Le téléphone intelligent, ce nouveau lieu de travail

Nicole Aschoff
Photo: Limon Das
Publié le :
Idées

Le téléphone intelligent, ce nouveau lieu de travail

Les nouveaux outils du capitalisme

Tout comme l’automobile a forgé le 20e siècle, le téléphone intelligent redéfinit aujourd’hui la manière dont nous vivons et travaillons.

En référence à la caverne infernale de la Terre du Milieu dans l’œuvre de J. R. R. Tolkien, les initiés d’Apple appellent Mordor la ville-usine de la compagnie Foxconn, située à Shenzhen en Chine. Tel que l’a révélé de manière tragique une série de suicides en 2010, le surnom n’est en fait qu’une légère exagération des conditions de travail qu’on retrouve dans ces usines où de jeunes travailleurs chinois assemblent les iPhone. La chaine logis tique d’Apple relie un important réseau d’ingénieurs en logiciels à des centaines de fournisseurs de composantes en Amérique du Nord, en Europe et en Asie: le verre—le «Gorilla Glass» — est fabriqué au Kentucky, les coprocesseurs de mouvement, aux Pays-Bas, les puces de caméra, à Taiwan et les modules de transmission, au Costa Rica. Toutes ces composantes convergent vers une douzaine d’usines d’assemblage en Chine.

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Les tendances simultanées de création et de destruction du capitalisme actuel génèrent des changements constants dans les réseaux de production du monde entier. Au sein de ces réseaux, de nouvelles configurations allient les pouvoirs corporatif et étatique. Auparavant, les chaines logistiques menées par la production industrielle, telle que celles de l’automobile et de l’acier, étaient dominantes. C’étaient des industriels comme Lee Iacocca (Ford, Chrysler) et la légende de la compagnie Boeing, Bill Allen, qui déterminaient ce qui devait être produit, à quel endroit, et à quel prix on vendrait par la suite la production.

Mais à mesure que les contradictions économiques et politiques de l’après-guerre se sont amplifiées, durant les années 1960 et 70, de plus en plus de pays du Sud ont adopté des stratégies d’industrialisation basées sur l’exportation afin d’atteindre leurs objectifs de développement économique. Un nouveau genre de chaine logistique est apparu (surtout dans le monde des industries dites légères, telles celles des vêtements, des jouets et des appareils électroniques) et a favorisé les détaillants au détriment des fabricants. Dans ces modèles de production centrés sur le consommateur, des compagnies comme Nike, Liz Claiborne et Walmart conçoivent le design des biens de consommation et imposent leur prix aux fabricants alors qu’au fond, dans cette chaine de production, elles ne possèdent—en général—que leur (très profitable) marque de commerce.

On retrouve des éléments du pouvoir et de gouvernance à plusieurs endroits dans la chaine de production du téléphone intelligent. Ce sont cependant les hiérarchies existantes que les nouvelles configurations du pouvoir tendent à renforcer: des pays pauvres et en voie de développement tentent désespérément d’intégrer des secteurs plus profitables en améliorant l’infrastructure et en encourageant les accords commerciaux, mais les occasions de passer à un niveau supérieur se font rares, et la disposition mondiale de la production industrielle rend extrêmement laborieuses les luttes qu’entreprennent les travailleurs pour un accès à de meilleures conditions et à de meilleurs salaires.

Il n’y a pas qu’un océan qui sépare les mineurs congolais des patrons de Nokia; ils sont aussi divisés par l’histoire et la politique, par la relation qu’entretient la République démocratique du Congo avec le monde de la finance, ainsi que par de vieux obstacles au développement datant du colonialisme.

La chaine de production du téléphone intelligent peut servir de cartographie représentative de l’exploitation dans le monde, des politiques commerciales, de l’inégalité du développement et d’une certaine prouesse quant à la logistique, mais l’influence réelle de l’appareil réside ailleurs. Afin d’apercevoir les plus subtils transferts de richesses que permet et favorise le téléphone intelligent, nous devons oublier ce processus par lequel les gens utilisent les machines pour créer des téléphones et nous tourner vers cet autre processus qui nous pousse à utiliser le téléphone lui-même comme une machine.

Le fait de considérer le téléphone intelligent comme une machine est, en quelque sorte, très intuitif. Le mot chinois pour «téléphone portable», shouji, signifie d’ailleurs «machine manuelle». On utilise souvent sa machine manuelle de la même manière dont on userait de tout autre outil, particulièrement à son lieu de travail. Et comme la pensée néolibérale s’attend à ce que le travailleur d’aujourd’hui soit flexible, mobile et connecté, le téléphone intelligent devient pour ce dernier un outil essentiel.

Les téléphones intelligents étendent ainsi le lieu de travail dans le temps et l’espace. On peut répondre à ses courriels en déjeunant, réviser des documents à bord d’un train et confirmer une rencontre qui doit avoir lieu le lendemain avant de se mettre au lit. L’internet devient alors le lieu de travail par excellence, tandis que les bureaux sont relégués au rang d’endroits parmi tant d’autres où il est possible de travailler.

L’internet devient le lieu de travail par excellence, tandis que les bureaux sont relégués au rang d’endroits parmi tant d’autres où il est possible de travailler.

La prolongation de la journée de travail à travers le téléphone intelligent est devenue si omniprésente et pernicieuse que des groupes syndicalistes luttent maintenant contre ce phénomène. En France, en avril 2014, les syndicats et les entreprises technologiques ont signé une entente qui reconnaissait—pour quelque 250 000 travailleurs — le «droit de se déconnecter» après une journée de travail. De son côté, l’Allemagne envisage présentement la possibilité de légiférer afin d’interdire les courriels et les appels téléphoniques reliés aux fonctions en dehors des heures de boulot. La ministre allemande du Travail et des Affaires sociales, Andrea Nahles, a d’ailleurs expliqué à un journaliste qu’il est «indéniable qu’un lien existe entre le fait d’être toujours disponible et certains troubles psychologiques».

Les téléphones intelligents ont aussi facilité la création de nouveaux types de travail, ainsi que de nouvelles manières d’accéder au marché du travail. Des entreprises comme TaskRabbit et Postmates ont pu créer, grâce à eux, des modèles d’affaires qui puisent dans la «main-d’œuvre éparpillée».

TaskRabbit met en contact des gens qui cherchent à se libérer de leurs corvées—la lessive ou le nettoyage après une fête, par exemple—avec des internautes désespérés, prêts à effectuer des tâches barbantes à la pièce en échange d’un certain montant d’argent. On attend du «faiseur de tâches» (tasker) qu’il surveille constamment son téléphone, en attente de travail potentiel (le temps de réponse détermine qui décroche la tâche). Les consommateurs peuvent passer une commande ou annuler leur requête à tout moment. Lorsque le boulot est dument effectué, le travailleur contractuel peut être rémunéré immédiatement par le biais de l’application.

Postmates, l’étoile montante de «l’économie des petits boulots», est une entreprise prometteuse dans le monde des affaires. Ses utilisateurs peuvent trouver des «coursiers»—dans des villes telles Boston, San Francisco et New York—en utilisant une application à partir de leur iPhone, afin que ces derniers se précipitent pour leur livrer des tacos artisanaux et des lattés à la vanille sans sucre, à leur domicile ou à leur bureau. Lorsqu’une demande de livraison est faite, l’application relie le consommateur au coursier le plus près; celui-ci doit ensuite être immédiatement disponible et se charger d’accomplir la tâche en question en moins d’une heure s’il désire être rémunéré. N’étant pas reconnus comme employés de Postmates, les coursiers reçoivent une somme de 3,75$ par livraison—à laquelle s’ajoute un pourboire—, et puisqu’ils ont le statut de travailleur autonome contractuel, ils ne sont pas protégés par les lois qui assurent un salaire minimum aux travailleurs salariés.

Ainsi, nos machines manuelles s’imbriquent naturellement dans le monde du travail moderne. Le téléphone intelligent facilite les modèles d’emploi basés sur la compétition et l’auto-exploitation en reliant des travailleurs à des capitalistes, sans les couts fixes et l’investissement émotif qui caractérisent traditionnellement les relations professionnelles.

Mais les téléphones intelligents sont bien plus que des éléments technologiques transformateurs pour le monde du travail: ils font maintenant partie de notre identité. Lorsque nous utilisons nos téléphones pour envoyer des textos à ceux que nous aimons, pour publier des commentaires sur Facebook ou pour faire défiler des nouvelles sur Twitter, nous ne travaillons pas: nous nous détendons, avons du plaisir et restons créatifs. Et c’est collectivement, à travers toutes ces petites actions, que nous créons quelque chose d’unique et de précieux : la personne que nous sommes.


Extrait de « The Smartphone Society », par Nicole Aschoff, publié dans le magazine Jacobin (printemps 2015). 

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