Stupeur des statistiques

Illustration: Marie-Renée Bourget Harvey
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Stupeur des statistiques

Faire corps, notre Document 20, est un essai coécrit par Véronique Côté et Martine B. Côté. En voici un extrait.

Considéré dans ce texte

Les abolitionnistes versus les pro-tds. L’âge d’entrée dans la prostitution et le nombre de tentatives avant d’en sortir. Les échantillons non probabilistes. La portée sociale du théâtre.

Véronique Côté, Martine B. Côté

Je suis en train d’écrire une pièce de théâtre.

Il y a longtemps que je n’ai pas écrit, seule (c’est-à-dire sans faire partie d’un collectif), une histoire pour la scène. Cette perspective m’enchante et m’affole tout à la fois. Le sujet est grave, important, délicat, et je m’efforce d’y plonger avec rigueur et sensibilité. Mon chemin d’autrice se fait par à-coups, au fil des urgences de dire. Le sillon que je creuse est de plus en plus social, mais je suis obsédée par l’idée de faire d’abord du bon théâtre, pour servir les idées que j’embrasse, et pour que la représentation puisse faire partie d’une véritable conversation sociétale, transformer le réel, participer à l’évolution des mentalités. Tout art qui aspire à être une force transformante de son temps se doit d’être bouleversant, efficace, puissant dans sa forme même.

Je prends le risque de me mesurer à un enjeu trop vaste, trop complexe, trop engageant. Je le sais. À chaque minute, je le sais. Je suis hyper consciente du degré de difficulté de l’entreprise. Mais si j’ai cru pendant un moment que l’écriture de cette pièce ne m’était pas indispensable, je suis maintenant habitée par la nécessité d’aller au bout de cette question qui déplace (absolument) tout en moi.

Peut-être est-ce parce que j’habite pendant ces jours-là mon corps d’une manière particulièrement vive, particulièrement acérée: au moment d’entamer l’écriture de ma pièce, je suis enceinte.

Je suis enceinte d’une fille.


Dans une vaste étude réalisée sur les conséquences de la prostitution, quand on leur a demandé «De quoi avez-vous besoin?», 89% des 785 personnes sondées ont dit «Sortir de la prostitution»1Melissa Farley et al., «Prostitution and trafficking in nine countries: An update on violence and posttraumatic stress disorder», Journal of Trauma Practice, vol. 2, nº3-4, 2004.. Bien que l’échantillon soit non probabiliste, c’est-à-dire non représentatif de la population à l’étude (mais ça n’existe pas, des échantillons probabilistes en prostitution), ça reste quand même 699 personnes qui ont répondu la même chose, dans neuf pays différents (au Canada, ce sont 95% des participantes qui ont répondu vouloir quitter la prostitution). Quatre-vingt-neuf pour cent, ça commence à faire beaucoup de monde qui préfèrerait arrêter d’être prostitué.

D’après une autre recherche menée auprès de 201  travailleur·se·s du sexe, une vaste majorité d’entre eux et elles ont déclaré que le travail du sexe n’était pas leur emploi idéal. De fait, 71% avaient essayé de quitter l’industrie au moins une fois au cours de leur carrière et plus de la moitié avaient tenté de la quitter trois fois ou plus2Cecilia Benoit et Alison Millar, Dispelling Myths and Understanding Realities: Working Conditions, Health Status, and Exiting Experiences of Sex Workers (University of Victoria, 2001). Dans une autre encore, ce sont 81% des 47 répondantes qui souhaitaient quitter l’industrie3Geneviève Szczepanik, Chantal Ismé et Carole Boulebsol, Connaître les besoins des femmes dans l'industrie du sexe pour mieux baliser les services (CLES, 2014).. ll est à noter que les études qui explorent le désir de sortie sont rares.

À la lumière de ces statistiques, la position pro-tds m’apparait tout à coup comme intrinsèquement individualiste: je ne vois soudain plus de communauté dans ce discours. Que des parcours individuels, des trajectoires solos. Qu’on me comprenne bien: je les crois, les femmes qui affirment tirer leur épingle du jeu, qui disent trouver dans le travail du sexe une forme de satisfaction, ou à tout le moins une rémunération conséquente qui réponde à leurs besoins économiques. Je ne remets pas en question leur parole: lorsqu’elles racontent qu’elles ont choisi leur occupation, qu’elles en retirent ou en ont retiré des avantages appréciables et que cette option leur semble la meilleure parmi celles qui s’offrent à elles, voire qu’elles la ressentent comme un empowerment, je les crois. Là où un doute se glisse dans mon esprit, c’est quand elles disent parler au nom de toutes les femmes qui sont ou ont été actives dans le milieu.

Toute légitime que soit leur parole, elles ne peuvent prétendre parler pour l’ensemble des leurs si elles ne prennent pas en compte l’innombrable foule de femmes qui souhaitent sortir de la prostitution et qui ne la trouvent pas, la porte, tout en subissant une violence qui laissera des ravages sans nom dans leur vie. Quand on sait qu’il faut en moyenne 5,8 tentatives pour arriver au bout du parcours menant à une sortie définitive de la prostitution, force est de reconnaitre qu’il y a quelque chose qui retient les femmes malgré elles4Cecilia Benoit et Alison Millar, op. cit..

Personnellement, en tenant compte de ces chiffres-là, je ne peux plus en faire des porte-paroles universelles. Je ne peux plus en faire les représentantes de celles qui ne veulent pas que leur famille apprenne qu’elles ont fait «ça» ou qui ont peur que leurs proches subissent des représailles; celles qui sont en situation de pauvreté, qui se débattent avec l’aide sociale ou avec l’ivac, ou les deux; celles qui souffrent de multiples traumatismes; celles qui se cachent de leur ex-pimp; celles qui sont trop brisées pour aller témoigner à TLMEP; celles qui sont terrorisées à l’idée de tomber sur un ancien client; celles qui tentent de trouver un moyen de gagner de l’argent autrement. Celles qui se disent que ça doit être de leur faute si ça s’est mal passé pour elles. Celles qui égratignent l’illusion de la prostitution heureuse. 

Celles qui, une fois sorties, utilisent le terme survivante pour se définir. Toutes ces femmes qui sont prises dans des situations trop complexes ou qui sont en ce moment trop vulnérables pour pouvoir même penser s’exprimer un jour. Car la parole des survivantes est lourde de conséquences: dévoilement du passé, stigmatisation, peur de la réaction des proches, honte, culpabilité, flashbacks. Il n’est pas rare qu’elles se fassent dire que leur souffrance postprostitution n’est rien d’autre qu’un signe que «le travail du sexe n’était pas fait pour elles» ou qu’«elles devaient avoir un mauvais pimp».

Je me dis alors que je voudrais entendre leurs histoires, à elles aussi. Je voudrais que, collectivement, nous prêtions attention à leurs récits. Peut-être serions-nous alors moins désinvoltes.

Au cours de mes recherches, une autre statistique s’est estampée à jamais dans mon imaginaire. En relief, dans mon esprit, vacille l’âge auquel les femmes (les filles) en arrivent à la prostitution. Cet âge me coupe le souffle, il me sort le cœur de la poitrine, il me fait mal. Il me fait peur.

Selon trois études québécoises, entre 33% et 55% des répondantes sont entrées dans la prostitution alors qu’elles étaient encore mineures5Nadine Lanctôt et al., La face cachée de la prostitution: une étude des conséquences de la prostitution sur le développement et le bien-être des filles et des femmes (Actions concertées du Fonds de recherche du Québec—Société et culture, 2018). Karine Côté, Christopher M. Earls, Sabrina Bédard et Delphine Lagacé, Profil psychosocial des femmes qui offrent des services sexuels au Bas-Saint-Laurent (Université du Québec à Chicoutimi, 2016). Geneviève Szczepanik, Chantal Simé et Carole Boulebsol, op. cit.. Parmi celles qui ont débuté avant 18 ans, l’âge d’entrée moyen était de 15  ans (ce qui veut dire qu’il y en a beaucoup qui ont commencé plus tard, mais également beaucoup qui ont commencé plus tôt). Et cet âge moyen, tenez-vous bien, tend à baisser. (La prochaine fois que vous croiserez une jeune fille de 15 ans, pensez à ça et à tout ce que ça implique, juste quelques minutes. C’est vraiment très jeune, 15 ans. C’est infiniment proche de l’enfance.)

Selon Statistique Canada, entre 2010 et 2019, 43% des victimes de crimes violents comportant au moins une infraction liée au commerce du sexe avaient, à l’échelle du pays, entre 12 et 17 ans6Mary Allen et Cristine Rotenberg, Crimes liés au commerce du sexe: avant et après les modifications législatives au Canada (Statistiques Canada, 2021)..

Une prémisse importante de l’argumentaire des pro-tds se fissure inexorablement devant ce fait: on ne peut pas définir la prostitution exclusivement en tant qu’échange de services entre adultes consentants, si entre un tiers et un peu plus de la moitié des femmes se retrouvent dans cette dynamique dévastatrice bien avant leur majorité—parce que oui, on peut parler de dévastation quand on pense aux effets de la prostitution sur les adolescentes. Je pense qu’on peut même parler de saccage.

De toute façon, est-ce que le différentiel de pouvoir intrinsèque à la transaction peut vraiment être gommé de l’équation subitement, au tournant des 18 ans d’une femme?


Véronique Côté est dramaturge, metteuse en scène et comédienne. Son premier essai, La vie habitable, a été publié dans notre collection Documents.

Martine B. Côté est chercheuse. activiste et chroniqueuse.

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