Les derniers nomades

Luce Tremblay-Gaudette
Photo: Luce Tremblay-Gaudette
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Photoreportage

Les derniers nomades

Entre la taïga et le fleuve Saint-Laurent vivent ceux que l’on qualifie de derniers nomades d’Amérique du Nord: les Innus de La Romaine. Notre journaliste est entrée à petits pas dans leur quotidien et en est ressortie, quelques semaines plus tard, avec l’impression d’avoir trouvé plus qu’une famille d’accueil.

Il est près de quatre heures du matin et le bateau hebdomadaire vient de me débarquer sur le quai de La Romaine, à la frontière de la communauté d’Unamen Shipu, aux côtés d’une trentaine d’âmes fatiguées. Silencieux à l’avant de son quatre-roues, Johnny-Paul Mestenapeo m’emmène chez lui, où il est convenu que je passe ma première nuit. Dans la brume légère, la nuit est bleu pâle.

Sa femme, Jeannine, m’accueille entre deux bâillements, le temps de m’indiquer ma chambre. Nous gagnons chacune notre lit tandis que Johnny-Paul ressort dans l’aube, curieux de découvrir le contenu des filets qu’il a installés la veille sur une rivière à saumons.

Au matin, je retrouve Jeannine penchée sur son iPad à la table de cuisine, cigarette à la main. C’est une femme dans la cinquantaine, allumée et volubile. Elle parle du centre de santé dont elle est la directrice, et des dossiers qu’elle a à gérer, puis revient sur l’«Évènement», un cas de brutalité policière qui a secoué la réserve et fait les manchettes voilà à peine dix jours. Elle remet les choses en perspective: difficile de maitriser quelqu’un dont la force est décuplée par le speed. Dans une autre communauté, 7 policiers ont dû s’allier pour procéder à l’arrestation d’un adolescent de 17 ans. La GRC envoie fréquemment à Jeannine des rapports détaillés sur les nouvelles drogues de synthèse, puisque les réserves servent bien souvent de laboratoires aux trafiquants pour tester leurs produits. Le sel de bain, ce stimulant hallucinogène qui a poussé un homme au cannibalisme en Floride en 2012, a ainsi atterri sur la réserve la même année. Mais son usage ne s’est pas répandu: l’angoisse délirante d’un confrère, aux prises avec les effets de la drogue pendant trois jours, a suffi à refroidir les consommateurs réguliers d’Unamen Shipu.

  • Une ile près de La Romaine.
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  • Johnny-Paul Mestenapeo et Jeannine Bellefleur à la pêche au filet.
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Jeannine parle de sa tristesse à voir ces jeunes qu’elle a connus enfants devenir des zombies, tirant leur capuchon sur leur maigre visage et évitant de la regarder lorsqu’elle les croise. Peut-être pense-t-elle à son petit-fils de 11 ans, dont elle a eu la garde quelque temps avant qu’il ne rejoigne sa mère à Québec, et à cette transformation qui le menaçait.


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Histoire de pêche

Le village de La Romaine, sur la Basse-Côte-Nord, est bordé par une centaine de petites iles de roches roses ou beiges garnies de courte végétation, un archipel labyrinthique dont Johnny-Paul semble connaitre les secrets, courants inclus. Lors de ma première sortie en mer, sa chaloupe à moteur attaque les vagues à bonne vitesse, et l’attitude détendue de Jeannine m’incite à faire confiance au capitaine, même lorsqu’il fonce sur une ile et vire à 90 degrés au dernier moment. «C’est un passage!», assure Jeannine en riant de mon air confus.

Johnny-Paul éteint le moteur dans un bassin entre deux iles, après une bonne demi-heure de zigzags vers l’ouest. Le vent froid est tombé, le soleil de cette fin d’après-midi est radieux, l’eau—peu profonde—est claire, conditions idéales pour la pêche au filet, dont le principal équipement consiste en une sorte de panier mou fixé au bout d’une perche. Mes hôtes scrutent le fond de l’eau à la recherche de homards, mais trouvent d’abord des pétoncles géants, qu’ils jettent dans un gros chaudron entre mes genoux.

  • Excursion à la rivière Coacoachou avec Mario, un ami de Johnny-Paul.
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  • Jeannine et un homard fraichement pêché.
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Puis, c’est au tour des homards. Pendant qu’une personne fait sortir les crustacés en frappant d’une perche le sol rocheux, une autre tient le filet. Il s’agit ensuite de placer le panier derrière le homard qui émerge et de le suivre incognito dans sa marche, à la manière d’un lent swing de golf, avant de le capturer. Johnny-Paul et Jeannine s’échangent les rôles et vaporisent à l’occasion des gouttes d’huile de canola pour rendre la surface de l’eau encore plus translucide.

Quelques heures plus tard, nos prises du jour sont dans nos assiettes—un mode de vie qui me parait proche de l’auto-suffisance. Pendant le repas, Johnny-Paul se contente de rire discrètement des blagues de Jeannine, qui traduit occasionnellement les remarques en innu qu’il ajoute pour nourrir la conversation.


Bonne Sainte-Anne

Plusieurs centaines d’Innus de toutes les communautés du Québec se déplacent chaque année à Sainte-Anne-de-Beaupré pour la neuvaine en l’honneur de la grand-mère de Jésus. Pour ceux qui ne peuvent s’y rendre, un campement s’organise au bord de la rivière Olamen, à La Romaine. Le 26 juillet, à la dernière journée du pèlerinage, j’accompagne un couple d’infirmiers qui fait une tournée du site, rencontrant une dizaine de familles. Jusqu’à quatre générations nous accueillent sous chaque tente, dont le sol de sapinage permet à la fois d’embaumer l’air et de garder le lieu au sec. Nous assistons à la préparation de viandes variées (caribou, saumon, lièvre, canard, porc-épic), qui mijotent en ragout ou qui sont lentement fumées. On nous invite à gouter la banique, pain à base de farine sans levain qui cuit sur les fours à bois à l’intérieur des tentes ou enfoui dans le sable des feux de camp. L’ambiance est à la fête.

  • 67% de la population d'Unamen Shipu a moins
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  • Saumon cuit à la fumée
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Arrivée avec un peu de retard, sœur Armande, responsable de la paroisse, prononce une messe en innu devant une soixantaine de pèlerins rassemblés dans une chapelle de bois. La cérémonie débute avec des cantiques entamés par un groupe d’ainés, assis à l’avant de chaque côté de l’autel. Le temps gris se change en pluie qui martèle le plafond de plastique.

La messe finie, tous s’empressent de regagner leur tente pour se mettre à l’abri. J’entre dans celle des parents de Jeannine. Nous partageons un castor que son père a fait cuire pour l’occasion. Pour chaque bouchée, j’en prends trois de banique, question d’atténuer le gout prononcé de chlorophylle qui reste sur le palais.

Les gens autour de la table et ceux qui passent dans la tente se parlent doucement en innu, s’esclaffent à l’occasion, grillent des cigarettes et mangent. Si Sainte-Anne sert de prétexte à ce repas communautaire, je la remercie pour ma part, elle, la sainte patronne des voyageurs, de m’avoir conduite jusqu’ici.

  • Les pèlerines
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  • La taïga, au bout de la route 138
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Nous jetons des lignes dans la Coacoachou. Aucune truite ne mord, mais nous ne repartons pas les mains vides, puisque des canards voguent non loin de là.

  • Johnny-Paul débarque sur une ile dans l'espoir d'y trouver des champs de chicoutais.
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Photographe électorale

Trois assemblées préélectorales se tiennent au centre communautaire pendant mon séjour. La première se révèle historique: les 200 électeurs présents décrètent que trois des six sièges de conseillers seront occupés par des femmes. Le code électoral, rédigé en français par des avocats, est projeté au mur, mais tout le reste se déroule en innu. J’analyse les interventions au micro par les réactions qu’elles déclenchent—bien souvent une hilarité générale.

Pour la deuxième assemblée, je reviens au centre avec une fonction: photo-graphier tous les candidats pour les bulletins de vote. «On a parlé de toi à la radio! Ils ont dit qu’il fallait se mettre beaux ce soir, parce que la fille qui se promène avec sa caméra va faire des photos», me dit Nelson Martin, le concierge des lieux, lorsque je le rencontre l’après-midi même.

Les 19 hommes et 17 femmes à photographier ne jouent pas aux mannequins devant mon appareil photo, et personne ne s’est mis sur son 31. Une quadragénaire à l’allure fière se -présente parmi mes premiers modèles. Je fais deux ou trois photos, puis lui suggère de sourire pour la dernière. «Non, moi je souris pas.»


Plumes

Un jour, Johnny-Paul et son ami Mario m’invitent à participer à une expédition en mer qui nous mène au-delà de l’embouchure de la rivière Coacoachou. Notre chaloupe croise une colonie de macareux, un couple de dauphins, une baleine et un énorme poisson non identifié qui fonce sur nous comme dans une scène de Jaws. Puis, nous descendons sur des iles aux champs féériques de chicoutais. Les plus spectaculaires semblent d’ailleurs pousser là où il y a le plus de mouches noires, comme si les deux espèces s’étaient entendues pour départager les braves des cueilleurs du dimanche.

  • Vue d'Unamen Shipu.
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  • Champ de chicoutais, petits fruits aux propriétés antioxydantes qui se cueillent au mois d’aout.
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Nous jetons des lignes dans la Coacoachou. Aucune truite ne mord, mais nous ne repartons pas les mains vides, puisque des canards voguent non loin de là. Mario sort la douze de son étui: en un coup de fusil, un petit oiseau au plumage juvénile rend l’âme. Puis Johnny-Paul tire à son tour. C’est un adulte, cette fois, qui flotte plus loin devant. «Luce, ramasse!», me commande Johnny-Paul en rapprochant la chaloupe. Surprise, je me fais quand même un honneur de saisir la bête par le cou, encore chaud de vie, et de la déposer à côté de l’autre.

—Mais vous ne les tuez pas?

Johnny-Paul hausse les épaules. «S’ils sont encore vivants, on peut les tuer. T’as juste à leur tordre le cou, comme ça.» Il mime la tête d’un canard dans sa main et le geste circulaire qui le tuera. Je teste la technique avec ma prise, m’arrête et me tourne vers Johnny-Paul, qui me fait signe d’y aller un peu plus vigoureusement. Je m’exécute, grimaçant; ma paume sent craquer de petits os, alors que mon estomac vit un léger bouleversement.

À notre retour, je demande à Johnny-Paul la permission de garder quelques plumes de ma victime, «en souvenir de la mort». Il rit.


Le mot de la fin

Pour mon dernier soir à La Romaine, on organise un souper chez Johnny-Paul et Jeannine; sa sœur Gilberte et son ami Gervais nous rejoignent autour de la table. Je leur fais traduire un mot que je veux partager avec les membres du groupe Facebook de la communauté. «Merci aux gens d’Unamen Shipu de m’avoir accueillie parmi eux, merci pour tout et iameIame, qui veut dire au revoir, c’est Johnny-Paul qui me l’a appris avec une vingtaine d’autres mots, deux jours plus tôt. Gervais relit à voix haute ce qu’il vient d’écrire dans mon carnet. Johnny-Paul soulève une objection en innu; à l’approbation générale, un mot est ajouté à la fin, apishish. Mon père d’accueil explique: «C’est parce que si tu dis iame, c’est comme si tu disais que tu partais pour aller mourir. Comme si tu n’allais plus jamais revenir.»

—Alors, apishish, c’est à la prochaine?

—Oui. À la prochaine. Apishish.

Mais ce n’est pas réellement le mot de la fin. Car au moment du départ, alors que ma frêle menotte sera serrée dans la grosse main de chasseur de Johnny-Paul, j’entendrai plutôt Tshinakumitin. Et je répondrai par la forme plurielle de ce mot: Tshinakumitnau. Merci à vous.


Luce Tremblay-Gaudette a cumulé les sessions de cégep pour obtenir un DEC en Arts et Lettres et une technique en photographie. Elle travaille comme photographe et est aussi auteure-compositrice. Elle ne sait toujours pas si elle préfère les images ou les mots.

  • William-Mathieu Mark
    Photo: Luce Tremblay-Gaudette

«Je ne comprends pas le monde dans lequel je vis. Je suis né dans le bois: c’est tout ce que je connais. Je ne suis pas allé à l’école. Ce que je sais, c’est en observant mon père que je l’ai appris. Si mes petits-enfants et arrière-petits-enfants n’avaient pas décidé d’avoir une éducation, ils auraient pu suivre mes traces.» 

William-Mathieu Mark, 80 ans

Sortis du bois

À voir la lumière dans leurs yeux lorsqu’ils témoignent de leur attachement à la vie dans le bois, on se demande pourquoi les membres de la communauté n’y vont presque plus. L’anthropologue Peter Armitage, qui, il y a 30 ans, a passé une année à La Romaine et suivi une famille pendant plusieurs mois dans le bois, fournit une hypothèse: il croit que les obstacles au maintien de ce mode de vie ne sont pas économiques, mais idéologiques. Ses jeunes frères d’accueil s’ennuyaient loin de la réserve, et ne se sentaient pas réellement concernés par les valeurs traditionnelles innues. Pour Armitage, la relative deprivation pourrait expliquer en partie ce désintérêt. Ce principe sociologique soutient que devant un voisin riche et puissant, les communautés autant que les individus développent un sentiment d’infériorité qui brouille leur capacité à évaluer leurs besoins réels. Isolés par l’absence de route, mais branchés à la télévision et à l’internet, les habitants de La Romaine s’abreuvent aujourd’hui des mêmes images que le reste de l’Amérique.

Mais le rêve américain coute cher, d’où l’importance d’aller à l’école, d’apprendre le français. Les parents imaginent leurs enfants médecins, avocats, ou occupant des postes clés au conseil de bande... et hésitent donc à sacrifier leur scolarité au profit de longs séjours dans le bois.

Paradoxalement, ce sont sur ces mêmes séjours que se basent les programmes de désintoxication mis en place sur d’autres réserves, où des ainés initient de jeunes dépendants à un mode de vie traditionnel pour tenter de donner un nouveau sens à leur existence. Le centre de santé de La Romaine étudie la possibilité d’adapter une telle approche à sa clientèle.

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