Leçons de désœuvrement

Michel Eltchaninoff
Illustration: Jeff Kulak
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Idées

Leçons de désœuvrement

Les philosophes

Rares sont les philosophes qui défendent les vertus du travail. Et nombreux sont ceux qui ont médité une solution de rechange à ce qui apparait parfois comme une aliénation. De la contemplation à la dépense, en passant par l’action, choisissons notre voie. 

Être heureux sans travailler est presque devenu un tabou. Au début du 19e siècle, Hegel tente de démontrer que c’est par le labeur, et non plus par le loisir aristocratique ou le retrait hors du monde, que nous nous élevons au-dessus de la nature et accédons à notre humanité. Le travail permet de développer des qualités que nous n’aurions pas soupçonnées sans lui : il nous transforme. Il nous amène aussi à modifier le monde environnant, à le modeler à notre image, le peuplant d’objets qui sont nos œuvres, en en calculant ou en en détournant les effets naturels. Il nous pousse, bien souvent, à approfondir nos rapports à autrui, par la collaboration, ou dans la reconnaissance par les autres de ce que nous avons bien réalisé. Nous tirons souvent de notre ouvrage une certaine fierté ou une approbation de soi qui infuse sur le reste de notre existence. Certes, le travail peut nous aliéner, retourner tous ces avantages en cauchemars : sentiment d’obéir à des normes ou à des supérieurs au lieu d’exercer nos propres talents, manque de temps ou de moyens pour bien faire les choses, destruction du plaisir d’avancer par la tyrannie des procédures ou des évaluations, perte du sens de la finalité de ce que nous construisons, surinvestissement suicidaire... Cela fait des siècles que nous espérons, luttons parfois, afin de désaliéner le travail. Et constatons en retour que de nouvelles formes de souffrance viennent se sub stituer ou s’ajouter aux anciennes : le cadre, sommé d’être créatif, souffre parfois autant que le manœuvre dans son usine. Notre rapport au travail ressemble à une attente jamais comblée. Nous sommes les amoureux transis et frustrés de la valeur absolue de notre temps.

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Que faire, si nous en avons assez d’attendre? Accepter de plonger dans ce que Hegel promet aux oisifs—stagnation intellectuelle, indifférence au monde, solitude, honte de soi ? N’existe-t-il pas des activités qui ne soient pas du travail, mais qui nous en apportent les satisfactions existentielles? Avant et après Hegel, les philosophes ont proposé des solutions de rechange au travail. Peuvent-elles nous rendre aussi heureux que le travail proprement dit? Trois grandes directions nous permettraient de remplacer le travail à notre avantage. La première, très prisée par les penseurs de l’Antiquité, valorise le soin de notre esprit, à travers la contemplation, la sérénité studieuse ou encore la vie spirituelle. La deuxième valorise au contraire la construction de projets avec autrui. Quant à la troisième, elle vise à faire faire un pas de côté : à flâner, à nous plonger dans les excès, ou encore à partir à la dérive.



La voie de la contemplation

Dans l’Antiquité, ce qu’on appelait la vie contemplative était considéré comme le sommet de ce que pouvait atteindre un homme. Comme l’explique Aristote à la fin de l’Éthique à Nicomaque, «plus on possède la faculté de contempler, plus on est heureux». La contemplation ne doit pas être confondue avec une élévation mystique ou une attitude d’admiration béate de la beauté du monde. Il s’agit du plus haut degré de connaissance que l’on puisse atteindre. Aristote a tout étudié—plantes, animaux, littérature, astres. Mais ces objets d’étude, aussi intéressants soient-ils, sont particuliers et temporaires. 

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Ils sont voués à changer, à disparaitre. En revanche, lorsqu’on étudie des choses abstraites qui n’ont aucune chance de mourir (parce qu’elles ne sont pas matérielles), comme les nombres, les figures géométriques ou, plus encore, les qualités de l’être, on touche à ce qui est incorruptible, immuable, nécessaire et éternel. Bref, quand on fait de la métaphysique, selon Aristote, on est gagné par ces belles qualités des objets étudiés. Certes, cette activité ne produit rien de matériel (à part, éventuellement, de gros livres), mais ce travail de l’esprit, qui réclame énormément d’efforts, apporte la plus grande gratification possible. Attention, cependant, à pratiquer la contemplation pour elle-même, et non pour en tirer un avantage. Le bonheur étant défini par Aristote comme le bien suprême—qui se suffit en lui-même et n’est pas un moyen pour atteindre autre chose—, il doit être provoqué par un objet du même genre : une mise en communication entre la meilleure partie de moi-même, l’intellect, et le plus digne des objets de contemplation; l’être en tant qu’être. Aristote nous rappelle une chose que nous oublions souvent: réfléchir, essayer de découvrir la vérité, nous plonger dans l’abstraction et y revenir aussi souvent que nous voudrons peut représenter un immense plaisir et nous permettre de nous réaliser pleinement.

Cela fait des siècles que nous espérons, luttons parfois, afin de désaliéner le travail.

Si l’on est allergique aux spéculations méta physiques, on peut aussi suivre les conseils d’un philosophe plus terre à terre mais qui, lui aussi, engage à prendre du recul par rapport aux agitations de la vie professionnelle. En pleine Rome impériale, le milliardaire stoïcien Sénèque, qui sait de quoi il parle, critique nos vies dispersées par la soif de l’argent, des honneurs et du pouvoir. Si l’on ne parvient pas à demeurer contemplatif, pourquoi ne pas tenter d’être sage? Au lieu de nous plaindre que nos existences sont trop courtes et trop remplies, conseille-t-il dans De la brièveté de la vie, comprenons que «notre vie a une grande étendue, pourvu qu’on sache l’organiser». Il distingue deux types d’humains. D’un côté, les occupati, les «gens affairés». Absorbés dans la quête de biens à propos desquels ils n’ont jamais vraiment réfléchi, ils s’agitent dans tous les sens. Au lieu de conquérir leur humanité, ils perdent jusqu’à leur individualité. En effet, dans cette course, « personne ne revendique le droit d’être à soi-même; nous nous dépensons les uns pour les autres » à travers la dépendance mutuelle et le conformisme. Sénèque plaint ceux qui passent leur temps à repousser leur «vraie vie» à l’âge de la retraite: «Tu entendras dire par la plupart des gens: “À 50 ans, je me retirerai pour vivre en repos; à 60 ans, je me démettrai de mes charges.” Et qu’est-ce qui te répond que ta vie sera aussi longue? [...] Il est bien tard de commencer à vivre, alors qu’il faut cesser de vivre.» Chez les occupati, «le loisir même est affecté». Il ressemble à un « affairement à vide », que ce soit « dans leur villa, sur leur lit, en pleine solitude ». L’affairement contamine le repos. À l’inverse, la vie des otiosi, des «oisifs», consiste à reprendre le contrôle de leur existence, donc à s’isoler de la foule et de la vie professionnelle. L’otium permet de faire son examen de conscience, d’étudier, de se livrer à divers exercices spirituels, de pratiquer la vertu, mais aussi de jouir du temps dont on dispose. Ce n’est pas un temps d’inactivité paresseuse et stérile, mais une période de reconstruction de soi-même et de son rapport au monde. D’ailleurs, prétend Sénèque, on ne perd rien par rapport au travail. D’abord, on n’est pas seul, car lorsqu’on étudie les grands auteurs du passé, «c’est par le travail d’autrui que nous sommes conduits jusqu’aux réalités les plus belles». Du coup, «nous pouvons [...] accéder à la communauté qui dure des siècles». Les collègues se nomment Platon ou Épicure... Enfin, on n’abandonne pas ses compétences, mais on les applique à ce qui est vraiment important, la compréhension et la réforme de soi-même: «Il vaut mieux connaitre les comptes de sa propre vie, conseille Sénèque au destinataire de son texte, un préfet, que ceux des réserves publiques de blé.» Le médecin doit d’abord se soigner lui-même, l’enseignant apprendre, le paysan se cultiver, et ainsi de suite. La vie de loisir, l’otium, qui traduit le grec skholè (qui a donné... l’«école»), recueille tous les bonheurs du travail sans en subir les inconvénients. Il est vrai que Sénèque avait les moyens financiers de prendre de longs mois de retraite méditative. À nous, modernes laborieux, il nous reste les vacances—l’otium du peuple.

Notre rapport au travail ressemble à une attente jamais comblée. Nous sommes les amoureux transis et frustrés de la valeur absolue de notre temps.

Avec le christianisme, cette attitude est complétée par le rapport à la transcendance. Dialoguant non plus avec des auteurs immortels mais avec un Dieu vivant et éternel, le croyant remplace le contrôle de soi par le dialogue avec le créateur. «Le repos n’est pas où vous le cherchez», affirme ainsi saint Augustin dans les Confessions. En effet, « comment la vie bienheureuse serait- elle où la vie même n’est pas?». Contrairement à Sénèque, il la situe en Dieu. L’otium cède donc la place à la prière. Celle-ci doit accompagner nos existences, voire les remplir totalement. Certes, les règles monastiques, comme celle de saint Benoit, à partir du 6e siècle, affirment que «l’oisiveté est l’ennemie des âmes: c’est ce qui fait que les Frères doivent donner de certains temps au travail des mains, et d’autres à la lecture des choses saintes» et évidemment à la prière, individuelle ou collective. Mais ce travail, sans idée de profit individuel, sans perspective de carrière, prend un tout autre sens que la profession de la vie laïque. Il devient service et discipline.



La voie de l’action

Hannah Arendt, dans Condition de l’homme moderne, décrit l’avènement de la modernité, marquée par le passage de la vita contemplativa antique et médiévale à la vita activa. À partir des artistes ingénieurs de la Renaissance, puis des Galilée et des Descartes, l’ambition suprême consiste non plus à s’élever à la contemplation des secrets de l’Univers, sous le regard bienveillant de Dieu, mais à prendre possession du monde et à le transformer. Le terme de vita activa désigne plus largement, comme l’explique Arendt, «toute espèce d’engagement actif dans les affaires de ce monde». Il faut en effet distinguer, au sein de cette attitude d’implication active, trois modes différents : le travail, qui vise à assurer notre vie elle-même; l’œuvre, qui permet de peupler le monde d’objets fabriqués par l’homme; et l’action, qui désigne les rapports moraux et politiques entre les hommes, sans intermédiaires matériels—discuter, aider, effrayer, aimer, faire mal, etc. Parmi ces trois manières d’agir, Arendt privilégie nettement l’action gratuite, qui nous relie à l’idéal antique de l’homme conçu comme animal politique, comme être qui se réalise en établissant et en faisant vivre les règles communes de justice dans une communauté. Y a-t-il activité plus noble que celle-ci? Elle ne permet aucun gain matériel. Elle ne demande aucune compétence technique, mais mobilise notre expérience, notre habileté, notre capacité à décider et à voir les choses dans leur ensemble, en vue d’une finalité collective. Elle rapporte plus, en termes de réalisation de soi, qu’un travail—qui ne fait que nous donner de quoi vivre — et même qu’une œuvre — qui ne démontre que notre maitrise sur une matière. L’action nous met réellement en contact avec autrui: mener une grève, par exemple, nous apprend et nous comble beaucoup plus que participer à une réunion de travail. Elle nous contraint à nous élever audessus de notre égoïsme. Elle est par essence libre, non imposée par une nécessité, contrairement au travail. Si elle ne laisse pas de traces matérielles, elle peut laisser un souvenir durable aux hommes. En effet, l’action inaugure toujours quelque chose, apporte du neuf, du surprenant dans le train-train des relations ordinaires. Des chantiers navals de Gdansk, se souvient-on davantage des bateaux construits ou de la grande grève de 1980 qui secoua la Pologne? Hélas! Selon Arendt, ce sens de l’action a été recouvert, depuis l’avènement de la modernité, par des notions qui l’ont dilué dans des processus anonymes: science de l’histoire, toute-puissance du social, mécanismes économiques ou psychologiques ôtant son sens authentique à l’action. Comme l’écrit Arendt, «le comportement a remplacé l’action», le mesurable, le réductible, le prévisible ont rabattu l’originalité de l’action sur la normalité répétitive du travail. Dans un univers traversé par les évaluations de plus en plus fines, les captations et les enregistrements de nos moindres faits et gestes, où l’on parle du travail de deuil ou de mémoire pour normer ce qui ne saurait obéir à un standard, agir au lieu de travailler semble devenir difficile.

L’action nous met réellement en contact avec autrui : mener une grève, par exemple, nous apprend et nous comble beaucoup plus que participer à une réunion de travail.

C’est pour cette raison que Jean-Paul Sartre insiste, lui, sur l’engagement. Tout nous pousse à nous faire oublier notre liberté. Nous préférons nous conformer à une essence fixe de la prétendue nature humaine pour nous convaincre que nous n’avons pas le choix. Or, répond Sartre dans L’existentialisme est un humanisme, «l’homme est d’abord un projet qui se vit subjectivement, au lieu d’être une mousse, une pourriture ou un chou-fleur; rien n’existe préalablement à ce projet; rien n’est au ciel intelligible, et l’homme sera d’abord ce qu’il aura projeté d’être». Cet acte ne peut être déterminé par une morale préexistante, une recette, une méthode, car toute action met en jeu des dilemmes : dois-je rester auprès de ma mère malade ou m’engager dans la Résistance pour sauver mon pays? Que je sois chrétien, communiste, humaniste ou libéral, je ne disposerai pas d’une solution a priori. Si j’assume ma responsabilité, je pourrai même faire de mon engagement une véritable alternative à une vie de labeur. Persuadé que «les choses seront telles que l’homme aura décidé qu’elles soient», je pourrai donner toutes mes forces à la cause que je trouverai juste «pour tous les hommes». Là encore, les bénéfices existentiels que m’apporte le travail ne sont pas perdus : l’engagement rencontre nécessairement celui des autres; je transforme le monde et moi-même en agissant pour lui; mon image de moi-même s’améliore, d’autant plus que je n’agis pas pour l’argent, la gloire ni le pouvoir; je risque beaucoup plus que dans le travail, puisque je dois pleinement assumer l’échec éventuel.

  • Illustration: Jeff Kulak

Il existe peut-être même des moyens de faire pénétrer la puissance libre de l’engagement dans les réalités de la vie sociale et économique. Contre la vision d’un marché uniquement fondé sur la maximisation de l’intérêt individuel, des penseurs, aux 19e et 20e siècles, ont tenté de théoriser un modèle où la réciprocité prime sur le «chacun pour soi». Le plus célèbre représentant de ce mouvement est, pendant l’entre-deux-guerres, l’anthropologue Marcel Mauss qui, dans son Essai sur le don, montre que l’échange non tarifé conditionne non seulement le fonctionnement de nombreuses sociétés traditionnelles, mais prend également un sens dans le contexte du capitalisme contemporain. «Heureusement, tout n’est pas encore classé exclusivement en termes d’achat et de vente», affirme-t-il, avant de conclure plus vigoureusement: «C’est bien autre chose que de l’utile, qui circule dans ces sociétés de tous genres.» (Sociologie et Anthropologie) Le don appelle le contre-don, l’obligation de donner entraine celle de recevoir, puis de rendre. Ce vieux processus culturel agit en dehors de tout cadre contractuel, mêlant liberté et obligation intérieure—mais non contrainte. Apportant sa pierre à la philosophie de la coopération, qui connait un immense succès à l’époque, s’opposant à la fois au libéralisme anglo-saxon et à l’économie étatisée socialiste, Mauss ajoute que « l’assurance sociale, la sollicitude de la mutualité, de la coopération, celle du groupe professionnel, de toutes ces personnes morales que le droit anglais décore du nom de “Friendly Societies” valent mieux que la simple sécurité personnelle que garantissait le noble à son tenancier, mieux que la vie chiche que donne le salaire journalier assigné par le patronat, et même mieux que l’épargne capitaliste—qui n’est fondée que sur un crédit changeant ». Le progrès économique et social consiste à synthétiser l’altruisme et l’intérêt personnel dans l’échange du don et du contre-don. Ainsi le citoyen, selon Mauss, a-t-il «un sentiment aigu de lui-même mais aussi des autres». Il conclut sur un proverbe maori qui dit: «Donne autant que tu prends, tout sera très bien.» Il existerait donc un moyen d’agir en travaillant, c’est- à-dire d’infuser le désintéressement et la solidarité dans des circuits qui, habituellement, l’excluent.



La voie de la dépense

On sent bien, pourtant, qu’un fossé subsiste entre le travail et la libre activité humaine. La pression sociale par rapport au travail est énorme, et nous avons depuis longtemps intériorisé son exigence. Un poète, au 19e siècle, a parfaitement exprimé la souffrance que peut faire naitre cette toute-puissance de la «valeur travail». Charles Baudelaire ne cesse, dans ses écrits intimes, d’exprimer ses bonnes résolutions, en parfait accord avec le siècle bourgeois qui l’a vu naitre: «Si tu travaillais tous les jours, la vie te serait plus supportable. Travaille six jours sans relâche.» (Journaux intimes) Voici sa «sagesse abrégée»: «Toilette, prière, travail.» Il ajoute, désabusé: «Il faut travailler, sinon par gout, au moins par désespoir.» Cependant, le poète doit bien admettre: «Être un homme utile m’a paru toujours quelque chose de bien hideux.» Le dandy qu’il veut être connait également «le gout du plaisir, [qui] nous attache au présent» et qui «nous use», tandis que «le travail nous fortifie». Dans ses poèmes, il exprime cette déchirure intérieure entre Dieu et Satan. Mais les plus belles pièces des Fleurs du mal exaltent le repos, l’oubli et la paresse voluptueuse. Dans ses poèmes en prose, il met en scène le promeneur parisien qui rêvasse et perd son temps. Contre l’exigence de productivité et d’économie, il exhibe sa nonchalance. Dans Le Peintre de la vie moderne, il s’identifie au «flâneur» qui éprouve «une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini». Cette beauté poétique qui s’oppose à un utilitarisme croissant rend heureux loin des cadres de la vie laborieuse. Baudelaire peuple son univers d’amantes et d’amies imaginaires, y évolue hors du temps et de l’espace, entre une Flandre de rêve et des tropiques idéals. Il navigue entre charme urbain, frissons sataniques et innocence édénique.

Ce n’est pas un hasard si, un siècle plus tard, l’écrivain Georges Bataille fait de Baudelaire l’une des incarnations de la révolte littéraire contre les exigences d’une société de plus en plus rationalisée. Dans La Littérature et le Mal, il dresse la généalogie de ceux qui s’érigent contre le triomphe de la morale bourgeoise du travail, de l’accumulation et du souci de l’avenir. Devant ce Bien aussi indiscutable qu’étouffant, Georges Bataille rappelle une autre dimension essentielle de nos existences, qu’il nomme notre «part maudite»: la dépense improductive, «le mouvement primesautier de l’enfance», la transgression, la fête, le désordre. L’excès se situe naturellement aux antipodes du travail. Ici, il faut viser un but raisonnable par l’effort, l’obéissance, la répétition, l’attention, la précision. L’excès, au contraire, implique jouissance, rébellion et violence, destruction et chaos. Seule cette région nocturne nous initie aux mystères ultimes de l’existence, qui lient l’amour de la vie et la présence de la mort dans l’érotisme, «approbation de la vie jusque dans la mort» (L’Érotisme). La jouissance de la transgression, du plaisir et de la dépossession de soi, le sentiment de plénitude et la conviction d’approcher des fondements de notre être valent, largement, toutes les satisfactions professionnelles. L’enjeu consiste à aménager cet espace nocturne, à s’y installer durablement sans y perdre la santé ou la raison. À cet effet, Georges Bataille exalte l’art, qui échappe par principe au domaine du travail utile et nous emporte dans un monde débarrassé de la morale commune. Dans une interview télévisée de 1958, Bataille considère qu’«écrire est [...] faire le contraire de travailler». Il affirme également que le jeu, avec ses règles parfois absurdes, ses vertiges et ses travestissements, propose une alternative à la société du sérieux.

La jouissance de la transgression, du plaisir et de la dépossession de soi, le sentiment de plénitude et la conviction d’approcher des fondements de notre être valent, largement, toutes les satisfactions professionnelles.

À la même époque, des héritiers dissidents du surréalisme donnent des formes plus précises à ces vies non productives. Guy Debord y a consacré son existence. Il a 21 ans lorsqu’il laisse ce graffiti rue de Seine: «Ne travaillez jamais!» Au même moment, durant l’été 1953, il met en œuvre avec ses camarades de l’Internationale lettriste ce qu’il nomme des «dérives». «Les grandes villes sont favorables à la distraction que nous appelons dérive. La dérive est une technique du déplacement sans but», écrit-il. Il s’agit de « se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent» («Théorie de la dérive», in Les Lèvres nues, 1956), de «voyager longtemps dans une seule agglomération, sans l’épuiser mais en s’y découvrant» («Manifeste pour une construction de situations», 1953). Il explore le Palais idéal du facteur Cheval à Hauterives, dans la Drôme, le désert de Retz dans la forêt de Marly (Yvelines), le quartier chinois de Londres ou la zone parisienne. Il fonde la psychogéographie, «science des rapports et des ambiances». À la fois poétique et rebelle, puisque ses adeptes protestent contre certains projets de rénovation urbaine, dans la France des Trente Glorieuses, cette discipline «rendra le jeu de société à son vrai sens : une société fondée sur le jeu». Guy Debord et ses amis identifient des «unités d’ambiance», des «plaques tournantes psychogéographiques»—la rotonde de La Villette dans le nord-est de Paris—, permettant la mise en place d’une « cartographie influentielle». Debord dessine d’ailleurs très sérieusement des cartes psychogéographiques. Son but est de créer un rapport ludique à l’environnement. Au fond, revendique-t-il, «le sentiment de la dérive se rattache naturellement à une façon plus générale de prendre la vie». Remplacer le trajet et la promenade, le programme et l’emploi du temps par la dérive, le travail par le jeu, voici une ambition qui sera au cœur des revendications soixante-huitardes quelques années plus tard, avant une immense récupération qui fera du «ludique» le nouveau terrain du capitalisme.

Il y en a donc pour tous les gouts, si l’on veut tenter d’être heureux sans travailler. On peut méditer avec Aristote, étudier et s’étudier avec Sénèque, développer sa vie spirituelle avec Augustin; agir avec Arendt, s’engager avec Sartre, donner et coopérer avec Mauss; flâner avec Baudelaire, flamber avec Bataille, dériver avec Debord. Et si l’on n’a ni l’envie, ni la force, ni les moyens de larguer les amarres de la vie professionnelle, il y a peut-être une solution. Pourquoi ne pas aborder le travail différemment, comme une occasion de réfléchir, d’agir, de jouer? Changer de perspective, c’est prendre de la distance avec des enjeux souvent angoissants. C’est injecter un peu de détachement dans le travail. Travailler en philosophe en somme.


Michel Eltchaninoff, docteur en philosophie et spécialiste de la philosophie russe, est le rédacteur en chef adjoint de Philosphie Magazine depuis 2010. Il a entre autres publié Dostoïevski. Le roman du corps (Jérôme Millon, 2013) et Dans la tête de Vladimir Poutine (Actes Sud, 2015).


Cet article a d’abord été publié dans Philosophie Magazine (numéro 89, mai 2015). Ce mensuel français indépendant met de l’avant une approche de vulgarisation de la philosophie, en plus de poser un regard philosophique sur la vie moderne.

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