Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme
L’effondrement arrive, a même possiblement déjà commencé. Plutôt que de nier le désastre, il est temps de préparer la suite en y consacrant tout ce qui nous reste de capacité à rêver.
Alors pour retrouver où nous en étions la dernière fois, je relis ce que j’ai écrit en janvier pour l’Intro du premier numéro de Nouveau Projet. Je lis espoir, révolution et retroussage de manches. Je lis notre premier devoir est peut-être de nous forcer à nous réveiller, et je me dis qu’on aura eu une bien belle année, contre toute attente. Pour 2012 on nous annonçait la fin du monde, mais il semble qu’on ait plutôt assisté au début de quelque chose.
Malgré la rage qui aura été l’émotion par défaut durant de grands bouts de cette année-là, malgré tout ce qui ne change pas et ne changera jamais, malgré une campagne électorale désespérante, malgré la brutalité normalisée de nos forces policières et une division de plus en plus troublante au sein de la population québécoise, malgré tout ça, donc, il y aura eu une indéniable renaissance de l’espoir. Le retour d’une certaine confiance en la possibilité de prendre en main notre destinée. Et la découverte, comme une révélation, de cette chose fantastique: le réconfort qu’il y a à être physiquement entourés de gens prêts à lutter et à travailler avec nous.
Et juste pour ça, on se dit que heille, ça aura valu la peine de ne pas s’exiler au Costa Rica ou dans une cabane au fond des bois. Et que la suite promet d’être intéressante.
Avant d’aller plus loin, vous dire ceci: merci, du fond du coeur. Pour le soutien et l’enthousiasme. Pour les exemplaires de NP01 qui se sont envolés à toute vitesse et ceux de notre premier Document, La juste part, qui ont trouvé preneurs tout aussi rapidement, en faisant l’un des essais québécois les plus vendus de 2012. Pour les abonnements qui continuent d’entrer dans notre boite de courriel, jour après jour. Pour tous les bons mots et les tapes dans le dos, dans les médias et l’internet, dans les bars et les partys de famille. Pour l’amour, on oserait même dire.
Vous êtes de tous les âges, d’un peu partout au Canada et d’ailleurs dans le monde (jusqu’en Nouvelle-Calédonie), avec des profils de toute évidence fort différents. Mais tous et toutes, vous semblez partager notre vision générale des choses, et cela nous touche profondément. Il y a certainement un parallèle à tracer entre la diversité des lecteurs de Nouveau Projet et celle des gens avec qui on a marché, scandé des slogans et frappé des casseroles, physiquement ou en pensées, au cours des derniers mois. Malgré les nombreuses pressions en ce sens, Nouveau Projet n’a jamais voulu se définir comme un magazine générationnel, mais plutôt comme celui qui regrouperait les gens de tous les horizons qui ont envie que ça change. Et jusqu’à maintenant, l’expérience semble concluante.
Cette aventure pas très raisonnable avait d’abord été une intuition, un saut dans le vide, pas beaucoup plus qu’un rêve pris pour une réalité. Mais voilà que vous nous dites qu’on avait peut-être eu un peu raison et qu’on semble aller dans la bonne direction. Alors ça fait chaud au coeur et ça encourage à continuer, malgré les journées et les semaines trop longues et la marge de crédit trop remplie.
On persévère, donc. Et NP02 ici présent en est la preuve concrète, en 164 pages quadrichromiques.
L’effervescence sociale des derniers mois aura soulevé beaucoup de questions sur la société dans laquelle nous souhaitons vivre, sur les ambitions que nous partageons encore, sur les outils que nous souhaitons nous donner pour atteindre nos objectifs collectifs et individuels. Et plusieurs de ces questions, centrales, concernent le progrès: qu’est-il, au juste? Que reste-t-il de la passion pour le progrès qui a caractérisé la modernité? Comment le progrès se manifeste-t-il, en ces années 2010 troublées? Est-il même encore un objectif partagé, alors que plusieurs voudraient nous voir «déprogresser» en effaçant certains des acquis sociaux des 40, 60, 100 dernières années?
Pendant très longtemps, nous avions pourtant tenu pour acquise cette idée héritée des Lumières: que l’Histoire avait une direction, et que l’avenir serait inévitablement meilleur que le passé. Le temps n’était plus une boucle répétée à l’infini, mais une ligne qui menait tout droit à un monde revu et amélioré. Être moderne, c’était croire au progrès. Puis sont arrivées les catastrophes que l’on sait—les tyrannies modernes et les deux grandes guerres, les catastrophes scientifiques et l’holocauste écologique, le bouton «J’aime» et la grande tournée québécoise du gars dont le père est riche—et soudainement tout cela n’est plus si clair.
Quel progrès souhaitons-nous, ici, maintenant? C’est cette question fondamentale qu’abordent, chacun à leur manière, les textes de notre dossier central. De l’Antiquité au Japon -post-tsunami, de l’échangeur Turcot des glorieuses années 1960 à celui des beaucoup plus ambigües années 2010, du Mile End à Brooklyn en passant par Zucotti Park, nos collaborateurs apportent des éléments de réponse, aussi fragmentaires soient-ils.
Mais à bien y penser, c’est l’ensemble de NP02 qui tente de répondre à cette question, pas juste les textes du dossier. Que ce soit le magnifique texte de Fanny Britt sur notre rapport aux réseaux sociaux, la lettre d’Inès Bel Aïba en provenance du Caire au lendemain des élections égyptiennes, l’analyse de Caroline Allard, qui se demande comment nous en sommes devenus à nous voir comme des machines, ou la touchante bédéreportage de Pascal Girard sur la vie en CHSLD et la vieillesse que nous nous souhaitons, tous convergent de toute évidence vers une préoccupation commune.
La longue lutte pour le progrès se poursuit donc, ce n’est même pas un choix.
J’écris ceci au beau milieu de la campagne électorale, sans connaitre l’issue du scrutin du 4 septembre. Mais de savoir le résultat des courses ne changerait pas grand-chose: il est déjà évident que cette campagne n’aura en rien porté les visions populaires qui s’étaient manifestées au printemps. La politique politicienne a sa dynamique à elle, sa mécanique particulière, sa propre vision du monde et des manières de l’aborder; ce n’est pas un peu d’agitation sociale qui y changera quoi que ce soit de significatif. Pas encore, du moins.
Juillet 2012 a été le quatrième mois le plus chaud depuis que l’humain s’amuse à mesurer de telles choses, et le 329e de suite pendant lequel la température moyenne a dépassé celle du 20e siècle. Les glaces de l’Arctique ont peut-être atteint leur plus faible niveau de notre ère géologique. La plus grave sècheresse des 50 dernières années a affligé une bonne partie de l’Amérique du Nord. On aurait pu, par exemple, espérer que nos principaux partis politiques y voient une urgence d’agir en termes de considérations environnementales, mais il n’en fut rien. Ce qui s’est approché le plus d’un débat sur l’environnement, c’est la discussion au sujet du rapatriement au Québec des responsabilités fédérales... L’Histoire retiendra peut-être qu’au moment où notre civilisation amorçait son agonie finale, nous étions occupés à nous chicaner sur l’appartenance administrative des fonctionnaires qui en consignaient les manifestations.
Rien non plus, ou si peu, sur les importants enjeux liés à la culture. Là encore, on s’en est tenu aux symboles et aux considérations générales. Les «industries culturelles» auront leurs crédits d’impôt et elles continueront à contribuer au PIB, et cela suffira.
Mais ce qui aura manqué le plus désespérément—à part peut-être chez nos partis marginaux—, c’est une vraie vision d’ensemble, un véritable projet de société. Il faudra chercher ailleurs pour trouver un miroir de nos ambitions, et un catalyseur de celles-ci.
Je tente donc une folle prédiction, et vous pourrez me dire si j’ai eu raison, gens du futur: ce qui s’est passé le 4 septembre n’a en rien assouvi le profond désir de changement qui sommeille en vous.
La longue lutte pour le progrès se poursuit donc, ce n’est même pas un choix. Et voyez nos yeux brillants, nos poings à demi fermés: nous sommes prêts pour la suite, pour les choses qui donnent des frissons, des larmes de joie et de fierté.
Voilà où nous en sommes en cet automne 2012, dernier trimestre d’une année pas comme les autres: comme des ressorts sous tension, habités par une fatigue nerveuse (le sommeil est plus difficile, depuis six mois), prêts à relâcher la pression et à nous projeter dans une direction donnée, mais généralement perplexes quant à la maudite direction à prendre. Notre moment historique envoie des signaux contradictoires: le système économique mondial menace de s’écrouler, mais les tours prestigieuses poussent dans le ciel montréalais comme jamais depuis les années 1960; le climat est déréglé, mais le temps n’a jamais été aussi beau; les lignes de faille se creusent dans la société en même temps que renaissent les solidarités. Et toujours, au coeur de nos pensées et de notre désir d’agir, il y a ce dilemme, ce déchirement constant: pour changer un système, vaut-il mieux le faire de l’intérieur ou de l’extérieur?
Alors nous sommes là, dans le doute, dans l’attente. Les yeux rivés vers le ciel, l’espoir dans le coeur, en dépit de tout.
À Nouveau Projet, pour vous occuper en attendant, on vous a préparé ce deuxième numéro un peu meilleur que le premier, un peu plus beau, un peu plus près du magazine qu’on a envie de vous offrir. À l’intérieur: des idées, des récits, quelques modes d’emploi. Peut-être même quelques envies de changer les choses—pour vrai, la prochaine fois.
Alors nous sommes là, dans le doute, dans l’attente. Les yeux rivés vers le ciel, l’espoir dans le coeur, en dépit de tout.
L’effondrement arrive, a même possiblement déjà commencé. Plutôt que de nier le désastre, il est temps de préparer la suite en y consacrant tout ce qui nous reste de capacité à rêver.
Alors que les frontières se referment et que grandissent la peur de l’autre et le désir de nous retrouver «entre nous», quel espoir y a-t-il pour l’entraide dont nous avons si cruellement besoin, en ce moment critique?
Comment notre époque peut-elle en même temps sembler aussi spectaculairement catastrophique et profondément ennuyante, par bouts?