Marchand de sapins

Rémy Bourdillon
Publié le :
Reportage

Marchand de sapins

Chaque année, avant les Fêtes, de nombreux Québécois convergent vers New York dans le but d’y vendre des sapins. Ni les nuits froides, ni les longues journées de travail, ni l’absence d’un lieu confortable pour dormir ne semblent freiner leur engouement. Notre journaliste s’est immergé, pendant cinq semaines, dans l’exigeant quotidien d’un marchand de sapins.

Photos: Dominique Lafond

Considéré dans ce texte

Les Québécois et la vente de sapins à New York. Tetris en version petit budget. Les tripes luxueuses de Manhattan. Les nuits solitaires et les jeunes qui passent à confesse. Robinson Crusoé. Déterminer le prix d’un sapin, selon la tête du client et la profondeur de ses poches.

Il est 1h du matin à Manhattan et un énorme camion est arrêté à ma hauteur. Sur la portière, l’enseigne d’une plantation de la Caroline du Nord. Sur la remorque, un amoncèlement de sapins et deux grands Noirs, du genre embauchés devant une station de métro pour la journée. Le passager du camion sort de la cabine et s’avance vers moi:

— Salut, on vient livrer 100 arbres de 5 à 7 pieds.

— Mais on a reçu la même chose il y a une demi-heure!

Visiblement, le type se fiche complètement de ce que je lui dis. Il fait signe aux deux gars de la remorque, qui se mettent en action. Le premier crie «Tree!» et ploc, un sapin tombe dans la rue. Le second emboite le pas: «Tree!», ploc, un autre sapin atterrit sur le sol. La chose se répète 100 fois.

Certains viennent à New York pour visiter l’Empire State Building; moi, j’y passe mes nuits à insulter des arbres. Dès qu’ils arrivent, on libère les présentoirs en déplaçant les sapins qui étaient là avant, comme une rotation de boites de conserve dans une épicerie. Ensuite, on les classe par taille et on les range, bataillant avec cette foutue loi de la gravité qui fait en sorte qu’une dizaine de conifères—pourtant soigneusement installés—nous tombent dessus. Un alignement de sapins, c’est un peu comme un Tetris à petit budget dont le concepteur aurait dessiné les pièces sans utiliser de règle.

Vient enfin l’étape du balai, qui suit toute manipulation de sapin et l’épandage d’aiguilles qui l’accompagne. J’ai la tendinite du balayeur, à force de nettoyer les 30 m de notre kiosque avec vue imprenable sur Broadway, dans le quartier cossu de l’Upper West Side. Quand ma «journée» se termine, aux alentours de 7h, je suis épuisé, mais je goute à la satisfaction du devoir accompli. Le ciel qui bleuit laisse émerger les tours sombres et, à l’avant-plan, trône un kiosque de sapins tout propre, prêt à accueillir ses clients. Sous les lumières clignotantes, ces derniers trouvent magnifiques les arbres que j’ai trainés dans la boue toute la nuit. Ce doit être ce qu’on appelle la magie de Noël.

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Le Québec à New York

On est arrivés juste avant l’Action de grâce américaine, en novembre, pour une sorte de Burning Man hivernal de cinq semaines, à la fin duquel on n’a toutefois pas le plaisir de bruler nos affaires. On a écumé les poubelles qui s’amoncellent dans la ville au crépuscule afin de récupérer du mobilier et des planches, et on a fabriqué nos kiosques de bric et de broc. «On», c’est nous, les vendeurs de sapins. On est un groupe hétéroclite, formé autant de jeunes hippies en voyage que de trentenaires bien établis dans des emplois saisonniers liés à la construction ou au tourisme. On vient d’un peu partout—j’ai rencontré des gens de l’Alaska, de Colombie-Britannique et d’Angleterre—, mais surtout du Québec. C’est bien connu, les sapins de New York, comme les cerises de l’Okanagan, sont la chasse gardée des French Canadians.

Pourquoi cette prédominance de Québécois? On dit que l’emploi exige des travailleurs capables de résister au climat de la Grosse Pomme, humide et venteux. Mais je crois que ça repose surtout sur une question de bouche-à-oreille. Dans ce mystérieux milieu, on obtient un emploi parce qu’on connait quelqu’un qui est déjà passé par là. Le Québec, ce n’est pas loin de New York, et ça demeure un gros village; un Montréalais à l’esprit un tant soit peu voyageur aura tôt fait d’entendre parler de la vente de sapins, un excellent moyen de gagner une belle cagnotte en quelques semaines. Même si, dans les faits, ce n’est pas toujours vrai: en fonction des ventes qu’elle a faites, chaque équipe reçoit en fin de saison un montant non négociable calculé par les soins du patron, et il y a des désillusions...

La saison des sapins, c’est aussi l’aventure. C’est vivre un long marathon en équipe, où on se relaie afin d’assurer une présence 24 heures sur 24, tous les jours jusqu’à Noël, et où chacun travaille en moyenne 16 heures par jour. C’est faire partie du décor de New York, qu’on a tous vu mille fois au cinéma. C’est affronter les éléments. Chose certaine, on ne fait pas ce boulot pour le tourisme: on visite les quelques coins de rue autour de son kiosque, et c’est tout.

Je suis ici pour les mêmes raisons que tout le monde, en quête de dollars et d’émotions, armé en outre d’une insatiable curiosité pour cet emploi quasi underground, qui force à mentir quand on passe la frontière. Les douaniers aiment assez peu se faire dire par un voyageur qu’il s’en va gagner de l’argent aux États-Unis. Pourtant, l’activité n’a rien d’illégal: le Premier Amendement, qui protège les libertés d’expression et de religion, permet de vendre sans licence des objets religieux dans la rue, ce qui inclut le sapin de Noël.

«As-tu déjà campé pendant six semaines?», m’a demandé un jour un vendeur. J’ai répondu «Oui, mais pas dans une ville en décembre», et on a ri un coup. Parce que c’est ce qu’on fait: on dort dans une fourgonnette stationnée dans la rue, sans eau ni électricité. Pour la douche, on peut s’abonner à une salle de musculation, aller faire un tour dans un sauna pour hommes ou à l’Armée du Salut, ou encore louer le bain d’un voisin. Il faut acheter de l’essence pour la génératrice tous les trois jours, et espérer ne pas connaitre de panne. Moi, je profite des nombreuses années d’expérience de mes partenaires, qui ont négocié un accord avec les propriétaires d’un immeuble où on a accès à une salle de bain et à un réseau électrique. Un accord dont les termes sont en sapins, bien sûr.

En bonnes vendeuses de sapins discrètes, mes co-équipières me tueraient si je parlais d’elles. Elles font Montréal–New York depuis quasiment une décennie, sans interruption, une pratique commune dans le milieu. Cela permet de se forger des amitiés et une clientèle fidèle, et de développer son talent pour la vente. Leur ancienneté leur vaut surtout d’avoir un grand kiosque dans un quartier riche, ce qui a un impact direct sur le chiffre d’affaires et les incite à revenir année après année: un sapin de 6 pieds qui coute 100$ dans l’Upper West Side chute à 60$ au fin fond de Brooklyn. On fait rouler notre business à quatre, alors que les autres vendeurs ne sont que deux ou trois par kiosque. La compagnie qui nous emploie détient la plus grosse part du marché new-yorkais; elle est établie en Floride et reste introuvable sur l’internet. Quand on en parle entre nous, on dit «la compagnie».

Sapins frais, livrés en 30 minutes!

On a absolument tous les prix envisageables, de 20 à 750$, pour un sapin tout frais, un Fraser de la Caroline du Nord, coupé 48 heures avant de se retrouver sur nos étalages. À moins que le client ne préfère le fumet de mandarine du Douglas de l’Oregon? J’avoue que je ne m’explique pas la présence de celui-ci dans nos kiosques, à 5 000 km de son écosystème. Mais dans un monde où on fait travailler mère Nature pendant 30 ans pour élever un sapin de 12 pieds qui va orner un hall d’immeuble durant deux petites semaines, j’apprends à ne pas m’en faire avec la logique.

Pour être un bon vendeur de sapins, il faut combiner résistance au climat, déploiement de force physique et aptitudes de vente. Sur les deux premiers points, je ne m’en sors pas trop mal, mais le troisième est une véritable catastrophe. Je rechigne à faire ce que je déteste subir moi-même, à savoir de la pression à la consommation. Surtout, je n’arrive pas à estimer rapidement le prix d’un sapin, un subtil mélange de paramètres incluant sa taille et la densité de ses branches, pondéré par la tête du client, dont je dois jauger l’épaisseur du portefeuille. À l’occasion d’un changement de prétendant, le prix du même arbre peut grimper de 20$ en 10 secondes. La nouvelle ne se répand pas parmi les clients, heureusement.

Moi, ma spécialité, c’est les livraisons. C’est la première chose que je fais quand je me lève, entre 16h et 17h. Une fois le conifère (généralement de 7 à 10 pieds) amarré sur son charriot, je fends la foule et j’explore les tripes de Manhattan, soit les logements luxueux d’un quartier où il n’est pas rare de payer 3 000$ par mois pour un 4½. La plupart du temps, ils sont au énième étage d’une tour. Chaque gratte-ciel est un quartier privé à lui tout seul; il faut montrer patte blanche au portier, ce qui n’est pas évident quand on a les mains pleines de résine.

Dans l’appartement, je profite pendant quelques secondes de la vue en repensant à la scène finale de Fight Club, et «Where Is My Mind» des Pixies résonne dans ma tête. Puis, le retour à la normale: «L’arbre est assez droit comme ça? Je coupe des branches?» Il y a des adultes qui sont de vrais enfants et qui veulent le sapin le plus haut possible pour leur salon, calculé au pouce près; cela engendre parfois des erreurs, auxquelles on doit remédier sur place. Pendant que j’installe la bête, la bourgeoisie new-yorkaise et moi-même discutons de nos vies respectives, puis nous repartons dans nos univers parallèles. Le pourboire est rarement mauvais, ce qui me laisse penser que je suis assez doué pour le poste. Le cœur léger, je reprends mon charriot vide—il fait un bruit d’enfer que je couvre en sifflotant—et j’espère qu’une autre livraison m’attend au kiosque. Ça peut durer des heures comme ça.

Le 24 au soir, on met les sapins dans la rue comme de vulgaires sacs poubelles; soudainement, des arbres qu’on ne voulait pas vendre moins de 200$ n’ont plus aucune valeur.

La fin de semaine, quand tout le quartier se rend compte en même temps que Noël approche et vient faire la file au kiosque, je me fais réveiller plus tôt pour aller répondre aux clients. La famille américaine classique défile devant l’inventaire de conifères. Le mari, tout en contrôle, demande à sa femme «How do you like that tree, honey?». Parfois, Honey sautille de joie, et c’est une vente facile. Parfois, elle fait la moue, et on doit déballer quelques sapins avant qu’elle ne fasse son choix. Il faut garder son calme quand, après une nuit passée sous la pluie et quatre heures de sommeil, on se fait reprocher le cout trop élevé des sapins. Il parait que «la compagnie» envoie des clients mystères pour vérifier nos prix et nos méthodes de travail.

New York by night, depuis le trottoir

Après 22h, nous ne sommes plus que deux pour surveiller, faire quelques ventes tardives et tout remettre en ordre pour le lendemain. Pour la réception des arbres aussi, ce dont on n’est jamais prévenus. Parfois, on ne voit pas un seul sapin pendant une semaine, puis des camions se pointent quatre soirs de suite—avec de tout petits conifères qu’on attrape à coups de six, ou encore des mastodontes de treize pieds impossibles à déplacer seul.

Il n’y a jamais de belle nuit. Soit on travaille comme des fous, soit il n’y a rien à faire, on s’ennuie et il fait froid. Ma dernière partenaire va se coucher vers 2h, me laissant comme Robinson Crusoé sur son trottoir désert, tout seul avec Vendredi—c’est comme ça que je surnomme le balai. Le nettoyage est tout le temps à refaire, à mesure que les tourbillons de vent dispersent les déchets. J’ai déjà ramassé des papiers portant une adresse située quatre coins de rue au nord, venus s’accrocher à nos troncs comme si c’était une grille.

Du soir au matin, je salue les couche-tard, je salue les lève-tôt. Les itinérants défilent et fouillent les poubelles que les commerces déposent entre nos présentoirs. On finit par connaitre les visages qui passent tout le temps aux mêmes heures. La petite fée de l’Upper West Side, une dame discrète qui aime pratiquer son français, apporte la nourriture qu’elle a trouvée à l’épicerie vegan après la fermeture et reste pour discuter une heure ou deux, puis disparait en un éclair quand elle a trop froid. Plus tard, c’est le tour des jeunes souls à l’âme prolixe qui sortent des bars. Aller voir le gars des sapins, c’est un peu comme passer à confesse: j’écoute, mais je ne juge pas. Sauf si tu vomis sur mes arbres, ce qui est arrivé une fois.

Les New-Yorkais ont beau vivre dans une métropole de 20 millions d’habitants, ils sont chaleureux et ne manquent pas de répondre lorsque vous les saluez dans la rue. De manière générale, les vendeurs de sapins sont appréciés et respectés; ils font partie de la vie du quartier pendant un mois. On nous sourit, nous remercie et nous couvre de petites attentions, sans lesquelles je crois que je ne tiendrais pas le coup.

Car à mesure que Noël approche, je me fatigue et compte les jours. L’activité commence à baisser, on serre les arbres dans les étalages, que l’on démonte en partie. Les gens nous disent que c’est triste; moi, au contraire, je suis fou de joie. Je ne suis pas le seul: à peu près tous les vendeurs sont à bout. Pourtant, certains parlent déjà des améliorations qu’ils apporteront à leur kiosque, «l’année prochaine».

Le 24 au soir, une fois les dernières ventes faites, beaucoup d’orphelins n’ont pas trouvé de foyer. On les met dans la rue comme de vulgaires sacs poubelles; soudainement, des arbres qu’on ne voulait pas vendre moins de 200$ n’ont plus aucune valeur. Vingt-cinq millions de sapins de Noël s’écoulent aux États-Unis chaque année. À hauteur de combien d’arbres avons-nous participé à ce chiffre? 700, 800? On démonte le kiosque et le trottoir reprend son air habituel, gris et froid. Un dernier coup de balai, et je suis libéré de mes obligations.

Il est 3h du matin et, même en cette nuit sacrée, New York ne dort pas. Pizzérias, pharmacies, dépanneurs, beaucoup de commerces sont ouverts, tenus par des immigrants que cette fête n’intéresse pas. Je suis épuisé, mais heureux. À Noël, mon premier jour de congé en cinq semaines, je vais enfin pouvoir quitter mon coin de rue pour croquer la Grosse Pomme.


Rémy Bourdillon est un journaliste indépendant vivant à Pointe-Saint-Charles depuis 2013. Il s’intéresse aux questions environnementales, aux mobilisations citoyennes et à d’autres thèmes plus légers, comme le voyage.

Photos: Dominique Lafond

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