Le Montréal des extrémités

Riverdale High School, Pierrefonds.
Riverdale High School, Pierrefonds.
Nicolas Dufour-Laperrière
Publié le :
Urbanité

Le Montréal des extrémités

Quand on pense à Montréal, nous viennent généralement en tête ses quartiers centraux, son centre-ville, sa place au cœur de la région métropolitaine. Mais Montréal, c’est évidemment beaucoup plus que cela, et c’est entre autres une ceinture de quartiers et de villes qui—dans leurs aspirations, leur mode de vie comme dans leur apparence—ont souvent plus à voir avec la banlieue ou la campagne qu’avec le Plateau Mont-Royal. En cinq concepts, des Montréalais originaires de ces frontières nous parlent de la vie loin du centre.

Attente

Julien Lefort-Favreau

La valeur du temps est toute relative. L’écrivain Pierre Bergounioux explique que le progrès technologique ne se diffuse pas à une vitesse uniforme sur un territoire donné. Dans le Limousin de son enfance, la modernisation des années 1950 restait une chose assez abstraite: ni télé ni machine agricole perfectionnée ne peuplait son paysage. Le sociologue Fernand Dumont raconte essentiellement la même chose: pensionnaire à Québec au début de la Deuxième Guerre mondiale, il ignorait encore à 17 ans le fonctionnement d’un téléphone. Chez lui, à Montmorency, il n’y avait tout simplement pas d’appareil. Un voyage dans l’espace équivaut parfois à un voyage dans le temps. Dumont compare ce double déplacement à une émigration.

Le Pierrefonds des années 1990 n’était pas le Québec rural des années 1940, non, mais il peut être surprenant d’observer que le non-conducteur que j’étais—on adopte les signes de distinction sociale que l’on peut: je refusais de passer mon permis—y était soumis à des périodes d’attente extravagantes. À 6h45, l’autobus jaune me cueillait chez moi pour me déposer à l’école secondaire de Senneville, tout à l’ouest de l’ile de Montréal, avant de repartir chercher les petits du primaire. Résultat: une heure de poireautage avant le début des cours. Chaque fin de semaine, 12 kilomètres de vélo aller-retour pour les cours de natation et 3h30 de train pour voir un film de 90 minutes. Cinquante minutes de marche pour aller acheter de la crème glacée à l’épicerie. Quarante kilomètres pour aller dans un pool party à Pincourt.

Ces expériences créent dans la psyché du jeune résident des extrémités montréalaises une tolérance pour une disproportion ridicule entre le temps de déplacement/d’attente et celui de l’activité elle-même. Une vie plus digne de la banlieue que de la ville, et on retrouve davantage de flâneurs sur les boulevards périurbains que dans le Paris de Baudelaire.

Je réalise que cette habitude à la relativité du temps ponctue ma vie de grande personne, que j’occupe à traverser notre beau pays pour distiller un mince savoir sur les lettres modernes auprès d’étudiants anglophones. Dans le train de Via Rail, dont je suis devenu membre Privilège, je reste identique à l’adolescent de la ligne Deux-Montagnes—Gare centrale (arrêt: Roxboro-Pierrefonds), accompagné d’une pile de livres et de musique, attendant patiemment d’arriver quelque part.


Julien Lefort-Favreau a grandi dans un Pierrefonds qui était encore une ville et non un arrondissement de Montréal. Il enseigne la littérature française à l’Université de Sherbrooke, où il est chercheur post-doctoral Banting, et à l’Université Queen’s, à Kingston. Il est membre du comité de rédaction de la revue Liberté depuis 2012.

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Centre d’achats

Violaine Charest-Sigouin

Le Montréal-Nord de mon enfance était un royaume de verdure, de journées passées dans la piscine, de tomates--cerises croquées dans le jardin. Notre terrain était si grand qu’il hébergeait deux maisons: la nôtre et un chalet où ma grand-mère venait passer ses étés.

Mais ce royaume, aussi magnifique soit-il, ne me suffisait pas. Très jeune, j’avais déjà ce désir d’explorer le monde. À cinq ans, cela se traduisait par des expéditions répétées au Mail Léger-Langelier, et je me rappelle ma fascination pour le système de tapis roulant du Provigo, qui permettait d’acheminer les sacs d’épicerie jusqu’aux voitures.

Bientôt, j’allais découvrir que le monde était vaste et qu’il existait un centre d’achats encore plus grand: la Place Bourassa. À 11 ans, j’y allais tous les vendredis soirs avec mes amis. Je n’y achetais jamais rien. La fébrilité de pouvoir y flâner me suffisait amplement.

C’est vers l’âge de 15 ans que suis devenue une vraie -petite consommatrice. D’innombrables fois, j’ai fait le trajet presque entier de la 33 Langelier pour aller à ce palais du magasinage qu’était la Place Versailles. Mais c’était avant de découvrir le paradis: la rue Sainte-Catherine. Pour m’y rendre, je devais prendre la 48 Perras, la ligne orange du Métro, puis la ligne verte. Le soir venu, j’étais prête à refaire ce trajet d’une heure pour sortir aux Foufounes électriques. Parfois, je rentrais chez moi en autobus de nuit, ce qui signifiait que je devais marcher une quinzaine de minutes sur le boulevard Langelier. Il ne m’est jamais passé par l’esprit qu’il était risqué pour une fille de mon âge d’y marcher seule à 3h du matin.

Lorsque ma mère, devenue chef de famille monoparentale, a dû vendre notre maison, je n’ai pas ressenti de tristesse. J’étais bien trop impatiente de déménager dans notre nouvel appartement, qui se trouvait à côté du métro Henri-Bourassa. Je me rapprochais enfin du centre-ville!

Aujourd’hui, le magasinage ne fait plus partie de mes activités préférées. J’habite le Mile End, où tout est si près que je me déplace à pied ou à vélo. N’empêche que je serais prête à faire un interminable trajet d’autobus pour retrouver, si je le pouvais, le royaume de mon enfance.


Lorsqu’elle habitait à Montréal-Nord, Violaine Charest-Sigouin s’évadait en lisant des romans et en magasinant. Aujourd’hui, elle vit de sa plume en écrivant pour des magazines et voyage aussi bien pour le plaisir que pour le travail.

  • Quai de chargement sur le fleuve Saint-Laurent, Est de Montréal.

Eau

Nicolas Langelier

Montréal est né au bord de l’eau (on pourrait même dire qu’il est né dans l’eau, tant les inondations étaient une calamité récurrente, jusqu’au début du 20e siècle). Mais vers 1850, le caractère commercial et industriel de ce qu’on appelle aujourd’hui le Vieux-Montréal s’est accentué, et la population s’est progressivement déplacée. Les plus riches ont remonté la côte en direction du mont Royal, de ses vergers et de son air pur, tandis que la vaste majorité est plutôt allée vers les faubourgs, à l’ouest, à l’est et au nord, coupés du fleuve par des entrepôts, des manufactures et des voies de chemin de fer. C’est à ce moment qu’est née cette conception du Montréal-qui-tourne-le-dos-au-fleuve.

Mais, petit à petit, les autres berges de l’ile ont vu leur population croitre, et il s’y est développé une vie souvent orientée vers l’eau. De Sainte-Anne-de-Bellevue à Pointe-aux-Trembles, de Dorval à Ahuntsic, elle n’est jamais très loin, pour les Montréalais loin du centre. Elle est à la fois un point de repère, une aire de divertissement, un prétexte à la méditation et une invitation malavisée au ski nautique. La pollution industrielle et humaine de la deuxième moitié du 20e siècle a pendant un temps affecté cette interaction mais, depuis quelques décennies, avec l’amélioration de la qualité de l’eau du fleuve et de la rivière des Prairies, celle-ci retrouve peu à peu sa vigueur d’autrefois.

J’ai passé les sept premières années de ma vie au bord de la rivière des Prairies, et je garde encore, 35 ans plus tard, un souvenir très précis de son odeur et des couleurs qu’elle prend, de sa tiédeur en juillet, du vrombissement de l’aéroglisseur brise-glace au printemps, de sa présence tranquille au bout de la rue Delphis-Delorme. Adolescents, de l’autre côté de la pointe de l’ile, nous faisions des feux et du mush au bord du fleuve, ou bien nous allions boire des rivières de bière à la marina de Repentigny, et c’était une sorte de vie balnéaire.

Souvent j’ai visité le bout de berge à Rivière-des-Prairies où, en juillet 1690, 25 colons ont tendu une embuscade à la centaine de guerriers iroquois qui passaient par là pour attaquer Montréal. J’aimais cette image du Bout-de-l’Île en tant que poste avancé protégeant la ville, et je pense qu’aujourd’hui c’est encore ainsi que je le vois: un endroit d’où l’on guette ce qui s’en vient, la main en visière et les yeux plissés, le soleil d’été comme un million de diamants à la surface de l’eau. 


Nicolas Langelier est l’éditeur et le rédacteur en chef de Nouveau Projet. Il a vécu 20 ans dans l’Est et, malgré les 20 années suivantes passées dans le Mile End, il a encore l’impression que chez lui, c’est de l’autre bord du pont-tunnel.

  • Arrêt d’autobus, Baie de Valois, Pointe-Claire.

Humilité

Jonathan Livernois

L’histoire en accéléré: le vieux village de la Longue-Pointe,

des résidences secondaires cossues (comme le domaine

Limoilou de George-Étienne Cartier), le tramway jusqu’au Bout-de-l’Île en 1897, le lotissement des terres d’Hector Vinet et de Pierre Tétreault (lesquelles formeront Tétreault-ville en 1907), le parc d’attractions Dominion de 1906 à 1937, des usines, le port, le pont-tunnel Louis-Hippolyte La Fontaine. Et l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu, avec Nelligan dedans, pas très loin.

L’histoire de l’Est témoigne de l’industrialisation rapide de Montréal. Entre le village et l’usine, entre Longue-Pointe et sa destruction pour laisser le champ libre au pont--tunnel, il ne reste plus grand-chose. Il y a là un certain dénuement, comme si les choses s’étaient passées trop vite pour laisser des traces. Deux ou trois maisons du 18e siècle restent à peine debout, dont une aurait été le lieu d’incarcération d’Ethan Allen, héros de la révolution américaine, dont les troupes ont voulu prendre Montréal en débarquant à Longue-Pointe, en septembre 1775. De ça, pas vraiment de traces, sinon qu’on a donné le nom de «parc de la Capture-d’Ethan-Allen» à un bout de la promenade Bellerive. Il faudra aller au Vermont pour en apprendre plus. 

Pourquoi vivre à Tétreaultville, large arrière-cour montréalaise, sorte de terrain vague paradoxalement habité? Banalité déconcertante: parce que certains y sont nés, que d’autres y ont travaillé ou y travaillent encore. Sans compter qu’il y a aussi des coins plus décents dans le quartier, au nord de la rue Sherbrooke, près de Ville d’Anjou, par exemple. Mais, même là, les odeurs d’usine et les façades décaties, jamais très loin, rappellent que nous ne serons -jamais à Brossard.

Plus encore, choisir d’habiter à Tétreaultville, c’est choisir (ou se faire choisir par) le fleuve. Le poète Fernand Ouellette rappelait tous ces noyés de sa jeunesse, remontant à la surface, s’échouant sur la plage au printemps, et qu’il ramassait depuis le hors-bord familial. Les morts du dernier hiver (comme le père et le frère de René Derouin), le dénuement des immeubles (pas d’églises ou d’édifices flamboyants comme dans Maisonneuve), et des usines qui font (ou ne font plus) des choses que nous ne connaitrons jamais: c’est encore et toujours le même contact avec la -réalité, sans coup férir, qui en retient plusieurs, malgré tout, à Tétreaultville.

Comme l’a écrit Serge Bouchard, «ce qui nous arrive à nous, les vraies gens de l’Est, est tout à fait primordial; nous voyons le monde tel qu’il est, tel qu’il évolue, tel qu’il -devient. [...] Ouvertures, fermetures, l’histoire moderne se fait sous nos yeux, sur notre dos et sur nos braves épaules».


Jonathan Livernois est professeur de littérature à l’Université Laval et essayiste. Il vient de faire paraitre notre Document 09, La route du Pays-Brûlé. Il a vécu à Tétreaultville de 2001 à 2010.

  • Pont Le Gardeur, Pointe-aux-Trembles.

Automobile

Eric Deguire

L’autoroute 20 en direction ouest, et je roule dans la tranquillité de ma Ford Taurus 2002. Les sorties défilent: à Lachine, c’est la 32e avenue puis la 55e, l’avenue Dorval suit de près, puis le boulevard des Sources, le boulevard Saint-Jean et enfin le boulevard Saint-Charles. Je m’engage en direction nord pour ensuite tourner à gauche sur Sherbrooke et à droite sur Woodside. De retour au bercail: Beaconsfield.

Ce trajet familier se décline toujours de manière différente, malgré des éléments récurrents: le trafic, la déprime, les cônes orange. La radio est syntonisée entre CIBL et la CBC, quand je n’écoute pas l’un des CD qui trainent sur la banquette arrière.

Malgré le pelletage après une chute de 25 cm de neige et les pannes par 30 degrés sous zéro, malgré les primes d’assurance, les frais d’immatriculation et de réparation, cet objet encombrant et dispendieux qu’est l’automobile est aussi—pour qui habite une lointaine banlieue montréalaise—une source de liberté.

La liberté de traverser l’ile en quelques minutes, de travailler aux quatre coins de l’agglomération, de me rendre à Boston, à New York ou à L’Île-Perrot en écoutant ma musique et en me racontant des histoires. 

Et c’est à Beaconsfield que j’ai forgé ce lien intime que je maintiens toujours avec mon char, envers et contre tout. 


Eric Deguire a grandi à Beaconsfield. Il œuvre aujourd’hui comme enseignant d’histoire et de français à l’éducation des adultes dans les quartiers de Dorval et de Lasalle, ce qui le ramène régulièrement dans son Ouest-de-l’Île natal.

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