La folle aventure

Nicolas Langelier
 credit: Photo: Céline Chamiot-Poncet
Photo: Céline Chamiot-Poncet
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Intro

La folle aventure

Montréal se conjugue au passé, au présent et au futur dans ce texte de Nicolas Langelier.


Montréal a toujours été une ville-frontière, une ville-relais, une ville-comptoir. Une plaque tournante. Un point d’arrivée (de La Rochelle, Liverpool, Odessa, Guangzhou) aussi souvent qu’un point de départ (vers le fort Détroit, Nashua, Calgary, Blainville). Un endroit où se mêlent les langues et les origines, les aspirations et les inclinations. L’Outaouais, après avoir pagayé sur des centaines de kilomètres, présente ses fourrures au marchand de la rue Saint-Paul. Le cultivateur de Saint-Constant ou Lavaltrie, ayant vendu ses maigres possessions, débarque à la Pointe-Saint-Charles avec sa famille et fait la connaissance du propriétaire de son logement, un Anglais, et de la famille irlandaise qui partagera leur palier. La jeune Française, pvt en poche, se présente devant l’agent des douanes à Dorval et doit lui faire répéter sa question. L’histoire de Montréal, c’est l’accumulation de millions de récits de contacts entre des mondes, des cultures, des manières d’envisager la vie, la mort et un peu tout ce qu’il y a entre les deux.

Cette ville patentée, ramanchée, constamment repatchée est un endroit où l’avenir a quelque chose d’aléatoire, quelque chose qui émergera de la confusion, peut-être, et prendra des formes encore inimaginables, imprévisibles. Montréal a toujours été une expérience à l’issue incertaine.

Je pense à Montréal et je pense à Samarcande, à Alexandrie, à la cantina dans Star Wars: transactions, négociations, cohabitations pas nécessairement faciles mais très souvent fécondes. Je pense à sa devise «Concordia Salus»—«le salut par la concorde»—et je me dis que la concorde, depuis quatre siècles, doit beaucoup à la seule langue universelle: celle de l’argent. Sauf que je vois quelque chose de positif dans ça, un pragmatisme qui aplanit les différences. Cette ville n’a jamais été très propice aux idéologies. La conversion des autochtones, le socialisme ou le nationalisme (qu’il soit canadien-français, canadien-anglais ou québécois)n’ont jamais trouvé un sol particulièrement favorable dans cette ile à la terre noire pourtant très riche. Mais quand la mère de famille canadienne-française habille son monde chez le commerçant juif, quand l’homme né en Calabre loue son trois et demi à un autre qui vient de Petit-Goave, quand le Montréalais d’origine tunisienne achète une livre de beurre au dépanneur vietnamien, il y a là un effacement de ce qui pourrait diviser, au bénéfice de ce qui rassemble: les choses essentielles comme manger, se loger, se vêtir, vivre, juste vivre. Et rêver, quand il reste un peu de temps.

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Cette coexistence n’a pas toujours été évidente, bien sûr, et elle ne l’est toujours pas, tout le temps. L’histoire de Montréal est ponctuée de confrontations, des guerres iroquoises à la mort de Fredy Villanueva sous les balles du spvm, en passant par la destruction du Parlement canadien en 1849, l’engagement du pays dans les deux guerres mondiales, le conflit linguistique de Saint-Léonard, les tensions avec la communauté hassidique, la lutte—très linguistique, elle aussi—contre les fusions municipales, et bien d’autres encore. Chaque jour, depuis toujours, un million de ces chocs potentiels sont gérés par les Montréalais, aux quatre coins de la ville [voir «Parc-Ex, en fragments», p.82].



Dès le début, cette identité frontalière était présente. Près d’une trentaine d’années avant l’utopique tentative de rebranding de Montréal en Ville-Marie par un petit groupe de Français riches et mystiques, Samuel de Champlain avait déjà établi, sur la Pointe-à-Callière, un poste de traite saisonnier. «Au cours des années qui suivent, raconte Paul-André Linteau dans sa Brève histoire de Montréal, Montréal devient un lieu de rencontre entre les Amérindiens et les commerçants français. Les premiers y viennent par groupes, au cours de l’été, avec leurs canots chargés de fourrures des Pays d’en haut, qu’ils échangent contre des produits européens.»

Puis sont donc arrivés Paul de Chomedey, Jeanne Mance et le reste de leur petite bande d’intrépides colons, il y a 375 ans. Leurs commanditaires, les gens riches et mystiques cités plus haut, avaient clairement annoncé leurs intentions en créant une compagnie nommée Société de Notre-Dame de Montréal pour la conversion des Sauvages de la Nouvelle-France. Le pitch: Ville-Marie sera un endroit où Amérindiens et Blancs vivront côte à côte, au quotidien, partageant religion catholique et techniques agraires.

Il est difficile d’imaginer le mélange de courage et de foi aveugle qu’il a fallu à ces Français pour venir fonder une ville si loin des limites de leur civilisation, au cœur d’un territoire magnifique mais inhospitalier (les raids iroquois au point du jour, les inondations glaciales au printemps, le manque de tout, tout le temps). Montmagny, gouverneur de Québec, n’a pu s’empêcher de jeter un regard désapprobateur sur toute l’affaire, la qualifiant de «folle aventure» et donnant le coup d’envoi à plusieurs siècles de rivalité Québec-Montréal.

Les autochtones, cependant, étaient bien plus intéressés par le commerce de la fourrure que par les caprices du dieu de l’homme blanc. Même chose du côté des Montréalistes, comme on les appelait alors, qui ont bien assez vite découvert que la position de la ville—au confluent de deux grands cours d’eau menant au cœur du continent et au pied de rapides obligeant un portage—leur offrait des opportunités d’affaires exceptionnelles. Rapidement, le nom de Ville-Marie a été abandonné en même temps que la mission évangélisatrice, les piètres fortifications de la ville n’auraient servi à rien en cas de véritable attaque ennemie—comme le long de l’actuelle voie ferrée du Canadien Pacifique [voir «Instantanés», p.75], il y avait de nombreuses brèches pratiquées par la population pour aller et venir plus facilement—mais tout le monde s’en foutait un peu, les Montréalais ayant pris gout à ce qui devenait peu à peu leur raison d’être: commercer.

Le baron de Lahontan—certainement pas le dernier résident de Montréal à combiner les titres de héros, déserteur, courtisan et écrivain—écrivait, en 1685:

Vous voudriez savoir, dites-vous, en quoi consiste le commerce de la ville de Montréal, le voici. [...] Les habitants de l’ile et des côtes circonvoisines viennent faire leurs emplettes à la ville deux fois l’an, achetant les marchandises cinquante pour cent plus cher qu’à Québec. Les sauvages des environs, établis ou vagabonds, y portent des peaux de castor, d’élan, de caribou, de renard et de martre, en échange de fusils, de poudre, de plomb et autres nécessités de la vie. Tout le monde y trafique avec liberté, et c’est la meilleure profession du monde pour s’enrichir en très peu de temps.

Une grande foire se tenait ainsi chaque été sur la grève devant la ville (surement pas très loin de l’endroit où Suzanne Vaillancourt mènera Leonard Cohen par la main [voir «Le Montréal littéraire», p.93], trois siècles plus tard), et des centaines de représentants de toutes sortes de nations amérindiennes y apportaient leurs pelleteries, transigeaient, remplissaient leurs canots du fruit de leur négoce.

Puis, peu à peu, les Montréalais ont compris cette loi éternelle du commerce: c’est toujours une bonne idée d’éliminer les intermédiaires. Et ils sont eux aussi partis à la découverte du continent immense, que ce soit pour aller chercher les fourrures ou pour construire et tenir le réseau de forts et de postes de traite permettant auxdites fourrures de faire le long chemin de retour vers Montréal, pour être négociées, traitées, réacheminées vers le reste du monde. Les Grands Lacs, la vallée de l’Ohio, les prairies de l’Ouest, le bassin du Mississippi: Montréal était au cœur de cet incommensurable territoire où l’on parlait des dizaines de langues différentes, où il y avait des lacs grands comme des mers et des forêts de pins hauts comme des cathédrales, des bayous et des plaines arides, un invraisemblable enchevêtrement de rivières et de ruisseaux. L’intérieur du continent est devenu la cour arrière des Montréalais.

Si elle a provoqué des tensions, à commencer par les grincements de dents de l’élite installée à Québec, cette vocation commerciale a aussi donné naissance à une mentalité singulière. «L’appel de l’Ouest et les expéditions militaires créent une mobilité géographique qui donne à la société montréalaise une allure particulière: une partie des hommes sont constamment ailleurs, et l’esprit d’aventure, la recherche de la gloire ou celle de la fortune contribuent à façonner une mentalité distincte, typique d’une ville de la frontière», écrit Paul-André Linteau. Alors que Québec et Trois-Rivières, par exemple, étaient des villes françaises implantées dans la vallée du Saint-Laurent, Montréal, lui, était déjà nord-américain.

La Conquête est arrivée, et avec elle la fin de l’empire français en Amérique du Nord. Mais Montréal a bien sûr gardé son emplacement exceptionnel et, pendant longtemps, s’est perpétuée l’idée d’un centre de transit unique en Amérique. Dans le port débarquaient des gens originaires d’Écosse, d’Angleterre et d’Irlande, bien décidés à «s’enrichir en très peu de temps», comme Lahontan l’avait vu un siècle plus tôt. Même chose pour tous ces habitants arrivant des vieilles campagnes, alors surpeuplées. La ville est devenue la métropole d’un pays à l’avenir brillant, l’une des perles d’un empire bien plus grand encore que celui que les Français avaient eu.


Montréal était au cœur de cet incommensurable territoire où l’on parlait des dizaines de langues différentes, où il y avait des lacs grands comme des mers et des forêts de pins hauts comme des cathédrales, des bayous et des plaines arides, un invraisemblable enchevêtrement de rivières et de ruisseaux.

En 1894, quand Télesphore Saint-Pierre rédigeait son Histoire du commerce canadien-français de Montréal, 1535–1893, il était toujours sous l’emprise de cette vision: «Quelle que soit la politique de nos gouvernants, il est évident que Montréal est destiné par sa position géographique, par ses moyens de communication avec le Nord-Ouest, par l’intelligence et l’énergie de ses citoyens, à devenir le principal port de l’immense et féconde région qui s’étend au nord et à l’ouest des Grands Lacs, et la métropole de l’un des plus grands pays du monde. C’est le ferme espoir de tous ses enfants.» (Bien sûr, à l’époque, le quart de ses enfants mouraient avant l’âge d’un an, du moins parmi la classe ouvrière canadienne-française. Un sur quatre. Mais ne laissons pas les aléas de la santé publique à l’ère victorienne ternir le lyrisme de l’auteur.)

Jusqu’à la Première Guerre mondiale, et même après, c’est à Montréal qu’était contrôlée la vaste majorité du transit naval, ferroviaire et bancaire canadien. Les espoirs grandioses paraissent justifiés.



Il me semble que ceux d’entre nous qui ont grandi à Montréal dans les années 1960 et 70 ont connu cette impression d’un avenir prometteur pour la ville et ce qu’elle représentait.

Certes, Toronto lui avait ravi le titre de métropole du Canada, le transport par train n’était plus ce qu’il était et le transport fluvial non plus, beaucoup de manufactures et de sièges sociaux avaient migré ailleurs. La banlieue aspirait déjà les jeunes familles. Les signes de déclin étaient bien visibles, aux abords du canal Lachine comme dans les tableaux de Statistique Canada. Des choses avaient commencé à mourir, de la classe ouvrière d’Hochelaga-Maisonneuve à l’accent unique des Anglo-Montréalais de souche, «faintly British, with amused, interrogative upward-turning endings», comme Adam Gopnik l’a décrit dans le New Yorker.

Mais les années suivant la Deuxième Guerre mondiale et celles de la Révolution tranquille avaient aussi été une période de bouleversements positifs. Il y avait eu le succès indéniable de l’Expo, le métro, le nouveau centre-ville. La ville avait vu grand, au cours des dernières décennies [voir «Le Montréal qui aurait pu être», p.70], et elle continuait à le faire, menée par un maire parfois mégalomane mais toujours inspiré. Il lui restait ce cachet de cité internationale que Toronto n’avait pas encore, l’État québécois était en pleine croissance et Montréal en était le cœur économique, culturel et démographique. Et puis, il lui restait tout ce potentiel inexploité: humain, économique, physique.

L’Est de la ville, par exemple, était encore un territoire semi-rural. Depuis les fenêtres de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont, où je suis né en 1973, on apercevait les vieilles terres agricoles qui persistaient au nord et à l’est, à Saint-Michel, Saint-Léonard et Anjou, alors qu’au sud, on pouvait observer les pharaoniques travaux de construction du Stade et du Village olympique. Le 19e siècle d’un côté, une certaine idée du 21e de l’autre. Si, rendu là, Montréal avait perdu beaucoup de sa superbe du début du 20e, il avait gardé de ses années de gloire une impulsion, un élan vers l’avant, qui lui permettait toujours de se projeter dans un avenir nécessairement étincelant. Rien d’anormal, donc, à planifier un métro de 300 stations, un aéroport parmi les plus modernes au monde ou de s’imaginer en métropole de sept millions d’habitants en l’an 2000.

Mais une douzaine d’années après l’aile des naissances de Maisonneuve-Rosemont, mes camarades de classe et moi étions massés devant d’autres fenêtres, celles de notre école secondaire. Le mat du Stade olympique venait tout juste d’être terminé, une longue décennie après les Jeux, et pour nous, enfants de l’Est qui avions grandi à proximité d’un socle inélégamment tronqué, il y avait quelque chose d’excitant à le voir enfin s’élancer dans le ciel, avec le centre-ville en arrière-plan. Mais notre professeur de mathématiques, monsieur Coutu, nous avait rapidement ramenés à une autre réalité: «Profitez-en avant qu’il s’écroule», avait-il lancé derrière nous, fondant de toute évidence peu d’espoir à la fois dans la qualité de sa construction et le destin de Montréal en général.

Manifestement, entre les ambitieux rêves d’avenir de Montréal et la réalité de la fin du 20e siècle, quelque chose d’important avait été perdu. Au-delà du contexte macroéconomique, des grandes tendances mondiales et des bouleversements sociopolitiques qui avaient secoué le Québec, une réalisation s’était peu à peu imposée dans l’esprit des Montréalais: les choses allaient être beaucoup plus compliquées que prévu.

Et, effectivement, les décennies qui ont suivi n’ont pas été tendres. La récession des années 1990, les vitrines placardées, les problèmes sociaux et économiques. Respectivement deux et trois mandats consécutifs par deux maires médiocres, Pierre Bourque et Gérald Tremblay, leurs petites administrations entre amis. Un gouvernement provincial qui se fout de Montréal, un gouvernement fédéral qui ne fait pas beaucoup mieux (par exemple l’implantation de l’Agence spatiale canadienne au milieu d’un champ, à Saint-Hubert, plutôt qu’au centre-ville comme le souhaitait à peu près tout le monde à Montréal) et un «reste du Québec» qui semble avoir décidé que Montréal est l’ennemi. L’aventure grotesque des défusions. Les jeunes anglos qui continuent à fuir la ville dès qu’ils ont un diplôme en poche, ou même avant. La banlieue qui, de «maison de ville urbaine» en lifestyle centre en stationnement incitatif, s’étire paresseusement jusqu’à Saint-Jérôme, Oka, L’Assomption, Saint-Hyacinthe. Eaton qui ferme, Ben’s qui ferme, le boulevard Saint-Laurent au grand complet qui semble fermer. Les Expos qui partent, les Canadiens qui ne font pas les séries. Des choses anecdotiques mais néanmoins symboliques, comme ce spécialiste britannique du branding urbain qui, visitant la ville en 2006, dit à La Presse «La route de l’aéroport, ça m’a donné une très mauvaise impression. J’ai vu cela et je me suis dit: je ne suis pas dans le bon pays, je suis au Kazakhstan».

Pendant longtemps, il a semblé que, comme pour le Kazakhstan, les plus beaux jours de Montréal étaient quelques siècles derrière lui.

Puis, contre toute attente, petit à petit, les signes d’une possible renaissance ont commencé à se multiplier. C’est éminemment discutable, mais il me semble que, comme au 17e siècle, tout a démarré près de la Pointe-à-Callière: le développement de la Cité du multi-média, au début des années 2000, dans un quartier où il n’y avait alors pas grand-chose d’autre que des immeubles abandonnés aux squatteurs et aux organisateurs de partys illégaux. Pour la première fois depuis une éternité, un signal de croissance était envoyé. Puis, en vrac: cette période brève mais euphorique au cours de laquelle la scène musicale montréalaise a été l’une des plus hot sur la planète, grâce à Arcade Fire, bien sûr, mais aussi à bien d’autres, jusqu’à Malajube qui a improbablement fait parler de lui à l’étranger, pendant un temps. L’arrivée d’Ubisoft dans le Mile End et de tous ces jeunes Français qui se sont mis à débarquer, apportant avec eux un nouveau souffle culturel et une source inépuisable de stagiaires surqualifiés. Les interventions structurantes de la Ville, le Quartier international et le Quartier des spectacles, et la création de Projet Montréal, dont l’élection du premier représentant, en 2005, a favorisé la mise de l’avant des principes de Jane Jacobs [voir «Pour un nouveau récit collectif de Montréal», p.58] et de l’urbanisme tactique [voir «L’empire de l’éphémère», p.144], et en un temps étonnamment court, des quartiers entiers sont revenus à la vie. On pourrait continuer longtemps à énumérer les apports positifs à Montréal, depuis une dizaine d’années. 


Pendant longtemps, il a semblé que les plus beaux jours de Montréal étaient quelques siècles derrière lui.

J’assistais cette semaine à un mariage au pied de la Tour olympique, dans un espace réaménagé selon ces nouveaux principes urbanistiques par une -entreprise—Pépinière & Co—cofondée par l’un de ces jeunes Français débarqués ici pour ne jamais repartir. Ce lieu qui, encore tout récemment, était un symbole de déclin, voire de honte collective, est en voie d’être réhabilité et réhumanisé. Desjardins est d’ailleurs sur le point d’installer des bureaux dans le mat, ce qui, même en 1986, aurait semblé improbable.

Quelque chose se passe, à Montréal, en ce moment. Et peut-être le plus étonnant, c’est que la ville y arrive en dépit de la présence continue de plusieurs des contextes défavorables énumérés plus haut. Elle a encore un maire médiocre, cette fois un ex-député fédéral qui tente de canaliser l’esprit de Jean Drapeau, mais ne réussit en général qu’à avoir l’air que d’un mini-Régis Labeaume. Elle est toujours aux prises avec un gouvernement provincial qui lui impose des décisions dommageables, en particulier sur le plan des infrastructures de transport. La banlieue continue de se développer d’une manière qui nuit à tout le monde, des contribuables à l’environnement. Des inégalités inacceptables persistent, économiques et sociales.

Mais ce qui a sauvé Montréal, c’est qu’il s’est trouvé de nouveaux alliés. De jeunes anglos venus de la Saskatchewan, du Michigan ou même—«Tabar-fucking-nak!», comme dit ma coiffeuse anglo—de Toronto ont remplacé une partie de ceux qui sont partis depuis quelques décennies. Des gens, avec peu de moyens mais beaucoup de travail, ont compensé pour nos grosses institutions culturelles, qui ont souvent tendance à jouer fessier, comme on dit aux cartes. La Caisse de dépôt a pris la relève là où le PQ et le PLQ ont laissé tomber la ville. Projet Montréal et quelques autres élus un peu orphelins pallient l’absence de vision du maire et de son parti. Le capital de risque donne des signes de finalement vouloir remplacer le vieil argent de la bourgeoisie anglophone. Des fondations dynamiques et visionnaires agissent là où nos gouvernements financent une énième étude.

Les grandes ambitions du 19e siècle ou des années 1960, elles, ont été échangées pour des objectifs beaucoup plus modestes, mais ce n’est pas une mauvaise chose en soi. Un quartier aménagé afin d’être plus convivial pour ses résidents est aussi nécessaire, à bien des niveaux, qu’une exposition universelle. Un réseau de pistes cyclables étendu et sécuritaire vaut bien un ou deux échangeurs autoroutiers. C’est une question de priorités, une autre échelle de valeurs par rapport à ce qui est vraiment important.



Voilà donc où nous en sommes, bientôt 375 ans après l’arrivée de nos audacieux colons-évangélisateurs et cette messe, par un beau jour de mai 1642, au cours de laquelle le père Vimont a prédit un avenir fantastique à la ville: «Ce que vous voyez n’est qu’un grain de moutarde, mais il est jeté par des mains si pieuses et animées de l’esprit de la foi et de la religion que, sans doute, il faut que le Ciel ait de grands desseins, puisqu’il se sert de tels ouvriers, et je ne fais aucun doute que ce petit grain ne produise un grand arbre, ne fasse un jour des merveilles, ne soit multiplié et ne s’étende de toutes parts.»

Imaginez comment la vue devait être magnifique dans toutes les directions, ce jour-là, avec le large fleuve coulant tout près, les iles verdoyantes, les forêts à perte de vue sur l’autre rive, les collines montérégiennes à l’horizon, le mont Royal et ses pentes douces baignées du soleil du début de l’été, la grande coupole du ciel surplombant tout ceci. Comprenez comment ce genre de contexte est propice aux bons présages.

La réalité a souvent été à la hauteur de cette prédiction, depuis trois siècles et trois quarts. Montréal s’est multiplié et s’est étendu de toutes parts. Montréal a fait des merveilles. Il y a aussi eu des moments moins glorieux, inévitablement, en particulier dans le passé récent.


Quelque chose se passe, à Montréal, en ce moment.

Mais Montréal a connu plusieurs réinventions, au cours de son histoire—de poste de traite à mission religieuse, à première véritable ville canadienne, à ville coloniale britannique; de métropole continentale où l’anglais est la langue dominante à métropole provinciale où c’est à nouveau le français qui a le dessus, etc.—, et il est permis d’espérer qu’il est à la veille d’une nouvelle réinvention, qui lui permettra d’entrer de plain-pied dans le 21e siècle. Mais le vrai 21e siècle, pas celui qu’on imaginait en 1945 ou en 1967 ou en 1973. Le 21e siècle des changements climatiques, de la diversité culturelle, de l’internet. Le siècle d’Elon Musk et de gens brillamment radicaux qu’on ne connait pas encore.

C’est ma propre prédiction optimiste, et peut-être qu’elle aussi est influencée par le contexte particulier du crépuscule d’été au cours duquel j’écris ceci, le ciel orangé au-dessus du Mile End, les vélos perçant sans bruit l’air quasi tropical, la vie partout, les centaines de milliers de conversations simultanées, dans toutes les langues, toute la diversité d’un samedi soir au cœur d’une agglomération de millions d’habitants, et en même temps les coïncidences invraisemblables qui doivent être en train de se produire à ce moment précis, les rencontres fortuites dignes d’un village, les rapprochements inattendus qui s’avèreront peut-être un jour avoir été déterminants.

Autour de quoi cette réinvention montréalaise pourrait--elle tourner? Les nouvelles technologies, bien sûr. L’innovation sociale. La qualité de vie. La créativité. Cette vieille spécialité montréalaise qu’est le commerce.

Mais c’est peut-être une autre spécialité montréalaise qui mérite d’être mise de l’avant: le compromis. L’art de faire cohabiter harmonieusement des gens aux aspirations et aux origines diverses. Dans un monde qui semble présentement bien décidé à détruire ce qui reste des espoirs de paix et de justice mondiales fondés au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, ceux-là mêmes qui ont imprégné l’Expo 67, est-ce faire preuve d’un optimisme déraisonnable que de penser que Montréal pourrait être un modèle positif, pour la suite du monde? Peut-être. Mais l’optimisme déraisonnable a justement été le fonds de commerce de cette ville, de Maisonneuve à Jean Drapeau à Alexandre Taillefer, de Marguerite de Lajemmerais à Simone Monet à Laure Waridel.

Et on peut avancer sans trop de risque de se tromper que Montréal est devenu meilleur que jamais pour la coopération, ces dernières années. Les deux grandes communautés qui ont construit cette ville l’ont souvent fait en se tournant le dos—pour toutes sortes de raisons compliquées mais compréhensibles—, francophones et anglophones dédoublant les structures, les regroupements et les clubs de toutes sortes. Ou, au mieux, en se tolérant les uns et les autres. Mais ce qu’on a vu apparaitre depuis relativement peu de temps (quinze ans? Vingt? Vingt-cinq, tout au plus?), c’est une véritable coopération, dans tous les domaines, qu’il s’agisse de politique, d’affaires, de culture, d’éducation.


C’est peut-être une autre spécialité montréalaise qui mérite d’être mise de l’avant: l’art du compromis.

Même chose avec les autres communautés culturelles. Même si tout n’est pas parfait, si la discrimination systémique reste un défi constant, il semble assez clair que Montréal est une ville qui a bien su gérer sa très grande diversité, au quotidien. Le riche milieu communautaire de Montréal, en particulier, a beaucoup contribué à cette cohabitation, à l’instar de Nahid Aboumansour [voir «En principes», p.52] et de milliers d’invisibles, qui travaillent à rendre cette diversité possible. 

Le talent pour les compromis et la coopération s’est aussi manifesté, ces dernières années, dans toutes sortes de forums où des représentants de milieux variés et souvent opposés ont réussi à réfléchir et à travailler ensemble à la ville qu’ils souhaitent construire. Je pense par exemple à des initiatives comme Je vois/fais mtl ou Amplifier Montréal, qui ont permis de bâtir des consensus là où, il n’y a pas si longtemps, il y avait surtout des désaccords.

«Concordia Salus», nous rappelle la devise de Montréal. Et plus que jamais—quand on regarde ce qui se passe actuellement aux États-Unis ou en Europe, sans parler du Moyen-Orient—, ça semble être nécessaire de le garder en tête.



«C’est une ville qui attend», disait la poète Michèle Lalonde, dans un dossier que la revue Liberté consacrait à Montréal, en 1963. J’avais eu la même impression en 1999, revenant en ville après un séjour prolongé à Londres. Une langueur qui recouvrait et étouffait tout, comme la cendre sur Pompéi. Une ville qui se cherchait, ne savait plus trop à quoi elle servait.

Mais il me semble que c’est beaucoup moins vrai, en 2016. Avec une ardeur qu’on ne leur avait pas vue depuis longtemps, les Montréalais ont cessé d’attendre après quelque chose—une intervention divine ou gouvernementale, une reprise dans le textile, un dénouement à la question nationale, un maire qui se peut—et ont plutôt choisi de multiplier les petites actions, conscients que leur cité ne sera sans doute plus jamais la métropole du Canada, ou son plus grand port, ou la plaque tournante de son trafic aérien, mais qu’elle pourrait être autre chose, à sa manière unique, quelque chose dont ils pourraient à la fois être fiers et profiter au quotidien.

Cette vigueur retrouvée, Montréal la doit aux individus courageux—hommes, femmes et enfants—venus s’installer ici, au 21e siècle comme au 17e, en provenance de l’étranger ou de la couronne nord. Mais il la doit aussi à celles et ceux qui, chaque jour, font le choix de rester à Montréal et de s’y investir, plutôt que de partir pour Berlin, Toronto ou Sainte-Julie.

Cette ville patentée, ramanchée, constamment repatchée a ce qu’il faut pour devenir la ville-frontière d’un nouvel hinterland qui serait quelque chose d’encore plus grand que l’intérieur du continent. Un arrière-pays mental, celui-là, un nouveau monde de possibles dont nous pourrions devenir les explorateurs, afin que la folle aventure se poursuive et que nous puissions continuer, ensemble, à faire des merveilles. 


Mile End, Montréal

Juillet 2016

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