Parler pour parler

Dora Zhang
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Commentaire

Parler pour parler

«Fait pas beau, hein?»: les commentaires sur le temps qu’il fait, et le bavardage en général, font partie intégrante de la vie en société, sans doute depuis toujours. Pourtant, le bavardage ne jouit pas d’un statut très enviable. Pourquoi éprouvons-nous ce besoin d’échanger des banalités? Devrions-nous essayer de les éviter? Et que penser du bavardage propre aux communications modernes? 

Considéré dans ce texte

Le bavardage. Ce que cela veut dire, au fond, quand on parle de la météo. L’art subtil de devenir un homme du monde et un gentilhomme. Twitter, Facebook et compagnie. La valorisation du silence dans la tradition philosophique. Les chaines d’information continue et leur propension à la redite. Notre solitude fondamentale.

Récemment, je me suis trouvée attablée en face d’une inconnue, à mastiquer dans un silence pesant. C’était le scénario habituel: seule dans une petite place à sandwichs de quelques tables, j’ai accepté sans hésiter quand une femme plus âgée m’a demandé de partager mon domaine tant convoité. Elle s’est assise, nous nous sommes mises à manger, les regards soigneusement détournés, et bien vite le silence est devenu insupportable. Belle journée, aujourd’hui, a-t-elle osé. Oh oui, j’ai acquiescé, enthousiaste. Pas trop chaud, gros soleil. Trop beau! C’était une conversation, oui, un échange verbal entre deux interlocuteurs—mais dans les faits, c’était du bavardage.

La météo détient depuis longtemps le monopole du marché du bavardage, et c’est facile de comprendre pourquoi. Ce qu’on cherche dans ce genre de conversation, c’est un lubrifiant linguistique qui puisse graisser le mécanisme de l’interaction sociale. Avec les gens qu’on connait, il existe un terrain commun sur lequel on peut trouver un certain nombre de sujets de discussion, mais avec de purs étrangers, on peut compter sur la météo, toujours prête à sauter dans le ring. Bien sûr, la parfaite évidence de la météo est la raison pour laquelle elle représente si bien la banalité. Samuel Johnson en faisait l’observation en 1758: «Quand deux Anglais se rencontrent, ils se parlent d’abord du temps qu’il fait; ils sont pressés de se dire ce que chacun sait déjà, s’il fait chaud ou froid, clair ou nuageux, venteux ou doux». Et pour le philosophe romantique allemand Friedrich Schleiermacher, l’art de l’interprétation n’avait aucune chance face au Wetterge-spräche, le verbiage météo, avec ses incessantes répétitions de ce qui a déjà été dit ou de ce qui n’a pas besoin d’être dit. 

L’Oxford English Dictionary attribue la première occurrence du vocable «small talk» à Lord Chesterfield, membre du parlement britannique au 18e siècle, dans ses Lettres à son fils, un recueil de perles pédagogiques qui éclairent un vaste ensemble de sujets, ce qui sied à un ouvrage portant le sous-titre «De l’Art subtil de devenir un homme du monde et un gentilhomme». Dans une lettre datant de 1751, Lord Chesterfield déclare à son fils qu’il «existe un bavardage, un “small talk”, qui constitue le fond de la plupart des conversations à la cour et dans la plupart des cercles mondains. Il s’agit d’une conversation bénigne, ni bête ni édifiante; il t’est toutefois essentiel de la maitriser». Au mieux, poursuit-il, ce bavardage se tourne vers l’actualité européenne, mais le plus souvent il s’attarde à des sujets comme l’uniforme des troupes des différents princes, les mariages et relations des «gens considérables» et la magnificence des réceptions et bals masqués. Il est peut-être passé de «bénin» à carrément médiocre, mais dans sa transition vers ses formes contemporaines—«As-tu vu la robe de viande de Lady Gaga?»; «Tu me niaises, sont plus ensemble?»; «Génial, le party, vendredi, hein?»—, le bavardage ne semble pas avoir beaucoup changé.

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Un peu de papotage avant de s’attaquer aux choses sérieuses est un peu comme se laver les mains avant un repas. Mais ça peut aussi devenir du remplissage qui finit par engloutir toute la conversation, un rituel de lavage de mains incessant qui ne débouche jamais sur un repas satisfaisant. On en a tous eu: des échanges de mots reliés les uns aux autres en phrases bien formées durant plusieurs minutes au cours desquelles, pour paraphraser une réplique de Singin’ in the Rain, rien que de l’air n’est passé entre nous. Cet aspect du bavardage est sans doute la raison pour laquelle il éveille notre méfiance et notre mépris. Des questions empressées qui n’attendent pas de réponses, des observations évidentes prises dans le cycle permanent du «rincez et répétez»—pas étonnant qu’un tel discours soit associé à l’insipidité et l’affectation.

Si parler de la pluie et du beau temps est une malheureuse nécessité avec des inconnus, le faire avec des gens de notre connaissance suggère que l’on n’a rien à dire à ces personnes. Pourtant, si le bavardage n’est composé que de propos oiseux, insignifiants et sans objet, il constitue une partie substantielle des échanges qui ont lieu en couple, entre amis et (voire surtout) en famille. La banalité, cependant, n’est pas toujours insignifiante. Il n’y a rien de spectaculaire, le plus souvent, dans le fait d’avoir manqué l’autobus, d’avoir mangé un sandwich pour diner ou de s’être acheté une nouvelle robe, mais ce sont là les menus propos qui, le plus souvent, s’échangent entre intimes. En fait, on peut supposer que ces conversations triviales se tiennent exclusivement avec ceux qui nous sont proches—car qui, en dehors de notre cercle intime, se permet-on d’accabler du récit détaillé de nos journées? 

Le placotage entre amis, sur des sujets sans conséquence, prend plusieurs formes et, parfois, ce badinage en roue libre repose moins sur son contenu que sur la façon dont ce dernier peut être modelé, c’est-à-dire la plus amusante possible. Les maitres de cet art peuvent improviser sur tout sujet, de préférence trivial, car leur virtuosité est mise en valeur quand la vacuité du thème cède sous l’épée de leur esprit. «J’aime parler de rien, a dit Oscar Wilde, langue bien pendue s’il en est une. C’est le seul domaine où j’ai quelque connaissance.»

Bien sûr, comme avec toute forme de discours, il y a bien plus à déchiffrer que les seuls mots prononcés. Les gestes, les expressions faciales, les changements de posture de même que les pauses ne sont que quelques exemples de ce que le sociologue Erving Goffman cite comme étant des aspects non linguistiques de la conversation. Il ne fait aucun doute que nous nous distinguons tant par notre manière de parler que par ce que nous disons.

Il n’est pas étonnant, donc, que le phénomène du bavardage semble être dans la mire autant des linguistes, intéressés par l’analyse du discours ou la pragmatique, que des gourous de la psychopop qui veulent améliorer nos techniques de réseautage. Le lectorat du premier camp, difficile à croire, n’est pas très grand. Le deuxième se porte un peu mieux: le grand classique du genre semble être Le Grand art de la petite conversation, de Debra

Fine. L’auteur offre une liste de phrases utiles pour briser la glace, mais à vos risques et périls, dois-je souligner, puisqu’elle comprend des questions comme: «Si vous pouviez rejouer un seul moment de votre vie, lequel choisiriez-vous?»—ce qui risque d’élever le débat. Une autre source de sagesse en cette matière est l’experte en réseautage Susan RoAne, qui s’autoproclame la championne du bagou et dont la devise est: «Soyez brillant. Soyez bref. Puis disparaissez.» L’art de la parole est depuis longtemps une vertu et il ne serait pas difficile de tracer une ligne—en pente descendante, pour un certain nombre de raisons—depuis les conseils épistolaires de Lord Chesterfield jusqu’à nos coachs de conversation actuels.


Bien qu’il soit parfois considéré comme utile, le bavardage ne jouit pas d’un statut enviable dans l’art de la conversation. Personne, après tout, n’aspire à la banalité. Au contraire, nous brandissons notre mépris pour les jacasseries comme une tresse d’ail, pour repousser le vampirisme de l’inauthentique. L’allégeance à la substance et à l’essentiel, à laquelle nous sommes nombreux à avoir prêté à un moment ou un autre, est bien résumée dans un récent dessin humoristique du New Yorker: une petite famille de la Grèce antique est attablée quand le père lance au fils «Si tu n’as rien de profond à dire, tais-toi». Le choix de l’Antiquité, le berceau de la philosophie occidentale, rappelle que les philosophes en général ont été les critiques les plus virulents du babillage. Ce ne serait pas difficile d’imaginer la même scène représentée dans la salle à diner de Martin Heigegger. Son Être et temps, publié en 1927, offre une analyse du Gerede, traduit par «bavardage», analyse qui constitue sans doute la critique philosophique la plus connue du phénomène. 

  • Illustration: Gabrielle Lecomte

Les remarques de Heidegger se font dans le contexte d’une étude de notre manière d’être au quotidien. Pour dire les choses franchement, notre être quotidien est remarquablement dénué d’authenticité. Plutôt que d’entretenir une relation vraie avec nous-même, nous laissons «das Man» déterminer notre être, le «on» neutre et impersonnel—non pas une personne en particulier ou un groupe de personnes, mais une construction impersonnelle des autres, le sujet flou et anonyme de formules telles que «on dit» ou «les gens croient souvent». «Nous nous réjouissons comme on se réjouit; nous lisons, nous voyons et nous jugeons de la littérature et de l’art comme on voit et juge; […] nous nous “indignons” de ce dont on s’indigne», écrit Heidegger. Personne ne sera surpris d’apprendre que Être et temps a été écrit alors que son auteur était isolé dans une cabane à l’orée de la Forêt-Noire.

Le «bavardage», conséquemment, est le mode de langage inauthentique du quotidien, le babillage indistinct des «gens» anonymes (les fondateurs de Twitter savaient ce qu’ils faisaient quand ils ont choisi le nom de leur produit, qui signifie «gazouilleur»). Il n’y a là rien de péjoratif, s’empresse d’ajouter Heidegger, car le bavardage est la façon dont les choses nous sont rendues intelligibles pour la première fois, surtout les choses que nous ne connaissons pas ou dont nous n’avons pas fait l’expérience par nous-même. Plus vaste que le seul bavardage, la notion de Gerede dans Être et temps inclut aussi des formes de discours qui ne sont pas considérées comme banales, comme celles tenues dans les départements universitaires de philosophie. Que l’échange porte sur la météo ou sur la question du corps et de l’esprit, ce que toutes les formes de bavardage ont en commun, c’est d’offrir son objet comme déjà su, déjà compris, et ce faisant il nous fait oublier de nous y intéresser par nous-même.

C’est alors qu’on devient submergé par les «idées reçues» qui circulent autour de l’objet, tenant pour acquis ce qui en est dit puis répétant et propageant ces vérités évidentes, qui ont d’autant plus d’autorité qu’elles sont souvent répétées: «les choses sont ainsi puisqu’on le dit». Si Rede veut dire discours, Gerede se traduit littéralement par «ce qui a été dit», des formules et des clichés sans auteur ni origine que l’on se lance les uns les autres comme autant de ballons dans un cercle—Heidegger qualifie le bavardage de ouï-dire et de redite. Il n’est pas intentionnellement trompeur, comme la calomnie, par exemple, mais dans cette grande partie de téléphone arabe à l’échelle sociale, le résultat de toutes ces redites peut être tout aussi mystifiant. À l’inverse, le mode d’être du discours authentique est défini en termes de «possibilités essentielles» de «faire-silence» et de «réticence». 

Les redites constituent certainement le plus gros des activités des chaines d’information en continu, sans parler de ce qui passe pour de l’analyse politique. Quand les fondements d’autorité et les canons de légitimation sont toujours plus décentralisés, le discours n’a pas besoin de preuves pour être tenu pour vrai, il suffit qu’il soit répété sans cesse. Les technologies actuelles font circuler mots et images à une vitesse jusque-là inimaginable et, si l’internet permet à chacun de s’exprimer, il fait en sorte également que parler plus revient à en dire moins. Pensez à tous les hyperliens, les republications et les retweets qui constituent la majorité de la logorrhée en ligne, sans parler des -mises à jour de statuts et des clavardages qui nous mettent au fait de banalités jusque-là inimaginées dans les vies les uns des autres (il semble après tout qu’il n’y a pas que les membres de notre cercle intime que l’on se permet d’accabler du récit détaillé de nos vies). Le plus troublant, c’est que dans ce contexte où tout est prédigéré et déjà compris, la compréhension est vue comme allant de soi plutôt que comme une chose qui s’acquiert après réflexion (quand elle s’acquiert). Pouvons-nous être surpris, alors, de l’espace toujours plus restreint alloué aux idées exigeantes ou complexes? Et que ces idées apparaissent, du seul fait de leur complexité, comme étant mauvaises?

Les formes habituelles du bavardage dans nos vies de tous les jours apparaissent beaucoup moins insidieuses que la circulation des ouï-dire qu’est le mode linguistique de Fox News, mais elles sont gouvernées par les mêmes principes qu’Heidegger expose comme étant de l’inauthenticité linguistique. Nul doute que tout le recyclage qui se fait dans le bavardage aurait de quoi plaire à Greenpeace. Le fonds de commerce du papotage réside dans l’incessante circulation de platitudes qu’on ne pense même pas et qui, en elles-mêmes, ne veulent rien dire—un verbiage qui convient à tout le monde, mais qui ne relève de personne. La grammaire peut bien générer un nombre quasi infini de phrases, ça ne veut pas dire que la parole est capable de la même originalité. «Nous puisons à une réserve limitée de phrases toutes faites», nous rappelle Goffman. 

Le fonds de commerce du papotage réside dans l’incessante circulation de platitudes qu’on ne pense même pas et qui en elles-mêmes ne veulent rien dire—un verbiage qui convient à tout le monde, mais qui ne relève de personne.

Mais la critique de l’inauthenticité du discours quotidien peut aussi causer un certain inconfort. Les menus propos encouragent la prolifération des formules qu’ils mettent en circulation, écrit Heidegger, parce qu’ils renforcent l’idée que chacun peut immédiatement tout comprendre. Mais le répertoire des phrases toutes faites est aussi une banque linguistique commune qui nous permet d’accéder à un sens public. Un discours dont tout le monde peut se servir nous permet d’échanger facilement au sujet de notre vie de tous les jours. Si nous devions réécrire Shakespeare chaque fois que nous ouvrons la bouche, il y a fort à parier qu’aucun mot n’en sortirait.

Heidegger en est bien conscient. Tout ce qui est mis en circulation par les menus propos, tous les raccourcis faciles et les croyances populaires font partie de «l’être-jeté» qui définit la condition humaine: le fait que nous sommes constamment jetés dans un monde déjà interprété. «C’est en lui [le bavardage], à partir de lui, contre lui que s’accomplit tout comprendre, tout expliciter, tout communiquer, toute redécouverte, toute réappropriation véritable.» En aucun cas sommes-nous intouchés par la façon dont les choses ont été préalablement et publiquement comprises. En aucun cas sommes-nous placés devant «la terre vierge d’un “monde”» à être exploré avec un regard neuf. Et pourtant, malgré tout cela, la parole authentique pour Heidegger ne peut jamais être bavardage.


La valorisation du silence et la condamnation du verbiage relèvent d’une longue tradition philosophique. «Le sage parle parce qu’il a quelque chose à dire, le fou parce qu’il a à dire quelque chose», a déclaré Platon. Mais la taciturnité, avance l’anthropologue Bronislaw Malinowski, est le signe, dans plusieurs cultures, non seulement d’une hostilité, mais aussi d’un mauvais caractère. Le contraire du bavardage, ce ne sont pas les conversations profondes au sujet de l’infinitude de l’âme humaine, mais plutôt la potentielle malveillance des temps morts. Nous sommes alarmés plutôt que rassurés par le silence des autres, observe Malinowski, et briser le silence avec des mots affables est le premier geste à poser pour établir un lien de camaraderie. Des plaisanteries légères sont requises «pour surmonter l’étrange tension désagréable que ressentent les hommes quand ils se font face en silence». Suivant cette analyse, «Il fait beau aujourd’hui» n’est que la forme évoluée d’un «Regarde, je suis en train de déposer ma machette». 

En se basant sur ses études de terrain menées en Papouasie-Nouvelle-Guinée, Malinowski utilise le terme «communion phatique» pour décrire le type de langage utilisé dans «les rapports sociaux libres et sans but». Répandus tant dans les boudoirs européens que les tribus sauvages, de tels échanges ont lieu quand plusieurs personnes s’assoient ensemble autour du feu du village le soir venu, «ou quand elles papotent, après le travail, ou quand elles accompagnent un travail manuel de menus propos sans aucun rapport avec ce qu’elles sont en train de faire». On a tendance à voir la communication linguistique comme la transmission signifiante d’une pensée d’un locuteur à un auditeur, mais «les questions sur la santé, les commentaires sur la météo, les observations basées sur les évidences, sont tous échangés non pas dans le but d’informer, non pas pour rallier les gens dans l’action, certainement pas pour exprimer une idée».Malinowski suggère plutôt que la fonction de la communion phatique touche à «un aspect fondamental de la nature de l’homme en société»: notre besoin primordial de la présence de l’autre, notre «tendance bien connue de se rassembler, d’être ensemble, d’apprécier la compagnie les uns des autres».

Le bavardage est le mode de langage inauthentique du quotidien, le babillage indistinct des gens anonymes. Les fondateurs de Twitter («gazouilleur») savaient ce qu’ils faisaient quand ils ont choisi le nom de leur produit.

Sans vouloir manquer de respect à Schleiermacher, le Wettergespräche est peut-être le meilleur exemple de ce que peut accomplir le bavardage en termes de socialisation. Comme l’illustre Virginia Woolf dans un passage de son roman Années, il n’y a rien de plus démocratique que la météo. «La pluie fine, la douce pluie, se répandait également sur les têtes mitrées et sur les têtes nues, avec une impartialité qui faisait penser que le dieu de la pluie, s’il existe, se disait: Qu’elle ne soit pas limitée aux très sages, aux très grands, mais que toute l’humanité qui respire, celle qui mâche et celle qui rumine, les ignorants, les malheureux, […] et Mrs Jones dans la ruelle, que tous partagent ma bonté.» Nos «belle journée aujourd’hui» et nos «oui, magnifique» nous assurent qu’il y a au moins une chose au monde que nous partageons. Aussi diverses que soient les formes de nos expériences, nous sommes tous de cette humanité qui mâche et qui rumine, tous sujets aux caprices indiscriminés des cieux.

Pour que cet exposé ne devienne pas trop utopiste, d’un point de vue humaniste, laissez-moi ramener les choses sur le plancher des vaches. «[Il est] pour nous inutile de monter sur des échasses, car sur des échasses il faut encore marcher avec nos jambes. Et sur le trône le plus élevé du monde, nous ne sommes encore assis que sur notre cul.» Voilà Montaigne à la fin de sa longue divagation qu’est son essai «De l’expérience», un vrai tour de force. Il ne parle pas du temps qu’il fait, bien sûr, mais l’idée n’est pas loin de celle de Woolf si on se permet un soupçon de raccourci et un zeste de mauvaise foi. La pluie qui tombe sur les très sages, les très grands, les ignorants, les malheureux, et aussi Mrs Jones dans la ruelle, nous rappelle, pourrait-on dire, à la fois l’inéluctabilité et l’universalité de notre posture.

Même avec nos meilleurs amis, surtout ceux qui habitent loin, on se prend souvent en flagrant délit de parler de la pluie et du beau temps. Je dis flagrant délit parce qu’aussitôt qu’on s’en aperçoit, on s’interrompt, gênés, presque coupables, comme si on voulait se rassurer les uns les autres que notre amitié n’en est pas arrivée à ça. Pourtant, les questions portant sur le climat de l’endroit où vit l’autre personne sont l’expression d’une bienveillance, d’un souci de savoir ce que cette autre personne ressent. Ces interrogations et ces comparaisons—Ça fait des jours et des jours qu’il pleut. Non, vraiment? Ici il a fait soleil toute la semaine—font part d’une curiosité, non pas pour des données météorologiques d’un pays lointain, mais pour le climat interne des gens qui y vivent. Dans un article récent du site 3 Quarks Daily, «What Do We Talk About When We Talk About the Weather» (De quoi parle-t-on au juste quand on parle de la pluie et du beau temps), Alyssa Pelish émet elle aussi la supposition que c’est l’empathie qui sous-tend les commentaires répétitifs au sujet de la température extérieure, ce qu’elle illustre de touchante façon en décrivant le rituel quotidien de son père se renseignant sur les prévisions météo des villes où habitent ses enfants.

Pour Heidegger, un aspect crucial de la façon d’être des humains est que nous sommes lancés non seulement dans le monde, mais dans un monde que nous partageons avec les autres. Dans cette logique, donc, le bavardage pourrait être compris simplement comme l’affirmation de notre être-jeté collectif, même si pour lui cela demeure inauthentique. En ce sens, il s’agit d’une façon de répondre continuellement à la plainte parfaitement justifiée des enfants: Je n’ai pas demandé à venir au monde. Les menus propos en eux-mêmes sont peut-être vides de contenu, mais par eux on se dit que, projetés par la catapulte existentielle à travers le spectre de tous les mondes possibles, on a atterri sur notre cul, tous autant qu’on est, dans ce monde-ci.

Si cette vérité a un tant soit peu de profondeur, elle a sans doute autant de banalité, et le double de son poids en évidence. Est-ce si surprenant, par conséquent, qu’on soit constamment en train de la communiquer non pas au moyen d’arguments de poids ou de faire-silence authentique, mais plutôt par notre babil sans conséquence de tous les jours? En partageant des observations au sujet de parfaites évidences avec des étrangers ou en faisant un brin de jasette entre amis? Il est peut-être difficile, à vivre si proche les uns des autres, d’échapper aux échanges non sollicités et non voulus—les téléphones cellulaires y sont pour beaucoup dans cette nouvelle donne de la vie moderne—, mais si on devait réserver la parole à la seule profondeur, au sérieux, voire au significatif, on ne ferait que l’appauvrir.


La défense du bavardage est difficile à soutenir de nos jours, car il ne fait aucun doute que les discussions sérieuses, portant sur des idées et des évènements complexes, sont en constante érosion dans le discours public. Mais si ce qu’on nous fait passer pour des discussions n’est jamais que bavardages, la faute n’en revient pas au bavardage. La parole est une propension fondamentalement humaine et l’on devrait prendre en compte ses diverses formes, prendre soin de les distinguer, puisqu’elles ont chacune leur fonction propre. Il devrait y avoir davantage de vraies discussions sérieuses. Mais peut-être devrait-il y avoir aussi plus de bavardage. Après tout, c’est là le premier moyen par lequel les animaux grégaires que nous sommes tentent de relier leurs solitudes.

«Dans le monde occidental, il est convenu que les gens doivent se rencontrer fréquemment et qu’il est non seulement agréable de parler, mais qu’il est de la plus élémentaire courtoisie que de dire quelque chose même quand il n’y a en fait rien à dire.» Ainsi parlent C.K. Ogden et I.A. Richards dans The Meaning of Meaning, cité par Malinowski dans son essai. Une idée similaire est exposée dans une défense du placotage datant de 1821: «Pourquoi les hommes s’associent-ils? Certains attribuent ce comportement à notre faiblesse, ou à nos désirs, mais il serait plus correct de l’imputer au délice que provoque en nous le son de la voix humaine.» Et plus d’un siècle et demi plus tard, observant les chatrooms dédiés au Furby, l’animal électronique qui faisait fureur à la fin des années 1990, la sociologue du mit Sherry Turkle suggère que «l’extraordinaire popularité des chats, en apparence extrêmement banals, a tout à voir avec l’expérience du plaisir du ressenti de la parole». Le délice de la voix humaine, le plaisir du ressenti de la parole—il semble qu’il y ait bien des choses à dire sur le fait de parler pour parler. Le bavardage est peut-être ce qui est dit lorsqu’il n’y a rien à dire, mais ce qu’il nous permet d’exprimer est notre simple besoin de parler malgré tout. Ce qui me rappelle: belle journée aujourd’hui, n’est-ce pas?


Dora Zhang test originaire de Toronto. Elle poursuit des études doctorales en littérature comparée à l’Université Princeton.

Traduction: Sophie Cardinal-Corriveau

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