Un lieu pour les idées nouvelles

Marc-André Cyr
« Révolutionnaires sans révolution » (Nicolas Phébus), observé à Québec en 2015.
« Révolutionnaires sans révolution » (Nicolas Phébus), observé à Québec en 2015.
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Histoire des mouvements sociaux

Un lieu pour les idées nouvelles

L’Université ouvrière d’Albert Saint-Martin a fait de l’éducation pour tous son chevalde bataille, avant d’être fermée définitivement en 1937. Portrait d’une institution centralede la gauche montréalaise de l’avant-guerre.

«Ceux qui ne lisent que les journaux quotidiens sont les gens les plus ignorants qu’on puisse connaitre.»

Albert Saint-Martin, 1933

Fondée en 1925, l’Université ouvrière propose des conférences sur des sujets aussi variés que la politique internationale, l’astronomie, l’art oratoire et l’économie. Et ses intervenants n’hésitent pas à donner dans la subversion: l’Église, les inégalités hommes-femmes et le pouvoir des riches, notamment, y sont critiqués. Chacune des conférences est suivie d’un débat où tous peuvent prendre la parole, soulever des questions ou commenter le contenu.

Rapidement, l’Université obtient un vif succès. Des centaines de personnes se déplacent pour écouter les conférenciers et participer aux discussions, ou encore pour assister à des pièces de théâtre, jouer aux cartes, visiter la librairie et la bibliothèque. L’endroit n’est pas réservé aux intellectuels et aux militants: il est aussi fréquenté par les gens des quartiers populaires de Montréal, qui semblent apprécier ces idées nouvelles. On se rassemble à l’Université pour s’éduquer et se divertir, mais également pour passer à l’action politique. Des manifestations, des assemblées publiques et des actions directes spontanées contre les bureaux de chômage ou les propriétaires sont ainsi organisées.

L’homme à la tête de ce projet, Albert Saint-Martin, est fort connu des autorités policières, politiques et ecclésiastiques. Ce militant socialiste se trouve déjà dans la cinquantaine lorsqu’il fonde l’Université ouvrière. Infatigable révolutionnaire et orateur de talent, SaintMartin s’est impliqué dans de nombreux syndicats et s’est présenté aux élections à maintes reprises (toujours sous des bannières socialistes); il est également à l’origine de plusieurs mouvements — dont celui des chômeurs et celui de la lutte contre la conscription —, d’un journal (Spartakus), de coopératives, de communes et d’une imprimerie.

L’Université ouvrière devient, dès ses premiers jours, le cauchemar des politiciens, de l’Église et des pouvoirs économiques. Il faut dire que la peur des rouges est à son apogée depuis la Révolution russe de 1917. Comme l’Université est effectivement fréquentée par des communistes, des anarchistes et des libres penseurs de plusieurs origines ethniques — des «étrangers », dénonce la presse—, elle se retrouve rapidement dans la mire de la droite radicale, elle-même en croissance depuis la crise de 1929.

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En 1930, des jeunes entrent par effraction dans les locaux de l’Université ouvrière, rue Sainte-Catherine, pour y faire du saccage. Sous le regard complaisant des policiers, ils volent les livres de la bibliothèque et s’emparent du mobilier, qu’ils vont bruler au Champ-deMars. L’année suivante, toujours sous l’œil bienveillant des forces de l’ordre, c’est sous les cris «Vive le Christ-Roi!» qu’une cinquantaine de membres de la Jeunesse ouvrière catholique s’attaquent à des auditeurs de l’Université à coups de bâton. Signe que le socialisme effraie réellement l’élite en place, le lendemain, Le Devoir appuie la violente attaque « anticommuniste » et lance une campagne visant la fermeture de l’Université ouvrière. En 1933, de jeunes fascistes s’en prennent encore une fois aux militants proches de Saint-Martin, qui sera lui-même gravement blessé. Il est alors âgé de 68 ans.

Sous la pression de l’élite conservatrice, le premier ministre Taschereau brandit la loi Arcand, qui vient entre autres changer le règlement sur l’incorporation des bibliothèques. Puisque l’Université est formellement enregistrée comme une association de bibliothèques, elle s’expose dès lors aux regards suspicieux du gouvernement... et à l’illégalité. Taschereau défend bec et ongles sa nouvelle loi anticommuniste: «Si un juge de la Cour supérieure trouve quelque chose de séditieux dans ces règlements ou documents [ceux des bibliothèques], après qu’une plainte aura été portée, il pourra obliger cette association à se dissoudre.»

Ce n’est pas la fin de la répression. En 1937, la fameuse «loi du cadenas » du gouvernement Duplessis est votée, interdisant toute activité communiste en sol québécois et autorisant la fermeture des établissements « soupçonnés» d’héberger des activités révolutionnaires. À un journaliste inquiet du refus du gouvernement de définir ce qu’est le communisme—ce qui ouvre effectivement la porte à l’arbitraire—, le premier ministre répondra que «Ça se sent».

Épuisé par les nombreuses attaques dont il a été victime, Albert Saint-Martin décide de se retirer de la vie publique, mais aucune relève n’est là pour reprendre le flambeau. L’Université ouvrière est donc définitivement fermée. Les pauvres, les travailleurs, les chômeurs et les femmes—tout le monde sauf l’élite, finalement—devront patienter encore quelques décennies, jusqu’à la Révolution tranquille, avant d’avoir réellement accès à l’éducation. 


Historien des mouvements sociaux, enseignant, blogueur et chroniqueur à Ricochet, Marc-André Cyr s’intéresse plus particulièrement à l’histoire de la pensée autochtone et de la révolte au Québec.

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