La cachette
L’autrice des romans «Bermudes» et «Ce désir me point» raconte une femme au quotidien chamboulé.
Un imprévu de taille viendra troubler le vol de Sarah, narratrice de ce récit, et l'extirper de sa douce rêverie.
Les sons et les odeurs voyageaient au ralenti dans l’air cotonneux de la cabine, toutes sensations étouffées par l’environnement hygiénique, sucré-salé, de l’avion. Les pensées mêmes, dans cette sorte d’idée déréglée du confort, semblaient capitonnées, sécurisées de force. Le gazouillis des agents de bord, leurs allées et venues sautillantes, leur affairement d’opérette rythmaient la somnolence douçâtre qui prenait les passagers.
Sarah cognait des clous en plein soleil. Il était tôt, même pas dix heures, et c’était déjà son deuxième vol de la journée. Il n’y avait pas eu beaucoup de sommeil dans le mois précédent, les nuits et les jours virés à l’envers, les répétitions dans la peinture blanche et la canicule, entassés dans un grand théâtre loin en Savoie, les camarades tous les jours, anciens, nouveaux, leurs visages, leur sueur, leurs voix, des heures dans le noir de la salle principale, énormément de travail, puis la longue descente en autocar vers la Provence et son mythique festival d’Avignon. Michael Jackson était mort, ils l’avaient tous appris à la fin d’un enchainement. Les amitiés étaient insondables, les absents et les blessés pesaient leur poids de silence sur tout le monde, l’équipée était démesurée, commencée loin avant ce juillet-là, des années avant en fait, sur un autre continent, dans des théâtres minuscules.
Toute cette formidable dépense d’énergie collective pour simplement se raconter des histoires, la nuit venue, était en soi un acte de foi forcené.
Il leur en avait fallu du temps, des hasards, des efforts, des erreurs et des abandons pour se retrouver là tous ensemble. Les représentations duraient 11 heures, débutant dans la fébrilité au coucher du soleil, finissant entre le rêve et l’exploit sportif, dans un froid humide qui pénétrait jusqu’aux os, et les saluts avaient lieu pieds nus dans le lever du jour.
Sarah avait gouté chaque minute de cette sorte de vie hallucinée, magnifique, trompeuse. Après, il resterait la tournée qui se déplierait tout le long de l’année à venir. 2009, 2010. Sa vingtaine finissait de se consumer, et ses fumées ne contenaient aucun présage, lui semblait-il. En marchant pour rejoindre l’appartement frais et sombre les matins, elle pensait que ça, tout ça, se passait juste une fois dans une vie. Elle regardait la lumière blanche de l’Europe droit dans les yeux. Elle ne dormait pas assez, jamais, et au réveil elle mangeait un steak saignant pour se donner la force de passer à travers une autre nuit debout. C’était le chaos, et elle l’embrassait à pleine bouche.
Après la fin des représentations, la fête avait continué un moment. Sarah, son frère, des amis à eux qui étaient venus la voir jouer se faufilaient partout, buvaient à la belle étoile, s’inventaient d’autres vies en parlant avec des inconnus, chahutaient: ils faisaient tout ce qu’ils voulaient. Un soir, ils avaient réglé une bouteille de champagne avec un chèque québécois, sachant très bien que le paiement ne serait jamais honoré—ils étaient repartis dans la nuit, hilares et bienheureux. Les laissez--passer pour les soirées vip apparaissaient comme par magie au lendemain des fêtes sur les toits ou dans les fameux vergers du Palais, des metteurs en scène célèbres et peut-être fous dansaient près d’eux au bar du In; être là, parmi cette faune étrange, était une anomalie délicieuse, qui donnait l’impression que tout était soudain à portée de main. Brisé, peut-être. Mais tout de même possible.
Une protestation glaçante tira soudain Sarah de sa torpeur. Quelqu’un criait sur le tarmac. Hurlait, pour être plus exact. La plainte était lugubre, elle déchirait la lumière du matin pour faire entrer les ténèbres dans l’appareil, d’un coup. La voix de l’homme qui se débattait dehors, spectrale, inocula à tous les voyageurs sa terreur animale. Ça n’allait pas du tout. Quelqu’un, juste là, sous les hublots, était en danger. Il bramait pour sa vie. Dans l’habitacle, les passagers semblaient soufflés, comme une forêt à quelques minutes de l’orage. Les pépiements du personnel se turent. Sourcils froncés au dessus de leurs sourires de cire. Ça ne gambadait plus, ça avançait à grandes enjambées pressées.
Sarah était tout à fait éveillée, maintenant, comme tout le monde dans l’appareil. Plus personne ne parlait, mais chacun cherchait à comprendre ce qui se passait, les regards traquant des indices à l’avant de l’appareil où les uniformes tenaient un conciliabule agité derrière le rideau à gros plis. Cela acheva de rendre l’ambiance complètement inhospitalière. Cet avion n’avait plus rien du pastiche de nid douillet promis par les publicités de la compagnie aérienne. Tous les nuages en trompe-l’œil étaient tombés au sol, Sarah se sentit soudain comme une dent sous l’instrument du dentiste: l’inconfort était polaire, métallique. Il vrillait jusqu’au nerf. Tous les sens en alarme, elle se concentrait sur sa respiration. Elle ne comprenait pas qui était en danger, et s’il fallait se préparer à fuir ou à riposter. Les bruits avaient changé de texture.
L’homme qui appelait au secours quelques minutes auparavant fit son apparition par la porte arrière, menottes aux poignets, encadré de deux policiers. On n’entendait plus désormais que son souffle de bête paniquée, poussée dans ses derniers retranchements. Cet homme avait peur et sa peur était abyssale. Elle le contraignait à marcher, yeux bandés, aux bords acérés de la folie. Il n’aurait suffi de presque rien—une poussière, le cheveu d’une femme aimée—pour qu’il chute, là. La tension était si vive: c’était insupportable. Ce qui se jouait dans cet avion, coincé plus longtemps que prévu en marge de Bruxelles, était une dose trop concentrée, indigeste, de l’époque en cours.
Une chose était finalement claire: personne ici n’était menacé, excepté l’homme-orignal entravé au fond de la cabine. Les cris autour des aéroports font toujours craindre la frappe aveugle, l’ombre funèbre de ce mot qui allait continuer de gonfler dans les années qui suivraient, terrorisme—alors que cette fois, c’était un tout autre versant de la violence (la leur, celle qui venait du Nord) qui était montée à bord: sans-papiers.
Sarah pensa au pays vers lequel ils devaient s’envoler ce matin—ce paradis pouvait donc susciter ce genre de frayeur, y retourner pouvait avoir ce gout de cauchemar terminal, comment donc était-ce possible? La Grèce. Cette aurore, cette racine nue. Ce seuil de toutes les histoires. Quand elle y serait enfin, quelques jours plus tard, dans l’oubli momentané de cette matinée tranchante, elle se dirait, en regardant le bleu inouï de la mer: «Je comprends comment des humains ont pu avoir ici envie d’inventer quelque chose comme une civilisation. Le courage d’inventer la fucking démocratie. Ce bleu est un commencement absolu, un amour du monde.» Elle aurait l’impression de traverser des parties d’elle tellement apaisées, tellement consolées par ces paysages, qu’une sorte de cycle se bouclerait là, devant les oliviers, les orangeraies et la transparence des eaux de la mer de Libye. Elle aurait la sensation d’apercevoir des dieux oubliés au bord des chemins de campagne, vendant du miel et de l’origan des montagnes, pliés en deux de longévité, ridés de partout, brunis par le soleil et le sel, somptueux. Éternels.
Mais peu importait ce qu’elle savait ou pas de leur destination à tous, la crise là-bas était déjà avancée, et les émeutes qui avaient eu lieu en décembre étaient une annonciation de l’effondrement en cours. Peu importait que pour elle et tous ceux-là à l’abri dans l’avion, cette terre, ces iles ne soient jamais que des pépites de beauté furieuse: l’homme ne voulait pas y retourner. Il ne pouvait pas. Il n’était pas un touriste comme eux. Il était un fugitif ramené de force. Il n’était pas un dieu, lui, il était un simple mortel.
Des voix recommençaient à s’élever, ici et là. On demandait des explications. Puis une femme parla clair, pour être entendue de tous.
— Je ne suis pas d’accord. Je ne veux pas participer à ça. Je refuse.
Les membres du personnel tentèrent de calmer le jeu. Leurs répliques étouffées opposaient raison, pondération et gros bon sens à l’éclat de conscience contagieux qui menaçait de se répandre comme trainée de poudre parmi les passagers, déjà sur le qui-vive.
— Non, vous, écoutez-moi. Je suis très calme, mademoiselle. Je suis très très calme, mais je ne suis pas d’accord. Je refuse que cet avion emporte cet homme, puisqu’il est manifeste qu’il ne veut pas partir avec nous.
La panique était en train de changer de camp, et pour la première fois, Sarah vit l’homme menotté lever les yeux vers le reste des passagers. Son regard était doux et interrogateur. Il était étrangement rassurant de voir que les hôtesses de l’air n’étaient plus du tout certaines de la procédure à envisager dans un cas pareil. Que faire? Proposer des boissons gratuites? Souffler dans une paille? La contestataire éleva la voix:
— Si comme moi, vous ne voulez pas que cet homme soit forcé de rester dans l’avion, levez-vous. Si quelqu’un est debout dans la cabine, le pilote ne peut pas décoller. Je me lève. Je ne me rassoirai que quand il sera sorti d’ici.
— Vous savez qu’il sera renvoyé là-bas de toute façon. Si ce n’est pas par ce vol-ci, ce sera par le suivant.
Elle était seule.
— Je le sais.
Il y eut un grand silence. Un silence théâtral. La scène aurait pu figurer dans la longue nuit de promesses impossibles dans laquelle jouait Sarah. La fiction et la vie se frôlaient, dans une sorte de danse de séduction. Elles avaient envie de s’enlacer, on aurait dit.
Sarah pensa que cette femme avait raison: si dans tous les avions civils qu’on tentait de transformer en fourgons de police, des gens comme elle les empêchaient de partir tranquillement, comme si c’était normal, on allait peut-être commencer à se demander ce qu’ils étaient en train de faire.
— Nous vous demandons de reprendre votre place pour la dernière fois, s’il vous plait, l’avion va décoller.
Sarah ne fut pas la première à se lever à la suite de la première femme, mais soudain ils furent dix ou douze passagers à détacher leur ceinture, puis à se redresser, tête haute, cœur bancal. Elle ne savait pas pour les autres, mais elle, le sang lui battait aux oreilles, comme quand enfant elle s’était élevée pour la première fois contre une autorité (ou peut-être que c’était juste une fille plus cool qu’elle), et pour la justice. Chaque fois qu’elle devait parler haut pour prendre la défense de quelqu’un (la caissière qui ne pouvait pas répliquer au client nazi, le chauffeur d’autobus qui se faisait donner de la marde comme si c’était lui le responsable de la stm au grand complet), la petite peur ordinaire d’être prise à partie, d’attirer l’attention de l’intimidateur, lui refaisait le coup des oreilles qui cillent, des jambes molles ou des mains moites. Entrer en scène un soir de première lui donnait moins le trac que ce qu’elle était en train de faire là: se tenir sur ses pieds.
Comme l’esprit se charge de tout réécrire, plus le temps pas-serait, plus, quand elle repenserait à cet été-là, tout serait inextricablement lié à ces minutes flottantes dans l’atmosphère altérée de la carlingue. Sarah debout sur la scène et dans l’avion, simultanément, l’homme raccompagné à l’extérieur, les 2000 spectateurs transis au petit matin, les longues minutes d’ovation, les lumières roses de l’aube, verticales, les policiers qui revenaient à l’intérieur prendre les noms des passagers qui s’étaient levés, l’avocat parmi eux qui disait: «Vous n’avez pas à vous identifier, c’est la police belge, vous êtes en zone internationale, vous n’avez commis aucune infraction», le sentiment aigu de ne pas suffire à la tâche, de ne jamais plus suffire à cette tâche qui ne ferait que s’étaler comme une huile avec le temps, le vol des hirondelles dans le ciel, les derniers applaudissements, la chance inouïe qu’elle avait eue, la fin contenue dans toutes les choses aimées, la mesure de l’injustice, irréparable. L’imaginaire, le courage, l’urgence avaient tous, semble-t-il, imperceptiblement migré cet été-là: comme si l’art ne suffisait plus à contenir le monde. Et même si Sarah avait finalement repris sa place dans l’avion, ce n’est que longtemps après qu’elle s’apercevrait de l’ampleur de la trace laissée en elle par la force du geste de la première femme, et par le gouffre sous les pieds de l’homme captif. Quelque chose en elle ne pourrait plus jamais se rassoir, peu importe la fatigue, peu importe les chances de l’emporter, peu importe ce qui serait gagné ou perdu. Quelque chose en elle s’élèverait pour toujours en négatif de ce gouffre, qu’elle le veuille ou non: elle savait désormais comment empêcher un avion de décoller.
Et pourtant, en atterrissant à Athènes quelques heures plus tard, Sarah oublia tout et courut vers la Méditerranée.
Comédienne de formation, Véronique Côté est aussi metteure en scène et auteure (La vie habitable, publié dans notre collection Documents), en plus de contribuer chaque mois à Plus on est de fous, plus on lit!, à la radio de Radio-Canada, ainsi qu’au Devoir. Elle partage son temps entre Québec et Montréal, et partout, elle tente de fabriquer du collectif avec des mots. Son récit «Iles (trois)» est paru dans Nouveau Projet 09.
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