souvenirs de guerre canadiens. À cette époque, les techniques et la longueur de la prise de vue photographiques se prêtent peu aux conditions d’un champ de bataille, et on craint que les clichés, supports trop fragiles, ne passent pas aux générations futures. La peinture reste donc le médium privilégié pour rapporter des images du front.

Ce premier programme d’art officiel de guerre mis en place au Canada concerne 115 peintres canadiens, britanniques et européens. Le gouvernement prend en charge les artistes, et Lord Beaverbrook commandite à grands frais leurs œuvres. Certes, il s’agit au départ d’une initiative personnelle (autrement dit non gouvernementale), appuyée par «un groupe de personnes détenant un intérêt direct dans le succès du Canada—d’un point de vue professionnel et d’affaires1Art or Memorial? The Forgotten History of Canada’s War Art, Laura Brandon, University of Calgary Press, 2006.». Mais le but de l’entreprise n’est finalement pas si éloigné de celui des récits héroïques ou des tableaux épiques : il s’agit de transmettre à la postérité une certaine lecture du conflit et d’ancrer dans l’imaginaire collectif des images de l’évènement. Pour reprendre les termes de François Robichon, historien et photographe, l’enjeu de la peinture d’histoire est « d’ordonner les éléments figuratifs pour produire du sens et une émotion. Pas de montrer un “instantané” et encore moins [...] de tout enregistrer2Voir/Ne pas voir la guerre. Histoire des représen tations photographiques de la guerre, ouvrage collectif sous la direction de Laurent Gervereau, Éd. Somogy et bdic, 2001.».

Ces œuvres sont donc un instrument de mémoire particulièrement important pour le jeune Dominion, qui participe alors à son premier conflit majeur. Sauf que. Combien d’entre nous savent que ce programme a existé? Qu’il a été suivi d’un second, pendant la Deuxième Guerre mondiale, puis d’un autre, durant la guerre froide? Et, plus étonnant encore, que ce qu’on associe, au mieux, à un passé éloigné, au pire, à une arme de propagande, a un prolongement dans notre Canada contemporain?


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Peintres officiels du 21e siècle

Novembre 2013: je reçois une invitation pour le vernissage de l’exposition Perimeter, du sculpteur Maskull Lasserre. La galerie Pierre-François Ouellette, à Montréal, regorge de sculptures à michemin entre l’œuvre d’art et l’artéfact de guerre. Des oiseaux-grenades? Un coffrefort «déguisé» en char d’assaut? Qu’est-ce qui a pu amener l’artiste montréalais à s’aventurer sur ce terrain martial? Le panneau indique que les œuvres ont été produites après un séjour en Afghanistan « dans le cadre du Programme d’arts des Forces canadiennes (PAFC) ». Un «voyage» payé par l’armée canadienne.

L’information met un certain temps à cheminer dans mon cerveau. Pourquoi l’armée enverrait-elle des artistes sur les champs de bataille, au 21e siècle? N’est-ce pas un anachronisme complet, à une époque où les images d’opérations militaires envahissent quotidiennement médias et réseaux sociaux? Et puis, ce que j’ai sous les yeux se situe à des années-lumière de ce qu’évoque «l’art de guerre»—des tableaux grandiloquents à la gloire de la nation, des soldats dans des postures héroïques.

J’apprendrai plus tard que le PAFC a été lancé en juin 2001 pour garder une trace des missions de paix. Les attaques sur les tours jumelles à New York et l’entrée subséquente du Canada en Afghanistan ont accéléré la mise en place du programme et changé quelque peu ses orientations: trois artistes ont été sélectionnés pour illustrer leurs impressions de l’opération Apollo en Afghanistan, durant l’été 2002. Ce projet pilote a abouti à un programme plus formel l’année suivante.

Le PAFC traduit-il une volonté de contrôler les images qui circulent au sujet de l’armée canadienne? À l’heure de l’internet, la chose parait non seulement impossible, mais le programme n’a pas les moyens d’une telle ambition. Les «peintres officiels» du 21e siècle sont bénévoles. Faute de fonds—20 000 $ par année, quand le budget annuel total des Forces canadiennes culmine autour de 20 milliards $—, l’armée se contente de payer le transport et les assurances. Elle n’achète pas les œuvres produites et ne cherche pas non plus à les diffuser outre mesure : en dehors de quelques expositions ponctuelles, organisées entre autres en collaboration avec le Musée canadien de la guerre à Ottawa, le PAFC se fie essentiellement aux artistes pour assurer la diffusion des œuvres... Comment alors documenter les conflits pour la postérité, si celles-ci restent la propriété de l’artiste et ne rencontrent que rarement le public?

Le fait que les œuvres soient méconnues des Canadiens ne résulte pas d’un dysfonctionnement récent du programme : ça a toujours été un peu le cas. Ainsi, la plupart des peintures officielles produites lors de la Première Guerre mondiale sont tombées dans l’oubli aussitôt le conflit terminé. Même au Canada anglais, on connait mal le corpus de guerre des quatre membres du Groupe des Sept (Frederick H. Varley, A. Y. Jackson, Frank Johnston et Arthur Lismer). Leurs tableaux sont longtemps restés entreposés dans des réserves—tantôt au Musée des beaux arts du Canada, tantôt au ministère de la Défense : le projet de Lord Beaverbrook de leur dédier un édifice n’a jamais vu le jour, et ce n’est que récemment que le Musée canadien de la guerre a accueilli ces œuvres dans ses collections. Mais ce désintérêt vient aussi du public, qui a boudé les expositions organisées après-guerre. Pas simple de rouvrir les plaies quand tout appelait à la renaissance: chacun cherchait à tourner la page, on ne voulait pas voir d’images rappelant la mort d’un frère, d’un oncle, etc. Plus que l’art officiel, ce sont les monuments commémoratifs qui sont devenus l’instrument de mémoire de prédilection du gouvernement—plutôt que de célébrer les victoires du champ de bataille, on rendait honneur aux morts. Il s’est produit exactement la même chose en 1945.

Enfin, dans l’histoire de ces programmes, un autre élément détonne avec ce qu’on associe intuitivement à «l’art de guerre»: ce sont les artistes eux-mêmes qui, à différentes occasions, ont fait pression pour que le Canada mette en place ces commandites artistiques. Cela a été le cas pendant la Deuxième Guerre mondiale — la «Collection d’œuvres commémoratives de la guerre » mise sur pied tardivement, fin 1942, et réservée aux soldats enrôlés—mais aussi en 2001. Et c’est un conservateur du Musée des beaux-arts du Canada, R. F. Wodehouse, qui a lancé le « Programme d’aide des Forces canadiennes aux artistes civils » (PAFCAC) en 1968. On aurait tendance à penser que l’art de guerre, instrument du politique, émane obligatoirement du pouvoir. Mais on se retrouve plutôt devant un programme qui appuie les artistes dans leur volonté de traiter de ce sujet difficile.


Le «troisième espace»

«Déjà, dans l’entre-deux-guerres, les artistes canadiens voyaient l’art comme partie intégrante du tissu social, et donc chargé d’un rôle plus grand que la seule commémoration. La guerre étant une expression importante de la société, ils devaient pouvoir enregistrer ce qu’ils voyaient, explique Laura Brandon, ancienne conservatrice au Musée canadien de la guerre. Le programme semble aujourd’hui être retourné à cet esprit, à l’idée que les artistes jouent un rôle dans la société, et qu’ils devraient réfléchir à celui de l’armée.»

La dernière mouture du programme donne en effet aux artistes une certaine liberté. Le jury de sélection est composé en majorité de civils, et les participants ne reçoivent aucune commande. « On offre une expérience; ils créent ensuite ce qu’ils veulent », résume John MacFarlane, directeur du pafc depuis 2002. L’armée peut certes contrôler ce qu’elle montre, mais elle vit avec le risque de contestation. Il est même arrivé que les artistes intègrent le programme et affichent ensuite leur désaccord. Le cas d’Allan Harding MacKay est en ce sens fascinant : envoyé en Somalie par le PAFCAC en 1993, il protestera en 1999 contre l’intervention du Canada au Kosovo en détruisant des œuvres produites dans le cadre du programme... avant d’être sélectionné en 2001 pour le projet pilote du nouveau PAFCAC en Afghanistan. Une dizaine d’années plus tard, MacKay s’en prendra à nouveau à ses œuvres pour dénoncer le traitement réservé aux Autochtones et les politiques conservatrices canadiennes. 

L’armée peut certes contrôler ce qu’elle montre, mais elle vit avec le risque de contestation.

Le PAFCAC marque également une rupture en s’ouvrant à d’autres disciplines que la peinture figurative: musiciens, écrivains, poètes ou sculpteurs peuvent y postuler. Cette ouverture atteste une double évolution. La nécessité, d’abord, de trouver de nouvelles avenues pour évoquer la guerre à l’heure de la surabondance d’images—photographes, documentaristes, médias, citoyens: informer semble désormais l’affaire de tout un chacun. Les conflits, parallèlement, se complexifient; le «front» devient flou; «l’ennemi», difficilement identifiable. La guerre ne se fait pas qu’avec les armes: les champs de bataille se déplacent au gré des jeux économiques, politiques et culturels. La présence de l’armée n’est pas nécessairement synonyme d’affrontement (pensons aux missions de paix) et, inversement, les combats ne se mènent plus au corps à corps. Missiles téléguidés, armes chimiques, drones: la machine de guerre se dématérialise. Pour cerner quelque chose d’aussi insaisissable, il importe de sortir de la simple «représentation», d’aller au-delà du 2D, comme l’explique Dick Averns, professeur au Département d’art de l’Université de Calgary et ancien participant au PAFC.

Finalement, l’art de guerre n’a pas comme rôle de documenter les conflits, un objectif après tout utopique. Il amène l’observateur sur le terrain du ressenti, de la subjectivité. 

Dans son autobiographie, le peintre A. Y. Jackson, envoyé au front lors de la Première Guerre mondiale, évoque déjà la difficulté d’«illustrer» une guerre qu’il comprend mal et qui ne se joue pas seulement sur le terrain des «impressions visuelles»: «Le problème était de savoir quoi peindre. Nous n’avions aucun repère. La guerre avait lieu sous terre, loin des yeux. Les héros anciens, la mort, la gloire appartenaient désormais au passé: je n’avais pas intérêt à peindre les horreurs de la guerre et j’ai gâché plus d’une toile. Mes techniques impressionnistes étaient inopérantes, car il ne s’agissait pas simplement d’impressions visuelles. La peinture factuelle, figurative, avait de toute façon été supplantée par la bonne photographie.»

C’est là la «valeur critique ajoutée» de l’art, affirme Dick Averns; l’artiste peut amener une autre dimension dans la compréhension de la guerre. 

Un siècle plus tard, les artistes font face aux mêmes défis. «L’art de guerre capture si peu ce qu’est la guerre», me confiait Maskull, qui cherche à «faire vivre» plutôt qu’à «montrer». Lasserre ressuscite les émotions vécues lors de son séjour—vertige, claustrophobie, sensation de danger et de menace constante—et donne forme aux paradoxes de la guerre. Ses oiseaux-grenades évoquent à la fois la liberté et la mort, l’installation Safe, recréant l’intérieur d’un véhicule blindé dans un coffre-fort antique, combine les sentiments d’être protégé, mais exposé; enfermé, mais vulnérable. «Ce que j’ai appris, en Afghanistan, c’est qu’il n’y a pas de chevauchement entre l’art et la guerre. Les œuvres que j’ai faites sont à mi-chemin. Elles sont à la fois étranges dans le contexte de l’art et dans celui de la guerre», m’expliquait-il. Dans son essai Calibrating Official War Art and the War on Terror, Dick Averns aborde également le concept de «Third Space» ou de «troisième espace», qui permet à l’artiste d’avancer une vision au-delà de celles des protagonistes impliqués dans la guerre, c’est-à-dire le gouvernement et l’armée.


Montrer le hors champ

Les œuvres produites dans le cadre du PAFC ont bien sûr tendance à refléter un côté de la médaille, à projeter une image de l’armée bien en contrôle: ici, des soldats à l’entrainement; là, un convoi en Afghanistan... Mais elles traduisent aussi un aspect de la guerre que l’on voit très peu dans les médias. «La guerre n’est pas que dévastation», rappelait le photojournaliste Geert van Kesteren dans le documentaire Un océan d’images, d’Helen Doyle: les œuvres issues du pafc présentent souvent la banalité du travail des militaires, son incongruité. C’est la guerre dans son quotidien : «Les soldats s’ennuient à mourir 97% du temps et sont morts de peur les 3% restants, raconte Maskull. La guerre est normalisée—c’est leur travail.»

La guerre reste un sujet qui fascine et nourrit l’art depuis des siècles: il «existe une beauté de la guerre, une esthétique [qui] reste, même avec effroi, un objet de fascination, comme la violence3Laurent Gervereau en introduction du livre Voir/ Ne pas voir la guerre.». Certains artistes utilisent même cette esthétique comme porte d’entrée pour un discours critique: le spectateur, séduit, s’arrête devant l’œuvre, pour ensuite réfléchir, comme l’avance l’artiste québécoise Dominique Blain, dont plusieurs créations tournent autour des thématiques du conflit. Le documentaire Les messagers, d’Helen Doyle, regorge d’exemples comme celui-là. Mais cette fascination n’est pas l’apanage des arts plastiques, en témoignent les débats qui secouent périodiquement le photojournalisme quand un cliché de guerre est jugé trop esthétisant...

À mesure que les conflits se transforment, le rôle de l’artiste évolue. Plus qu’un porte-parole de l’État, il imprime sa vision des évènements dans ses œuvres, ouvrant une autre voie de compréhension, loin du traitement documentaire.


Catherine Couturier est muséologue, anthropologue et journaliste. Elle s’intéresse à la culture sous toutes ses formes et aux relations entre l’art et la société.

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