L’œuf ou l’enveloppe?

Marc-André Sabourin
 credit: Illustration: Gabrielle Lecompte
Illustration: Gabrielle Lecompte
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L’œuf ou l’enveloppe?

Alors qu’elle fête son 20e anniversaire, La poule aux œufs d’or continue d’attirer près d’un million de téléspectateurs chaque semaine. À croire que Loto-Québec et TVA ont créé une machine à pondre de l’argent. Comment un quiz si simple a-t-il pu survivre si longtemps?

Considéré dans ce texte

L’émission La poule aux œufs d’or. Jean de La Fontaine. La cupidité. Loto-Québec, la loterie et le hasard en général. Les cotes d’écoute, la popularité et la bonne télévision.

Dans une petite salle de réunion terne et sans vie, Jean Tremblay donne ses derniers conseils à la manière d’un coach de hockey. «Première chose: souriez tout au long de l’émission. Sinon les gens vont dire que vous aviez l’air bête.» Tandis que le chef des tirages télévisés de Loto-Québec poursuit ses indications—«l’écran tactile, c’est comme les nouveaux téléphones, utilisez un seul doigt»—j’observe les six gagnants assis autour de la table.

La moyenne d’âge semble se situer au-dessus de 50 ans. Seule exception: Josée, dans la vingtaine, qui a acheté son billet avec cinq autres personnes. «J’ai été choisie pour représenter le groupe parce que je suis la plus photogénique», me confiera-t-elle plus tard. Robert, de Gatineau, repose son bras droit sur sa bedaine. Il s’est blessé en «forçant mal». Carmen, une petite brune de Rimouski, fixe la table, visiblement perdue dans ses pensées. Il y a aussi Paul-Jean, de Saint-Zotique, qui a reçu son billet chanceux en cadeau à la Saint-Valentin. À ses côtés, Noëlla, de Val-d’Or, espère pouvoir prendre sa retraite bientôt. Le dernier, Roger, demande la permission de saluer les «onze-cents» membres du groupe des Amis de la Vallée-du-Richelieu.

Du vrai monde, quoi. D’ici peu, tous s’enrichiront de plusieurs milliers de dollars. Mais pour l’instant, ils sont stressés; dans quelques minutes ils passeront à la télé. Loto-Québec y a pensé: chaque gagnant a reçu une balle antistress en forme de poule.

«Vendu?», lance Jean Tremblay en terminant son briefing. Un faible «oui» se fait entendre et tout le monde quitte la salle en direction de l’ascenseur. Je reste à l’écart, le temps de compléter mes notes, et le chef des tirages vient me rejoindre. «Pas facile aujourd’hui. Souvent, ça jase, ça rit, on fait des blagues. Là, c’est drabe drabe drabe. Mais c’est ça La poule aux œufs d’or: on ne sait jamais sur qui on va tomber.»

La Poule, comme l’appellent les fans, célèbre cet automne son 20e anniversaire. Pour l’intelligentsia québécoise, cette émission symbolise l’insipidité. Mais aux yeux d’une partie importante de la population, il s’agit plutôt d’un rendez-vous à ne pas manquer. Semaine après semaine, année après année, les cotes d’écoute frisent le million de téléspectateurs. De quoi faire l’envie de tous les producteurs de jeux télévisés.

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Quand je tombe sur le show au hasard du zappage, je râle devant ma télé. Mais étrangement, je ne change pas de chaine. La Poule m’hypnotise, comme elle hypnotise des centaines de milliers d’autres Québécois, et je voulais comprendre pourquoi.

«C’est populaire parce qu’on voit des gens gagner de l’argent», a lancé un membre du comité éditorial de Nouveau Projet lorsque le sujet a été proposé. Si c’est si simple, comment se fait-il que la plupart des quiz survivent rarement plus de cinq ans? Et les chèques distribués par l’animateur Guy Mongrain ne sont pas si élevés; quelques dizaines de milliers de dollars, rarement davantage. Au contraire, j’étais persuadé que La poule aux œufs d’or possédait quelque chose que les autres émissions n’ont pas. Pour le découvrir, je devais faire comme dans la fable de La Fontaine [voir encadré]: ouvrir la poule et explorer ses entrailles. Il fallait que j’assiste à un tournage.


Comme tous les studios télévisés, celui de La Poule semble plus petit en vrai qu’à la télé. Au fond: le coquetier et les écrans tactiles nécessaires aux diverses étapes du jeu. Sur les côtés: une voiture—un des prix à remporter—et les roues numérotées qui feront peut-être «d’heureux gagnants à la maison». À l’avant: une petite estrade pouvant accueillir une centaine de personnes.

Une quarantaine s’y trouvent aujourd’hui. Ils sont venus des quatre coins du Québec pour encourager leur conjointe, leur grand-père, leur ami. La plupart des spectateurs ont dans les mains une pancarte avec un œuf imprimé d’un côté, des signes de dollars de l’autre. Jean Tremblay m’offre de m’asseoir dans un coin, avec les représentants de la firme Samson Bélair / Deloitte & Touche, qui s’assurent que les lois du hasard sont respectées, mais je préfère la foule. Avec elle, j’attends patiemment que le spectacle commence.

Une technicienne part le décompte avant de lancer: «Public en délire!» Nos cris et nos applaudissements surgissent en même temps que l’indicatif musical. Le bruit couvre la voix de l’animateur Guy Mongrain et celles des deux jolies assistantes, Julie et Émilie, qui reviennent sur les moments forts de la semaine précédente.

Vous n’avez jamais vu l’émission? Elle se déroule en quatre étapes. Un: l’animateur présente deux participants en quelques secondes. Deux: les concurrents permettent d’abord «aux gens à la maison» de jouer. Ils tournent six roulettes chiffrées et si la combinaison formée—«décomposable dans les deux sens»—correspond au numéro sur leur billet de La Poule, les téléspectateurs remportent une somme pouvant aller jusqu’à 100 000$. Trois: c’est aux participants de se lancer. Ils se dirigent tous deux vers un écran tactile géant où se trouvent dix portes. Tour à tour, ils ouvrent une porte qui révèle une somme d’argent ou un œuf. Le premier qui trouve trois œufs passe au jeu principal. Quatre: le gagnant pige une enveloppe et choisit un œuf dans le coquetier. L’animateur dévoile la somme contenue dans l’enveloppe. Le participant choisit alors entre l’argent ou l’œuf, sachant que ce dernier peut renfermer une somme plus élevée, dont le gros lot, ou plus petite. Durée totale: six minutes. Répétez deux fois, ajoutez une introduction, des pauses publicitaires, et vous obtenez une émission d’une demi-heure. Comme le souligne TVA sur son site web, c’est «un jeu simple, mais tellement sympathique».

L’homme derrière La Poule, c’est Maxime Rodrigue. En 1992, alors responsable des jeux télévisés à Loto-Québec, il reçoit une pile de cassettes Beta à son bureau. L’expéditeur, un homme d’affaires, a racheté les droits d’une émission diffusée dans les années 1960 [voir encadré] et veut savoir si le concept intéresse la société d’État. Il s’agit d’un quiz où les participants remportent de petits montants d’argent, des paniers d’épicerie et même des téléviseurs, pendant que de vraies poules se baladent dans le décor.

Curieux, Maxime Rodrigue téléphone à sa mère pour savoir si elle connait l’émission. «La poule aux œufs d’or? Ben oui! J’écoutais ça avec papa.» Même son de cloche dans son entourage. «C’était un happening familial dont plusieurs se souvenaient, raconte Maxime Rodrigue. Le potentiel était bon: il y avait déjà un public de base.»

Maxime Rodrigue n’a aucun mal à obtenir le feu vert de son patron: non seulement ce dernier se souvient de l’émission, mais il a déjà été concurrent! Une nouvelle mouture du quiz est créée—la possibilité d’utiliser de vraies poules a toutefois été écartée—et la première est diffusée à l’automne 1993.

Mis à part le décor et les jolies assistantes, rien n’a vraiment changé, 20 ans plus tard.


Sur le plateau les moments de silence sont rares. Dès que les cris et les applaudissements de la foule diminuent, la technicienne nous fait signe d’en remettre. Le premier jeu n’est même pas terminé que je suis déjà tanné de taper des mains. Josée n’a pas su s’attirer les faveurs du hasard au jeu des portes. C’est Robert qui choisit entre l’enveloppe et l’œuf—le 17.

«Et dans l’enveloppe il y a un montant de... 15 000 dollars!», s’exclame Guy Mongrain. Que va faire Robert? Dans les estrades, le public agite les pancartes côté œuf en criant dans l’espoir d’influencer sa décision. Notre tapage n’est pas nécessaire. Robert fait un petit signe de tête entendu vers sa conjointe dans la foule, puis plonge. «Je vais prendre l’œuf.» Guy Mongrain sourit en ouvrant la coquille de plastique, visiblement content de poursuivre le jeu.

Impressionnant, cet animateur. «Le meilleur en ville», selon Jean Tremblay. En quelques secondes, il trouve le moyen de blaguer et d’établir une complicité avec chaque concurrent. Il les guide avec aisance, quitte à mettre des mots dans la bouche de ceux que la caméra intimide trop.

Guy Mongrain peine lui-même à s’expliquer la durée de vie de l’émission. «Au début, je pensais que ça resterait trois, quatre ans comme la plupart des quiz», me disait-il un peu plus tôt dans la salle de maquillage. Comme plusieurs, il estime que la simplicité du jeu y est pour quelque chose. «N’importe qui peut comprendre. Et comme ce ne sont pas les connaissances qui tranchent, mais le hasard, n’importe qui peut gagner.»

L’avarice perd tout en voulant tout gagner. Je ne veux, pour le témoigner, Que celui dont la poule, à ce que dit la fable, Pondait tous les jours un œuf d'or. Il crut que dans son corps elle avait un trésor. Il la tua, l’ouvrit et la trouva semblable À celles dont les œufs ne lui rapportaient rien, S’étant lui-même ôté le plus beau de son bien. Belle leçon pour les gens chiches! Pendant ces derniers temps, combien en a-t-on vus Qui du soir au matin sont pauvres devenus Pour vouloir trop tôt être riches!

Jean de La Fontaine, «La poule aux œufs d’or»

Contrairement aux émissions de téléréalité, les candidats ne sont ni présélectionnés, ni soumis aux votes du public. N’importe qui peut participer, à condition de gratter trois téléviseurs sur un billet de loterie. «C’est du vrai monde et c’est ce que j’aime le plus dans cette émission. J’ai perdu beaucoup de préjugés avec les rencontres que j’ai faites ici.» Il en a vu de toutes les couleurs sur ce plateau, dont une histoire que j’ai promis de ne pas relater dans ces pages (imaginez la pire chose qui puisse vous arriver devant une foule, et vous aurez une petite idée).

Évidemment, l’émission ne plait pas à tout le monde. Les critiques sont nombreuses, et l’animateur le sait: «Jean-René Dufort a déjà dit qu’il préférerait être au chômage plutôt que d’animer La Poule

Rejoint quelques jours plus tard au téléphone, Jean-René Dufort précise avoir déclaré qu’il préférait «se casser la gueule avec un concept original comme En attendant Ben Laden plutôt que d’animer La poule aux œufs d’or». Pour lui, La Poule, c’est le «McDonald’s de la télé. Accessible, sans effort et ça bouche un coin». Pas bête. Regarder cette émission permettrait de mettre son cerveau sur pause. Quelle porte choisir? L’argent ou l’œuf? Comme le junk food, de temps en temps, ça fait du bien.


La petite brune, Carmen, a un beau dilemme. La somme la plus élevée qui pouvait sortir de l’enveloppe, 40 000$, repose sur le petit lutrin devant elle. Mais dans l’œuf à côté, il pourrait y avoir davantage. «L’argent! L’argent! L’argent!», crie la foule. Que choisira Carmen?

«Les gens se font des stratégies avant de venir, m’expliquait Guy Mongrain avant l’émission. En dessous de tel montant, je prends l’œuf.» En 20 ans, l’appât du gain des participants a augmenté. Avant, les gens hésitaient à partir de 15 000$. «Aujourd’hui, le seuil se situe autour de 30 000$.»

Le montant du gros lot influence aussi les joueurs. Il augmente d’émission en émission, jusqu’à ce qu’il soit gagné. En 2005, il a atteint la somme record de 1 045 000$. Devant la possibilité de devenir millionnaires, les concurrents prenaient l’œuf sans hésiter. Mais aujourd’hui, seul un maigre 275 000$ se cache quelque part dans le coquetier. Ou dans l’œuf devant Carmen.

«On va aller au bout des choses. Je vais prendre l’œuf.» Décidément, le nom de cette émission, issue d’une fable qui dénonce la cupidité, n’aurait pu être mieux choisi. Pendant un instant, je me demande si la personne qui a eu l’idée en 1958 était ironique. Carmen repart avec un petit 20 000$.

Dans les premiers temps de l’émission, les réactions des participants faisaient bien rigoler Richard Therrien, chroniqueur télé au quotidien Le Soleil. «Avec le temps, je me suis tanné», lâche-t-il, bien calé dans le fauteuil brun d’un café à Montréal.

Je ne suis pas le premier à lui demander le secret de la longévité de La poule aux œufs d’or. Tout le monde dans l’industrie est perplexe. «Même les gens de TVA et de Loto-Québec se posent la question.» Et la réponse? «Si on l’avait trouvée, une foule de producteurs l’auraient appliquée.» Il a tout de même ses hypothèses: la simplicité du concept, l’animateur, le vrai monde, la possibilité pour le spectateur de se mettre dans la peau des concurrents...

Mis ensemble, ces éléments forment une bonne émission—d’un point de vue marchand. Un show réussi «crée un besoin de se divertir à une heure précise dans la semaine», selon Richard Therrien. «En tant que public, je préférerais avoir autre chose que La Poule. Mais si j’étais le directeur de la programmation de TVA, je l’endurerais.»

Après 20 ans parmi nous—29, si on compte la première mouture diffusée à Radio-Canada—La Poule fait désormais partie du «patrimoine télévisuel québécois».

De la vieille télé, donc une émission pour les vieux? Pas vraiment. Selon Loto-Québec, le public cible est un Québécois moyen, âgé de 34 à 54 ans et qui vit en région. «Évidemment, il y a aussi une clientèle plus âgée qui a pris l’habitude d’écouter La Poule», souligne le porte-parole de la société d’État, Jean-Pierre Roy.

Et n’oublions pas les enfants, insiste Richard Therrien. Vraiment? «La Poule a déjà figuré au top 10 des émissions les plus regardées par les jeunes.» À bien y penser, moi-même j’adorais l’émission quand j’étais petit. Tout était là pour satisfaire à mes critères de gamin: des décors brillants, des règles simples, un ton jovial et de l’argent. Avec mon allocation de 2$ par semaine, les dizaines de milliers de dollars en jeu à la télé me semblaient faramineux. Les bonbons et les jeux vidéo que je rêvais de m’acheter avec une telle fortune!

Je manquais rarement une émission, diffusée juste après le souper et l’heure des devoirs. Et quand je harcelais mes parents au dépanneur pour qu’ils achètent un gratteux, c’était celui de La poule aux œufs d’or que je réclamais.


Jean-Paul me dépasse en m’accrochant, visiblement pressé d’aller rejoindre les autres gagnants autour de Guy Mongrain pour la remise des chèques. Le tournage s’est terminé sans que le gros lot ne soit trouvé. Pour ne pas laisser le public sans réponse, l’équipe de Samson Bélair / Deloitte & Touche ouvre tous les œufs du coquetier. Le jackpot était dans le 18, finalement. Avoir été participant, je n’aurais pas gagné; j’avais déjà choisi le 5, ma date d’anniversaire.

Les participants se font photographier en compagnie de l’animateur. Le stress initial s’est évaporé; tous apprécient maintenant leur nouvelle richesse et sourient à pleines dents. Car chaque concurrent, qu’il parvienne ou non au jeu principal, repart avec un minimum de 5 000$.

Force est de l’admettre: j'ai passé un bon moment. Je vais même jusqu’à écouter l’émission, diffusée le soir même, presque sans montage. Le plaisir demeure, même si je connais les résultats.

«Mes enfants et mon chum ne manquent jamais une émission», me dit Claudia Ébacher au téléphone quelques jours plus tard. Depuis six ans, elle est hôtesse permanente à La poule aux œufs d’or. Mais elle se trouvait en congé de maladie le jour du tournage, et je tenais à lui parler. Peu de shows ont un ton aussi jovial dans le paysage télévisuel au Québec, affirme-t-elle. Tout le monde gagne, tout le monde est heureux. «Et c’est prouvé, voir des gens heureux rend heureux.»

Mouais, peut-être. Assis dans ma cuisine, je gratte un billet de La Poule. Une télé! Ça commence bien. Dire que cette loterie rapporte 50 millions de dollars par année à Loto-Québec. Deux télés! Je devrai peut-être retourner sur le plateau après tout. J’attaque la dernière case avec l’ongle de mon index, lentement. L’extrémité d’une barre horizontale apparaît. Un T comme dans TV? Je gratte encore et découvre graduellement un 1, puis un zéro. Dix dollars, que je ne gagne même pas parce qu’il en fallait trois. Au moins, il me reste encore la combinaison «décomposable dans les deux sens», que je pourrai vérifier en écoutant La Poule mercredi prochain.


Marc-André Sabourin se passionne pour les histoires vraies et bien racontées. Il possède presque un baccalauréat en journalisme de l'UQAM et se spécialise en écriture magazine.

La poule originelle


De jolies assistantes, des œufs, des enveloppes, du vrai monde et un animateur—Roger Baulu—qui parle à la vitesse de l’éclair… La première mouture de La poule aux œufs d’or, diffusée à Radio-Canada de 1958 à 1966, a grandement inspiré la version de Loto-Québec. Elle comportait toutefois une différence de taille: il s’agissait d’un jeu-questionnaire basé sur les connaissances générales. Quelle est la couleur de l’émeraude? Qui était premier ministre du Canada de 1896 à 1911? Qui a fondé les Frères des écoles chrétiennes? Le premier concurrent à obtenir trois bonnes réponses passait au dilemme de l’œuf ou l’enveloppe. Les montants n’étaient évidemment pas les mêmes. À peine une centaine de dollars dans les enveloppes; des électroménagers, téléviseurs et outils dans les œufs, ainsi qu’un gros lot qui pouvait atteindre 5 000$. Pour passer à la télé, il suffisait d’envoyer une carte postale: les participants étaient pigés au hasard.

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