Pastorales montréalaises

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Photoreportage

Pastorales montréalaises

De part et d’autre de la clôture qui sépare Ville Mont-Royal du quartier de Parc-Extension se déploient les deux extrêmes de la vie montréalaise.

En descendant le boulevard de l’Acadie dans la brunante, zigzaguant entre les voitures dans le bruit et les gaz d’échappement, je remarque comme chaque fois la clôture qui sépare Ville Mont-Royal du quartier montréalais de Parc-Extension. D’un côté, une longue haie derrière laquelle on se soustrait au monde, une forteresse verte. De l’autre, des immeubles résidentiels délabrés, couverts d’antennes paraboliques, accueillant une des communautés les plus pauvres du Canada.

Je tourne à droite et me stationne sur la rue Saint-Roch, au milieu des nombreuses églises grecques. Je me cherche un condo.

Le quartier est né en 1910, quand la compagnie Park Realty a divisé le territoire en lots résidentiels. Pas de grands projets de trains ni d’aménagement, juste un paquet de terrains pas chers à vendre, devenus une terre d’accueil pour des immigrants européens: Juifs, Ukrainiens, Hongrois, Italiens et Grecs, tous arrivés ici pour fuir la Deuxième Guerre mondiale. Durant les années 1970, d’autres vagues d’arrivées​—venues d’Haïti, -d’Amérique centrale, d’Asie, des pays arabes et de Turquie—​ont fait du quartier un lieu peuplé à 58% d’immigrants issus de plus d’une centaine de pays.

  • 01. Vue aérienne du boulevard de l’Acadie, séparant Ville Mont-Royal (à gauche) et Parc-Extension  (à droite) credit: Photo: Hubert Hayaud
    Vue aérienne du boulevard de l’Acadie, séparant Ville Mont-Royal (à gauche) et Parc-Extension (à droite).
    Photo: Hubert Hayaud

Il y a peu de pancartes de condos à vendre, et la nuit tombe. Avenue Ogilvy, j’entre dans le Centre lefkadien, une petite salle communautaire où fraternisent beaucoup de Grecs originaires de l’ile de Leucade. Je tombe sur Nicolas et Kristophoulos, plus jeunes, qui sont les seuls à parler français. Ils me servent du vin avec toute la jovialité de l’hospitalité grecque. Ils me racontent qu’enfants, ils traversaient à Mont-Royal pour ramasser des bouteilles vides dans les parcs déserts. Maintenant, ils ont «réussi» et sont partis vers la banlieue. À Laval, ils peuvent se payer le rêve américain au rabais. Mais leur quartier leur manque: «Il n’y a pas un enfant grec, indien ou paki qui ne voudrait pas vivre de l’autre côté de la barrière. Mais à Parc-Ex, on est plus heureux.» Exclus des écoles catholiques françaises à cause de leur appartenance religieuse, leurs parents ont été confinés dans les restaurants et les manufactures où on parlait leur langue. Maintenant, c’est au tour des Indiens, des Pakistanais et des Sri-Lankais de travailler comme des automates dans des restos et des ateliers de couture; bientôt, ce sont eux qui quitteront ce refuge temporaire pour s’installer dans d’autres quartiers ou les grandes banlieues.

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    Mariage sri-lankais, rue Birnam, Parc-Extension.
    Photo: Hubert Hayaud

Plus tard, je vais trainer dans les cours intérieures des tours d’habitation collées à l’autoroute 40. Là, l’hospitalité s’assombrit. Les hommes fumant seuls sur leur balcon détournent le regard quand ils me voient. Ermine, Jean-Baptiste et Sondy m’accostent avec l’aplomb de leur jeunesse. Ils ont quitté Haïti avant le tremblement de terre de 2010, leurs parents souhaitant leur offrir une meilleure éducation. Ils vivent dans le même quatre et demi depuis leur arrivée, dans les relents des déchets qui pourrissent au soleil et les bruits stridents de l’autoroute. Leur tour est à deux minutes de la vie bucolique de Mont-Royal. Ils me disent qu’ils n’ont rien à faire là, que la vie, c’est à Parc-Ex qu’elle se passe. Je les quitte en souriant; un des gars veut me faire faire un tour d’auto, ils sont plusieurs entre les immeubles à se faire des signes que je ne comprends pas. Ils ont des voitures dont le paiement mensuel est plus élevé que leur loyer.

Le lendemain, après une autre visite de condo, je pars marcher dans les ruelles de Parc-Ex. Les Grecs qui sont restés y cultivent leur jardin, passent la tondeuse. Stravos accepte de me parler en anglais. Il a un immeuble, il garde sa ruelle propre, la Ville ne l’entretient pas. Il n’aime pas la barrière le long de -l’Acadie, il se demande pourquoi on entre à Parc-Ex de partout, alors qu’il est impossible d’entrer dans Mont-Royal. Il a les moyens de clôturer sa cour, mais ne le veut pas. Il ne partira pas. «C’est important de rester entre nous», dit-il. Il veut que ses enfants se marient entre Grecs. Pour certains, sortir de la pauvreté, c’est sortir du  quartier; pour lui, la réelle pauvreté, c’est la solitude loin des siens.

Née à Hochelaga, Sylvie est venue s’installer dans le quartier pour ses loyers pas chers. Elle dormait dans sa camionnette avant d’atterrir dans cet appartement dont les fenêtres donnent sur Ville Mont-Royal et lui rappellent tous les jours sa misère. Au début, elle appréciait l’exotisme de Parc-Ex, elle aimait manger dans les restos indiens et se promener sur Jean-Talon. Maintenant, elle ne s’y sent plus chez elle. Aux autres, elle dit plutôt qu’elle vit à Villeray. Son logement est mangé de moisissures, des crânes de bœufs ont déjà trainé dans sa ruelle, les enfants jouaient autour. Le matin, elle sort rapidement de son appartement pour ne pas que les gens qui se stationnent dans la rue voient où elle vit. Elle a honte.

Sylvie ne restera pas, mais d’autres viendront prendre sa place. L’emplacement stratégique de Parc-Ex et l’arrivée du Complexe des sciences de l’Université de Montréal attirent de plus en plus d’étudiants et de Montréalais de la classe moyenne. Plusieurs craignent que le quartier s’embourgeoise et que l’immigration soit repoussée aux frontières de la ville. Les nouveaux locataires, qui connaissent leurs droits et aident à dénoncer les propriétaires véreux qui profitent de la précarité et de la vulnérabilité des immigrés, feront le ménage.

C’est surtout au sud de la rue Jean-Talon, à la lisière de ce qu’on appelle maintenant le Mile-Ex, que des familles comme celle de Marie-Ève et son copain, travailleurs communautaires, s’installent. Ici, il y a des condos modernes et de mignonnes petites maisons d’après-guerre. «À Villeray, où l’on vivait, personne ne nous parlait, dit Marie-Ève. Ici c’est différent, nos filles se font garder par nos voisins italiens, il y a un sens de la communauté.» Les nouvelles générations grandissent ensemble, tous ces enfants de partout, dont certains seraient en guerre ailleurs, mangent à la même table à l’école. À Parc-Ex, à déambuler du sud au nord sur les grandes artères, j’ai fait le tour du monde en une heure; dans les parcs peuplés de Grecs, -d’Italiens et de joueurs de cricket pakistanais, on se parle.

Pour voir la vie de l’autre côté, je traverse la clôture devant l’immeuble de Sylvie et j’entre dans Ville Mont-Royal. Il n’y aura pas de visite de condos, tous trop chers pour mes moyens. Sur la porte de la clôture, un graffiti: «ce mur représente la lutte des classes.» Une légende urbaine raconte que, les soirs -d’Halloween, les portes se ferment pour empêcher les enfants de Parc-Ex d’entrer. Dans les faits, ces portes ne sont plus cadenassées depuis la fin des années 1980.

La ville s’est ambitieusement proclamée «cité modèle» quand le Canadian Northern Railway a vendu ses terrains pour financer l’excavation du tunnel ferroviaire sous le mont Royal. À l’époque, les hommes d’affaires du quartier, les John Wayne en costumes bleus, avaient de grandes ambitions, et celles-ci passaient par la vitesse que permettaient les chemins de fer. L’architecte paysagiste Frederic Gage Todd s’est inspiré du concept de cité-jardin et de son modèle cartographique en toile d’araignée. Aujourd’hui, personne n’a le temps de marcher, et l’on ne s’aventure pas dans la toile sans voiture ni gps.

Melpa, une Grecque chypriote qui vit à Mont-Royal depuis 1982 et travaille à Parc-Extension, accepte de me recevoir dans le centre d’aide pour femmes qu’elle a fondé. Elle me dit qu’à Chypre, elle a vu ce qu’étaient de vraies barrières, gardées par des soldats. Selon elle, il n’y a aucune barrière ici. Quiconque le souhaite peut traverser et venir vivre à Mont-Royal. Elle dit aussi que «Mont-Royal n’est pas riche» et qu’à Montréal, «on est libre d’aller où on veut». La différence ici, c’est le caractère plus privé: «Si les gens habitent à Parc-Ex, ce n’est pas une question d’argent, c’est leur choix.»

Sur les terrains du country club au cœur de la ville, les Monterois, Townies en anglais, ont les cheveux gris. Assise sur un banc, je les regarde jouer au croquet. Ils veulent savoir qui je suis. Il vente. Jacqueline, une dame d’une amabilité infinie, me prête gentiment son pashmina. Autour de moi, tout est parfaitement découpé, les arbustes, les clôtures. Leurs vêtements blancs sont semblables, le soleil tombe sur tout ce vert et ce blanc immaculé. Les corps sont rigides et les rires, contrôlés. Aucun enfant ne traine dans les rues le soir; une camaraderie paisible et enveloppante se fait sentir.

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    Membres du club de croquet lors des entrainements du mercredi soir, parc Connaught, Ville Mont-Royal.
    Photo: Hubert Hayaud

À part le country club, il n’y a pas vraiment d’endroits où se tenir. Philippe Roy, le premier maire francophone de la ville, travaille à développer un véritable centre-ville. La majorité des anglophones du quartier—qui composent maintenant 18% de la population, contre la moitié il y a 20 ans—s’opposent aux changements. À Mont-Royal, le service de sécurité publique patrouille le soir et s’occupe du courrier lors des voyages d’affaires, pas besoin de demander à son voisin. D’abord habité par la classe ouvrière aisée, le quartier est maintenant plein de cadres friqués, car les prix ont doublé. Des Libanais chrétiens, des Chinois et des Syriens s’y installent, mais l’immigration n’est pas celle de Parc-Ex, où l’on apprend à vivre avec les autres parce qu’on dépend de la charité de ses voisins. Les immigrants de Mont-Royal peuvent se payer des services. Sur le terrain de croquet, on a besoin de rapprochement aussi, mais avec la distance que permet l’argent.

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    Société de sécurité privée patrouillant dans les rues de Ville Mont-Royal.
    Photo: Hubert Hayaud

Dans les rues, le service de sécurité publique de la Ville n’est pas occupé, il fait ses rondes de surveillance sans avoir à intervenir. À 500 m, dans Parc-Ex, le spvm fouille les appartements pour renvoyer des immigrants illégaux à l’Agence des services frontaliers du Canada pendant que ceux qui ont les bons papiers se retrouvent à laver les parquets que les Québécois n’ont plus envie de frotter. D’un côté, des ménages vivant avec 15000$ par an et de l’autre, des propriétaires de manoirs persuadés qu’on est libre de choisir son destin, qu’avec du travail, on y arrive. À Mont-Royal, on peut s’entendre respirer, on a la paix sans avoir à se plier en quatre, la quiétude s’achète vite avec des billets bruns. Le soir, quand le lonesome cowboy s’ennuie dans son enceinte, c’est lui qui traverse maintenant à Parc-Ex pour aller souper chez l’Indien, avant de retourner dormir dans les draps propres de sa maison sombre où clignotent 24 heures sur 24 les lumières d’un système d’alarme.

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    Agent immobilier dans une maison en vente, boulevard Graham, Ville Mont-Royal.
    Photo: Hubert Hayaud

Bientôt, peut-être, les bouisbouis et les dépanneurs seront avalés par la sirène de Starbucks qui éclairera les rues du quartier. Mais quand je retourne sur mes pas, que je traverse la clôture pour retrouver mon auto laissée sur Saint-Roch en face des ruines de l’église orthodoxe grecque, je me dis qu’avant sa disparition, c’est de ce côté que je veux vivre. 


Hubert Hayaud est un photographe et monteur d’origine française, installé à Montréal. Ses photographies ont notamment été publiées dans Le Monde, The Guardian, Géo et Libération. Il a reçu deux nominations aux prix Jutra.

Catherine Eve Groleau est écrivaine, professeure de littérature au Collège de Bois-de-Boulogne et doctorante en littérature comparée. Elle a publié en 2017 un premier roman, Johnny, aux Éditions du Boréal.

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