Revenir à la maison

Nicolas Langelier
Publié le :
Intro

Revenir à la maison

Il faut nous frayer un chemin à travers tant de saletés et d’absurdité, pour revenir à la maison. Et nous n’avons personne pour nous guider. Notre seul guide est notre nostalgie.

Hermann Hesse, Le loup des steppes

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Le périple est une boucle, pas une ligne droite qui nous éloignerait toujours plus du point de départ. L’objectif est de revenir, mais mieux.

Ulysse quitte Ithaque et revient à Ithaque.

Le chemin du retour—à la maison, à notre âme véritable—n’est pas aisé. Souvent, il se fait à travers «le froid obscur et la désolation vide» décrits par T.S. Eliot dans son poème «East Coker».

La conclusion de ce périple est inscrite en nous dès le départ, et une insatisfaction perdurera tant que nous n’y serons pas arrivés consciemment, librement. La nostalgie sera le signe de cette insatisfaction, en même temps que sa boussole, son étoile polaire. Elle prendra différentes formes: tristesse, dépression, solitude, soif de diversions de toutes sortes.

Cette nostalgie, c’est le «vide en forme de Dieu» dont parlait Blaise Pascal. C’est ce trou dans notre âme que nous cherchons à combler, en nous y prenant souvent de la pire manière possible.


2

La terrasse du café, délimitée par une paroi en bois de grange, est remplie de gens qui sirotent leur latte, grignotent leur danoise au cheddar, leur scone au babeurre, canneberges et orange. Une chanson de Sade s’écoule doucement des hautparleurs. Au sol, le carrelage en marbre étincèle. Il y a des plantes vertes et une impression générale de plaisir de vivre.

Avec un certain effort d’imagination, on pourrait presque se croire dans un endroit reconnu pour sa qualité de vie—Portland, Melbourne, ou chez les Danois, justement. On est plutôt au milieu d’un centre d’achats de l’Est de Montréal, par un dimanche après-midi de février. Dehors, des bourrasques de neige soufflent, la tête des pylônes disparait dans la blancheur, mais ce n’est pas ça qui va nous empêcher de profiter des bonnes choses. L’économie québécoise tourne à plein régime et le stationnement déborde. Les centres commerciaux se meurent, lit-on de plus en plus souvent dans les magazines d’affaires—de toute évidence, The Economist n’a pas mis les pieds aux Galeries d’Anjou.

Je viens ici depuis toujours. Lors de mes premières visites, en poussette, le centre était tout neuf. À son ouverture cinq ans plus tôt, encore entouré de champs ancestraux—la terre des Vanier, celle des David!—, on avait vanté l’arrivée «d’un des plus grands et des plus remarquables centres du genre au Canada». Avec ses 85 magasins et ses 4000 places de stationnement, il était à l’avant-garde d’une nouvelle conception de la qualité de vie et restera le plus grand établissement de ce type à Montréal durant près de deux décennies.

Mais cette année, les Galeries d’Anjou ont 50 ans, et il y a longtemps que les standards de 1968 ont été dépassés. Le sommet de la volupté ne pourrait plus être, comme ce l’était pour ma mère à la fin des années 1970, d’aller acheter du saucisson à l’ail à la charcuterie dans l’allée du Steinberg. Un lieu commercial sans le moindre espresso, les frites molles du comptoir Pik-Nik: non merci. Nous voulons plus, nous voulons mieux, et nous le voulons en beaucoup plus de variétés. Le centre d’achats a dû, au fil des décennies, faire des efforts incessants pour s’adapter.

Avec maintenant 175 commerces et 6000 places de stationnement, l’hédonisme version 21e siècle bat donc son plein dans un million de pieds carrés. Il y a, par exemple, une nouvelle section baptisée Avenue des saveurs, où une douzaine de restaurants entourent un aménagement de tables et de chaises au design étudié, sous des luminaires sophistiqués et de grandes ouvertures vitrées au plafond. La Place Tevere de mon enfance est maintenant installée ici, mais elle s’appelle désormais Trattoria Tevere, et des focaccias et des salades se sont ajoutées au menu. Il y a une succursale de Nespresso, une autre de David’s Tea, un comptoir à sushis. Tout est neuf, reluit.

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