Népal: le temps de l’exode

Sarah R. Champagne
Photo: Sarah R. Champagne
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Reportage

Népal: le temps de l’exode

Les migrants

Plus de deux millions de Népalais travaillent présentement à l’étranger. Pour subvenir aux besoins de leur famille, certes, mais aussi pour se bâtir un avenir. Laly Tamang et Amrit Lama incarnent cette génération de jeunes Népalais qui flirtent avec la servitude dans l’espoir de s’émanciper. 

Au pied d’un gratte-ciel climatisé, à Charjah, aux Émirats arabes unis (ÉAU), Laly Tamang se tient au comptoir d’une agence de transferts d’argent. Dans son anglais rudimentaire, la jeune femme demande d’envoyer 100$ à sa famille restée au Népal, à 3 000 km à l’est de là. Son menu pécule, qu’elle a amassé en trempant des frites dans l’huile dans un McDonald’s, dix heures par jour, six jours par semaine, s’additionne à celui de 230 millions de travailleurs migrants éparpillés sur la planète.

À une trentaine de kilomètres au sud, Amrit Lama avoue avoir eu du mal à trouver son chemin jusqu’au centre-ville de Dubaï. Il y vit pourtant depuis plus de deux ans, travaillant lui aussi dans un McDonald’s en périphérie de la ville. Autour, le désert.

Laly et lui y sont venus à la rencontre de leurs mirages.

Tous deux ont grandi dans le même village népalais, Syaori, situé à une cinquantaine de kilomètres de Katmandou. Dans la mi-vingtaine, ils baignent dans un environnement soigneusement aménagé par ce qu’ils appellent « la compagnie ». Cette dernière, une agence de placement de main-d’œuvre qui fournit des employés à tous les McDonald’s des Émirats arabes unis, les loge, les habille, les transporte et les divertit parfois, lors de leur sortie annuelle. Si bien qu’en dehors du travail, il ne reste que le riz aux lentilles, les cochambreurs et l’espoir d’une promotion ou d’un retour. Mais quand?

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Leur salaire mensuel est de 1 000 dirhams des ÉAU, soit 330$ canadiens. Dans un pays où le cout de la vie est aussi élevé qu’au Canada, ils doivent faire preuve d’inventivité pour parvenir à envoyer un peu d’argent à leur famille. «Je suis le soutien principal», répètent Laly et Amrit à une journée d’intervalle, sans s’être consultés.

Puis, Amrit enchaine sur le ton de la consigne apprise par cœur: «Il y a trois quarts de travail, matin, après-midi, nuit, assignés en alternance. Il y a deux pauses de 15 minutes et 30 minutes pour manger.» Laly complète fidèlement les instructions: «La nourriture sur les lieux de travail, l’uniforme et l’hébergement sont fournis par la compagnie.»

En dehors du travail, il ne reste que le riz aux lentilles, les cochambreurs et l’espoir d’une promotion ou d’un retour. Mais quand?

Le travail est rapide, et les processus standardisés, étrangers au monde d’où ils viennent. Ils ont dû tout apprendre à leur arrivée. Laly se souvient des brulures d’huile des premières semaines: «Je pleurais chaque fois que mon gérant me disait quoi faire.» Pour Amrit, l’expérience la plus déroutante a été d’entrer dans le congélateur pour rapporter des portions préemballées, alors qu’il faisait 40°C dehors. De plus, l’idée d’arriver dans un pays trop sophistiqué pour lui le préoccupait; il raconte d’ailleurs avoir reçu une formation prédépart, donnée par le gouvernement : «J’ai appris comment attacher ma ceinture dans l’avion, comment prendre l’ascenseur et toutes les règles de vie à Dubaï.»

Regrettent-ils leur choix? «Pas trop», répond Amrit. 

«Souvent, dit Laly. Après plusieurs tentatives pour trouver un emploi, j’ai passé tous les tests pour intégrer la police népalaise, mais à l’entretien final, on m’a demandé de l’argent, que je n’avais pas. J’ai vu une annonce dans les journaux et j’ai appelé.»

  • Maili et Hira Kaji Tamang, les parents de Laly, à Syaori, Népal.
    Photo: Renaud Philippe

Amrit a quant à lui vu ses amis revenir de l’étranger avec de belles chemises, puis une radio, un téléviseur ou même une moto. Il se souvient d’une conversation avec l’un d’entre eux: «Je lui ai demandé pourquoi il partait. Il était éduqué, qualifié. Il m’a dit qu’il pensait au futur. Alors j’ai décidé de songer à l’avenir, moi aussi. Je veux avoir le choix.»

En attendant, ils purgent leurs dettes petit à petit. Celle qui a été contractée pour partir— le paradoxe dans ce business de migrants—et les suivantes, quand la première est remboursée.


Vies écartelées

Dans leur village d’origine, pas de moteur qui vrombit. Des sentiers balisent le petit hameau d’une dizaine de maisons, un fil amène «la lumière», comme le veut l’expres sion locale, et les paysans sont penchés sur les terrasses agricoles qui dessinent le paysage.

Accroupie à la lisière de son champ, Sanu Birshing Lama, la mère d’Amrit, tient le même discours que lui. En tamang, langue parlée par leur groupe ethnique, elle explique que son mari est malade, qu’elle n’est jamais allée à l’école et qu’elle ne sort que rarement du village. Son fils cadet peint des pièces d’avion dans une usine en Malaisie. «Nous mangeons à notre faim avec nos récoltes, mais il faut payer les médicaments», résume-t-elle. 

Un peu plus haut sur le même versant de montagne, assis par terre dans sa maison de boue brun orangé, Hira Kaji Tamang, le père de Laly, demande à sa femme Maili de faire du thé. La charpente en bois est visible dans le vestibule qui accueille aussi une famille d’oiseaux chanteurs. «Maintenant, c’est notre fille qui gère toutes les finances de la famille, mais on espère qu’elle reviendra bientôt», souffle-t-il.

Hira Kaji a le ton résigné. Ses yeux s’embuent à l’évocation de sa fille: «Nous lui avons demandé de ne pas partir.» Oui, on s’ennuie. Oui, on souhaiterait être réunis, approuve Maili de la tête. En attendant ce moment hypothétique, son mari hausse les épaules: «Que faire?» Le labeur d’une seule personne à l’étranger permet effectivement d’alléger le fardeau de toute la maisonnée. La maison de Laly est belle et fière, malgré quelques craques causées par le récent tremblement de terre.

Amrit et Laly sont passés d’un mode de vie profondément agraire à une société inégalitaire, où des villes ont poussé en une décennie sous l’impulsion de la manne pétrolière. Rurales comme 80% de la population népalaise, leurs familles ont toujours arraché de peine et de misère leur subsistance à la terre. Aux ÉAU, les deux vingtenaires font partie des 80% de migrants «peu qualifiés», une sous-classe faite pour servir et qui n’aura jamais droit à la citoyenneté.

Amrit et Laly sont passés d’un mode de vie profondément agraire à une société inégalitaire, où des villes ont poussé en une décennie sous l’impulsion de la manne pétrolière.

Mais entre l’autosuffisance et la servitude en terre inconnue, les jeunes Népalais n’ont que peu d’options. Ce sont au bas mot 2,2 millions de Népalais qui travaillent à l’étranger, selon les estimations les plus conservatrices du ministère du Travail et de l’Emploi. En comptant les migrants non enregistrés, partis illégalement ou sans assistance gouvernementale, ce nombre pourrait grimper à près de trois millions, soit 10% de la population.

Le même phénomène prend des proportions titanesques à l’échelle planétaire. Les travailleurs migrants renvoient chez eux une cagnotte correspondant à trois fois l’aide publique au développement, soit 436 milliards $ en 2014, estime la Banque mondiale. Et le Népal est justement l’un des pays où cet afflux compte le plus: il représente près de 30% de son PIB.

L’effacement des travailleurs migrants dans Émirats débordant de luxe constitue certainement l’un de ces renoncements. «Ceux qu’on voit travailler aux comptoirs alimentaires des centres commerciaux ne peuvent même pas s’acheter un café dans le même centre commercial», résume Gyanendra Karki, Népalais œuvrant à Dubaï depuis près de 15 ans. Ce jeune trentenaire est père d’un bébé de huit mois, qu’il n’a pas encore pris dans ses bras, puisque son travail ne lui permet pas de retourner souvent chez lui. Il s’inquiète à l’idée que la prochaine génération connaisse le même écartèlement si le Népal ne développe pas d’activités économiques.

Membre du Non-Resident Nepali Association (nrna) des éau, Gyanendra entend des histoires d’horreur toutes les semaines. Entre juillet 2013 et juin 2014, 842 migrants morts à l’étranger ont été rapportés au Foreign Employment Promotion Board. La première cause de mortalité identifiée est l’«insuffisance cardiaque», chez des sujets pourtant jeunes et partis du Népal avec un certificat médical en poche. Mais en dépit des risques, les jeunes Népalais aspirent toujours en grand nombre au travail à l’étranger.

Gyanendra souligne la vulnérabilité des migrants. «Les Népalais sont des gens honnêtes et très travaillants. Cela les rend aussi plus facilement exploitables.» Il prend à témoin sa propre ignorance à son arrivée: «J’étais éduqué et j’enseignais au Népal, mais je ne savais même pas pour quel travail je partais au moment de signer mon contrat.»


En profiter pour s’émanciper?

Il est 19h30 et Laly Tamang descend d’un minibus, un M jaune épinglé sur sa chemise rouge. Le soleil décline vite sur les grosses boites climatisées de Charjah. La jeune femme de 25 ans s’allume une cigarette. Dans le Bas Himalaya, à 1 600 m d’altitude, ses parents ignorent qu’elle fume. Ils savent qu’elle travaille dans un restaurant, mais elle ne leur parle jamais de la vie qu’elle mène.

  • Gyanendra Karki, un Népalais travaillant à Dubaï depuis près de 15 ans.
    Photo: Sarah R. Champagne

Dans le Bas Himalaya, à 1 600 m d’altitude, ses parents ignorent qu’elle fume. Ils savent qu’elle travaille dans un restaurant, mais elle ne leur parle jamais de la vie qu’elle mène.

Ils peuvent encore moins imaginer qu’elle se pose des questions sur son orientation sexuelle. « Des fois, je me demande si j’aime les femmes. Je me suis toujours habillée en garçon, d’aussi loin que je me souvienne. Mais au Népal, il n’y a pas de tomboy. » C’est le mot qu’elle utilise pour signifier «lesbienne». «J’aime les pays de liberté, mon rêve serait d’aller en Australie ou au Canada», confie-t-elle finalement. En attendant, elle partage ses états d’âme à grands coups d’émoticônes tristes sur Facebook.


Sarah R. Champagne écrit surtout pour Le Devoir et le site de Radio-Canada Première, et se laisse de plus en plus aller à un journalisme indépendant impétueux. Elle s’intéresse aux migrations, en même temps qu’elle prépare ses propres départs, tout près ou très loin.

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