De l’obligation d’être sexy
Lors des Jeux olympiques de Paris, des athlètes ont révélé alimenter un compte OnlyFans à coups de photos explicites. Que penser de ce mode de financement pour le sport amateur de (très) haut niveau?
De plus en plus d’études scientifiques démontrent que les ordinateurs, téléphones intelligents et autres appareils électroniques modifient radicalement la structure même de notre cerveau, et donc notre capacité à entretenir certains types de réflexions et à ressentir certaines expériences. Un impact qui va au coeur même de ce que ça veut dire, d’être humain.
Quand un menuisier prend un marteau, pour son cerveau, celui-ci devient une partie de sa main. Quand un soldat porte une paire de jumelles devant son visage, son cerveau voit à travers un nouvel ensemble d’yeux, s’adaptant instantanément à un champ de vision très différent. Les expériences sur des singes manipulant des pinces ont révélé à quel point le cerveau plastique des primates peut intégrer facilement des outils dans ses cartes sensorielles, de sorte que l’artificiel donne l’impression du naturel. Dans le cerveau humain, cette capacité a largement dépassé ce que l’on observe même chez nos cousins primates les plus proches. Notre aptitude à fusionner avec toutes sortes d’outils est une des qualités qui nous distinguent le plus en tant qu’espèce. Combinée à nos compétences cognitives supérieures, c’est ce qui fait que nous réussissons si bien à utiliser des technologies nouvelles. Et que nous sommes si forts pour en inventer. Notre cerveau peut imaginer les aspects pratiques et les avantages d’un nouveau dispositif avant même qu’il existe. L’évolution de notre extraordinaire capacité mentale à effacer la frontière entre l’interne et l’externe, le corps et l’instrument a été, selon les termes de Scott Fry, chercheur en neurosciences de l’université de l’Oregon, «sans aucun doute une avancée fondamentale dans le développement de la technologie».
Mais les liens étroits que nous établissons avec nos outils sont à double tranchant. Même quand nos technologies deviennent des extensions de nous-mêmes, nous devenons des extensions de celles-ci. Quand le menuisier prend son marteau dans sa main, il ne peut se servir de cette main que pour faire ce que peut faire un marteau. La main devient un instrument pour enfoncer et arracher les clous. Quand le soldat place les jumelles devant ses yeux, il ne peut voir que ce que les lentilles de celles-ci lui permettent de voir. Son champ de vision s’étend, mais il devient aveugle à ce qui se trouve près de lui. L’expérience de Nietzsche avec sa machine à écrire illustre particulièrement bien la façon dont les technologies exercent leur influence sur nous. Non seulement le philosophe en est venu à imaginer que sa boule à écrire était «une chose qui est comme moi», mais il sentait aussi qu’il devenait lui-même une chose comme elle, que sa machine à écrire modelait ses pensées.
T. S. Eliot a vécu une situation analogue quand il s’est mis à rédiger ses poèmes et ses essais en les tapant à la machine au lieu de les écrire à la main comme auparavant. «À composer sur la machine à écrire, écrivait-il en 1916, je trouve que je perds toutes ces longues phrases dont j’étais si fier. Elles sont courtes, détachées. La machine à écrire donne de la clarté, mais je ne suis pas sûr qu’elle favorise la subtilité.»
Chaque outil impose des limites même quand il donne de nouvelles possibilités. Plus on s’en sert, plus on se moule dans sa forme et sa fonction. C’est ce qui explique pourquoi, après avoir travaillé un certain temps avec un traitement de texte, j’ai commencé à avoir plus de mal à écrire et à revoir mes textes à la main. Ce cas n’était pas rare, comme je l’ai appris plus tard. «Les gens qui écrivent sur ordinateur sont souvent désemparés quand ils doivent écrire à la main», dit Norman Doidge. Leur aptitude «à traduire les pensée en écriture cursive» diminue à mesure qu’en tapant sur des touches ils prennent l’habitude de voir les lettres apparaître à l’écran comme par magie.» Aujourd’hui, où les enfants utilisent des claviers et des tablettes tactiles dès le plus jeune âge, on constate de plus en plus que l’aptitude à écrire à la main est en train de disparaître complètement de notre culture. «Nous façonnons nos outils, observait en 1967 John Culkin, le jésuite spécialiste des médias, et, ensuite, c’est eux qui nous façonnent.»
Marshall McLuhan, son mentor intellectuel, a expliqué comment nos technologies nous fortifient en même temps qu’elles nous minent. Dans un des passages les plus pénétrants, mais moins connus, de Pour comprendre les médias, McLuhan disait que nos outils finissent par «engourdir» la partie de notre corps qu’ils «amplifient». Quand nous prolongeons artificiellement une partie de nous-mêmes, nous nous éloignons aussi de cette partie et de ses fonctions naturelles. Quand le métier à tisser mécanique fut inventé, les tisserands pouvaient fabriquer en une journée de travail bien plus de tissu qu’à la main auparavant, mais ils sacrifiaient une partie de leur dextérité manuelle, sans parler de leur appréciation du tissu au toucher. Leurs doigts, dit McLuhan, se sont engourdis. De la même façon, les cultivateurs ont perdu une partie de leur sensibilité à la terre quand ils ont commencé à se servir de herses et de charrues mécaniques. Quand nous sommes au volant de notre voiture, nous pouvons couvrir une bien plus grande distance que naguère à pied, mais nous perdons le contact intime avec le sol.
Le prix que nous payons pour prendre à notre compte la puissance de la technologie est l’aliénation. Cela peut nous coûter particulièrement cher quand il s’agit de nos technologies intellectuelles. Les outils de l’esprit amplifient et engourdissent les plus intimes et les plus humaines de nos capacités naturelles–celles qui desservent la raison, la perception, la mémoire et les émotions. En dépit de tous ses avantages, l’horloge mécanique nous a coupés du cours naturel du temps. Quand Lewis Mumford a décrit comment les horloges modernes ont contribué à «faire croire à un monde indépendant, fait de séquences mathématiquement mesurables», il soulignait aussi que, en conséquence, les horloges «ont dissocié le temps des événements humain». Partant de cette idée de Mumford, Weizenbaum a dit que la conception du monde issue des instruments à mesurer le temps «était et reste une version appauvrie de l’ancienne car elle repose sur un rejet des expériences directes qui formaient, voire constituaient, la base de l’ancienne réalité».
Pour décider quand s’alimenter, travailler, dormir et se réveiller, nous avons cessé d’écouter nos sens et commencé à obéir à l’horloge. Nous sommes devenus beaucoup plus scientifiques, mais aussi un peu plus mécaniques. Même un outil apparemment simple et inoffensif comme la carte a été source d’engourdissement. Les compétences de nos ancêtres en matière de navigation ont été énormément amplifiées par l’art du cartographe. Pour la première fois, les gens pouvaient en toute confiance traverser des terres et des mers qu’ils n’avaient jamais vues auparavant–avancée qui déclencha une expansion historique de l’exploration, du commerce et de la guerre. Mais leur aptitude innée à comprendre un paysage, à se créer une carte mentale riche et détaillée de leur espace environnant s’est affaiblie. Comme nous pouvons le déduire de récentes études sur le cerveau, un composant physique a dû intervenir dans cette perte. Quand les gens en sont venus à se fonder sur des cartes plutôt que sur leurs propres repères, leur cerveau a dû subir une réduction de l’aire de l’hippocampe consacrée à la représentation spatiale. L’engourdissement a dû se produire en profondeur dans leurs neurones.
Il y a bien des chances que nous subissions aujourd’hui une nouvelle adaptation de ce genre car nous comptons de plus en plus sur des appareils GPS pour nous guider dans nos déplacements. Eleanor Maguire, qui a étudié les cerveaux des chauffeurs de taxi londoniens, craint que la navigation par satellite ait «un profond retentissement» sur leurs neurones. «Nous espérons beaucoup qu’ils ne commencent pas à l’utiliser, dit-elle en parlant au nom de son équipe de chercheurs. Nous pensons que le volume de la matière grise de la région cérébrale de l’hippocampe a augmenté en raison de l’énorme quantité de données qu’ils doivent retenir. S’ils se mettent tous à se servir de gps, cette base de connaissances diminuera et pourrait affecter les modifications du cerveau que nous observons.» Les chauffeurs de taxi ne seraient plus astreints à ce travail fastidieux qui consiste à apprendre les rues de la ville, mais ils perdraient aussi les avantages mentaux spécifiques de cet entraînement. Leur cerveau deviendrait moins intéressant.
En expliquant comment les technologies engourdissent les facultés mêmes qu’elles amplifient, éventuellement jusqu’à l’«autoamputation», McLuhan n’essayait pas d’idéaliser la société telle qu’elle existait avant l’invention de la carte, de l’horloge ou du métier à tisser mécanique. Il comprenait que l’aliénation est un effet secondaire inévitable de l’utilisation de la technologie. Chaque fois que l’on utilise un outil pour avoir un plus grand contrôle sur le monde extérieur, on modifie sa relation avec ce monde. Il ne peut y avoir de contrôle que s’il y a une distanciation psychologique. Dans certains cas, cette coupure est précisément ce qui confère à un outil sa valeur. Si nous construisons des maisons et nous fabriquons des blousons de Gore-Tex, c’est parce que nous voulons être coupés du vent, de la pluie et du froid. Si nous construisons des égouts publics, c’est parce que nous voulons garder une saine dis-tance d’avec nos immondices. La nature n’est pas notre ennemie, pas plus qu’elle n’est notre amie. L’idée de McLuhan était que pour évaluer honnêtement une nouvelle technologie, ou le progrès en général, il faut pouvoir discerner ce que l’on y perd et ce que l’on y gagne. Ne laissons pas les lauriers de la technologie aveugler le chien de garde qui veille en nous en l’empêchant de voir que nous avons peut-être engourdi une partie essentielle de notre moi.
En tant que média universel, que prolongement extrêmement polyvalent de nos sens, de notre cognition et de notre mémoire, l’ordinateur en réseau est un amplificateur nerveux particulièrement puissant. L’engourdissement qu’il produit est tout aussi important. Norman Doidge explique que «l’ordinateur démultiplie les capacités de traitement de notre système nerveux central» et, ce faisant, «le modifie aussi». L’efficacité des médias électroniques «pour modifier le système nerveux vient de ce que ces deux instances fonctionnent selon des modes similaires, sont fondamentalement compatibles, et se lient facilement l’une à l’autre». Grâce à sa plasticité, le système nerveux «peut profiter de cette compatibilité et fusionner avec les médias électroniques en un plus grand système unique».
Il y a une autre raison, plus profonde, qui fait que notre système nerveux «fusionne» si rapidement avec notre ordinateur. L’évolution a doté notre cerveau d’un instinct social puissant qui, comme le dit Jason Mitchell, qui dirige à Harvard le laboratoire de cognition sociale et de neurosciences affectives, fait intervenir «un ensemble de processus pour déduire ce que pensent et ressentent ceux qui nous entourent». De récentes études d’imagerie nerveuse indiquent que trois régions très actives du cerveau sont «spécifiquement dédiées à comprendre ce qui se trame dans l’esprit des autres individus». Notre aptitude innée à «lire dans les esprits», dit Mitchell, a joué un rôle important dans la réussite de notre espèce, nous permettant de «coordonner de grands groupes de personnes pour atteindre des objectifs que ne pouvaient atteindre des individus seuls». Cependant, comme nous sommes maintenant dans l’ère de l’ordinateur, notre talent pour nous connecter avec d’autres esprits a eu une conséquence inattendue. L’«hyperactivité chronique des régions du cerveau qui interviennent dans la pensée sociale» peut, dit Mitchell, nous faire percevoir des esprits là où il n’en existe pas, même dans «des objets inanimés». De plus, on a de bonnes raisons de penser que notre cerveau imite naturellement l’état des autres esprits avec lesquels nous interagissons, qu’ils soient réels ou imaginés. Cet «effet miroir» contribue à expliquer pourquoi nous attribuons si facilement des traits humains à notre ordinateur, et des traits de l’ordinateur à nous-mêmes.
Ce gommage cybernétique des limites entre l’esprit et la machine nous rend peut-être beaucoup plus efficaces dans certaines tâches cognitives, mais il compromet notre intégrité en tant qu’êtres humains. Même quand le système plus grand dans lequel notre esprit s’abandonne si volontiers nous prête sa puissance, il nous impose aussi ses limites. Pour aller plus loin que Culkin, nous programmons notre ordinateur, et ensuite, c’est lui qui nous programme.
Même au niveau pratique, ces effets ne sont pas toujours aussi bénéfiques que nous voudrions le croire. Comme le montrent de nombreuses études sur l’hypertexte et les multimédias, notre aptitude à apprendre peut être gravement compromise quand notre cerveau est surchargé par des stimuli différents en ligne. Un surplus d’information peut vouloir dire une réduction des connaissances. Mais quels sont les effets des nombreux outils informatiques que nous utilisons? Toutes les applications ingénieuses qui nous servent pour trouver et évaluer des informations, former et communiquer nos pensées, et effectuer d’autres tâches cognitives, comment influencent-elles ce que nous apprenons et la façon dont nous l’apprenons?
Le prix que nous payons pour prendre à notre compte la puissance de la technologie est l’aliénation.
En 2003, Christof van Nimwegen, un psychologue clinique néerlandais, a entrepris une étude fascinante sur l’apprentissage aidé par l’ordinateur—un chroniqueur de la bbc la définirait plus tard comme «une des plus importantes études sur l’utilisation actuelle de l’ordinateur et sur les inconvénients potentiels de notre dépendance croissante de l’interaction à l’écran avec les systèmes d’information». Deux groupes de volontaires devaient traiter à l’ordinateur un problème logique difficile. Il s’agissait de déplacer des boules de couleur en choisissant entre deux boîtes conformément à un ensemble de règles indiquant quand certaines boules pouvaient être déplacées. Un des groupes utilisait un programme conçu pour faciliter les choses au maximum. Il offrait au cours de l’exercice une aide à l’écran qui faisait apparaître des indices visuels, par exemple pour indiquer les déplacements autorisés. L’autre groupe avait un programme réduit à l’essentiel et qui ne donnait aucun indice ou autre aide.
Lors des premières étapes de l’expérience, comme on pouvait s’y attendre, le groupe utilisant le programme qui comportait des aides a effectué de bons déplacements plus vite que l’autre groupe. Mais, à mesure que le test avançait, le savoir-faire des membres du groupe doté du programme minimal s’améliora plus vite. À la fin, ces derniers purent résoudre le problème plus rapidement et avec moins d’erreurs. Ils se sont trouvés devant moins d’impasses—de situations dans lesquelles aucun déplacement n’était plus possible—que ceux dont le programme comportait des aides. Selon van Nimwegen, ces résultats indiquaient que ceux qui utilisaient le programme sans aide avaient mieux réussi à anticiper et à organiser des stratégies, alors que ceux qui bénéficiaient d’aide avaient eu davantage tendance à procéder simplement par tâtonnement. En fait, il s’est révélé que ces derniers avaient «cliqué au petit bonheur» en essayant de résoudre le problème.
Huit mois plus tard, van Nimwegen fit revenir les groupes pour qu’ils travaillent à nouveau sur le problème des boules de couleur et traitent une variante de cet exercice. Il trouva que les sujets qui avaient la première fois utilisé le programme sans aide étaient capables de les résoudre deux fois plus vite que ceux qui avaient eu de l’aide. Dans un autre test, un autre ensemble de volontaires devait programmer sur un calendrier informatique une série complexe de rencontres entre des groupes qui se chevauchaient. Là encore, les sujets de l’étude étaient répartis en deux groupes dont l’un disposait d’un programme avec aide qui donnait plein d’indices à l’écran, pendant que l’autre avait un programme sans aide. Les résultats furent les mêmes: les sujets travaillant avec le programme sans aide «ont résolu les problèmes avec moins de déplacements superflus, et plus directement. Ils ont montré une meilleure organisation de leur démarche et plus d’astuce dans leur progression vers la solution».
Les sujets dont le programme était réduit à l’essentiel avaient constamment montré «une plus grande concentration, des solutions plus économiques et plus directes, de meilleures stratégies et une meilleure acquisition des connaissances». Plus les sujets comptaient sur le guidage explicite des programmes, moins ils s’investissaient dans leur tâche et moins ils avaient appris en fin d’épreuve. Ces résultats indiquent, dit van Niemwegen, que quand on «externalise» la résolution de problèmes et autres tâches cognitives vers l’ordinateur, on réduit l’aptitude de son cerveau «à construire des structures de connaissances stables» susceptibles ensuite d’«être appliquées à des situations nouvelles». Si l’on polémiquait, on pourrait dire plus brutalement: plus le programme est brillant, plus l’utilisateur est bête.
En analysant les implications de son étude, van Nimwegen proposait que les programmeurs acceptent d’élaborer leurs logiciels en y intégrant moins d’aides pour obliger les utilisateurs à réfléchir davantage. C’est peut-être un bon conseil, mais il est difficile d’imaginer que les professionnels qui conçoivent des programmes et des applications pour la Toile le suivent de bonne grâce. Comme l’observait van Nimwegen lui-même, une des tendances les plus durables de la conception de programmes est le désir de créer des interfaces toujours plus «conviviaux». C’est particulièrement vrai du net, où les entreprises se livrent une terrible concurrence pour faciliter la vie des gens en confiant au microprocesseur la charge de résoudre les problèmes et autres tâches mentales. On peut en voir un exemple, limité mais révélateur, dans l’évolution des moteurs de recherche. Dans sa toute première version, Google était un outil très simple: vous tapiez un mot clé dans la case Recherche et vous appuyiez sur le bouton Chercher. Mais avec la concurrence d’autres moteurs de recherche comme Bing de Microsoft, Google a redoublé d’efforts pour que ses services soient encore plus prévenants. Maintenant, dès que vous tapez la première lettre de votre mot clé, Google propose aussitôt toute une liste de termes de recherche fréquemment utilisés, commençant par cette lettre.
C’est ainsi que l’automatisation des processus cognitifs est devenue une des ficelles classiques du programmeur moderne. Et pour une bonne raison: les gens cherchent naturellement les outils numériques et les sites de la Toile qui offrent le plus d’aide et qui les guident le mieux. Il nous faut des programmes conviviales et faciles à exécuter. Et pourquoi pas? Pourtant, quand nous déléguons au numérique une partie du travail de réflexion, il y a bien des chances que nous réduisions notre propre puissance de réflexion de façon minime mais bien réelle. Quand un terrassier change sa pelle pour une pelleteuse, les muscles de ses bras perdent de leur force, même s’il devient plus efficace. Il est bien possible qu’un compromis de ce genre se produise quand nous automatisons le travail de l’esprit.
Une autre étude récente, cette fois sur la recherche universitaire, montre à partir d’un exemple tiré du monde réel comment les outils qui nous servent à trier l’information en ligne influencent nos habitudes mentales et structurent notre pensée. James Evans, sociologue à l’université de Chicago, a constitué une énorme banque de données sur 34 millions d’articles publiés dans des revues universitaires de 1945 à 2005. Il a analysé les citations qui s’y trouvaient pour voir si le schéma des citations, et donc des travaux de recherche, a changé quand les revues sur papier sont passées à la publication en ligne. Sachant qu’il est bien plus facile de chercher un texte numérique qu’un texte sur papier, on supposait en général qu’avec des revues plus accessibles sur le net, le domaine de la recherche universitaire serait considérablement élargi, ce qui donnerait une plus grande diversité des citations. Mais ce n’est pas du tout ce qu’a découvert Evans. Plus les revues se publiaient en ligne, moins les universitaires citaient d’articles. Et alors que des anciens numéros d’articles sur papier étaient numérisés et téléchargés sur la Toile, les universitaires citaient de plus en plus souvent des articles plus récents. Une extension de l’ information disponible a conduit, dit Evans, à un «rétrécissement de la science et du savoir».
En expliquant cette découverte inattendue dans un article dans Science, Evans remarquait que les outils de filtrage automatique de l’information, comme les moteurs de recherche, ont tendance à amplifier la popularité, établissant rapidement puis renforçant sans cesse un consensus sur l’information qui est importante et sur celle qui ne l’est pas. De plus, la facilité de suivre des hyperliens amène les chercheurs en ligne à éviter nombre d’articles moins pertinents que les chercheurs sur papier parcouraient de façon routinière en feuilletant une revue ou un livre.
Ce gommage cybernétique des limites entre l’esprit et la machine nous rend peut-être beaucoup plus efficaces dans certaines tâches cognitives, mais il compromet notre intégrité en tant qu’êtres humains. Nous programmons notre ordinateur, mais ensuite, c’est lui qui nous programme.
Plus vite les universitaires peuvent «trouver l’opinion qui prévaut», dit Evans, plus ils ont de chance d’y adhérer, «ce qui aboutit à plus de citations renvoyant à moins d’articles». Bien que beaucoup moins efficaces que la recherche sur la Toile, la recherche à l’ancienne dans les bibliothèques servait probablement à élargir l’horizon des universitaires: «En attirant les chercheurs vers des articles non pertinents, le fait de feuilleter des ouvrages papier et de les lire a probablement facilité des comparaisons plus étendues et amené les chercheurs à étudier le passé.» La voie de la facilité n’est peut-être pas toujours la meilleure, mais c’est celle que nos ordinateurs et nos moteurs de recherche nous incitent à suivre.
Avant que Frederick Taylor n’introduise son système de gestion scientifique, le travailleur individuel décidait tout seul de sa façon de travailler en se fondant sur sa formation, ses connaissances et son expérience personnelles. Il rédigeait lui-même son scénario. Après Taylor, le travailleur commença à suivre un scénario établi par d’autres. Le machiniste n’était pas censé comprendre comment il était élaboré, ni le raisonnement qui le sous-tendait. Il était seulement censé le mettre en œuvre. Le désordre qui accompagne l’autonomie de l’individu disparut et l’usine dans son ensemble devint plus efficace et sa production plus prévisible. L’industrie prospéra. Mais ce que l’on avait perdu avec le désordre, c’est l’initiative, la créativité et la fantaisie personnelles. L’artisanat conscient a fait place à la routine inconsciente.
Quand nous sommes en ligne, nous aussi, nous suivons des scénarios rédigés par d’autres—des instructions en algorithmes que peu d’entre nous seraient capables de comprendre même en connaissant ses codes cachés. Quand nous cherchons des informations sur Google ou autres moteurs de recherche, nous suivons un scénario. Quand nous cherchons un produit qui nous a été recommandé par Amazon ou par Netflix, nous suivons un scénario. Quand, sur Facebook, nous choisissons des éléments dans une liste de catégories pour nous décrire nous-mêmes ou pour citer nos relations, nous suivons un scénario. Ces scénarios peuvent être ingénieux et extraordinairement utiles comme dans les usines tayloristes, mais ils mécanisent aussi les processus désordonnés de l’exploration intellectuelle et même des liens sociaux. Comme le disait le programmeur informatique Thomas Lord, les programmes peuvent finir par transformer les activités humaines les plus intimes et les plus personnelles en «rituels» stupides dont les étapes sont «codées» dans la logique des pages de la Toile. Au lieu d’agir d’après ce que l’on sait et en suivant son intuition, on suit le mouvement.
Que se passait-il exactement dans la tête de Nathaniel Hawthorne quand, assis dans la solitude verdoyante de Sleepy Hollow, il se perdait dans la contemplation? Et en quoi était-ce différent de ce qui se passait dans l’esprit des citadins dans ce train bondé et bruyant? Une série d’études de psychologie dans les vingt dernières années a révélé qu’après avoir passé du temps dans une campagne tranquille, près de la nature, les gens sont plus attentifs, ont une meilleure mémoire et une meilleure cognition dans l’ensemble. Leur cerveau devient à la fois plus calme et plus vif. Si l’on en croit la théorie de la restauration de l’attention, la raison en est que, quand les gens ne sont pas bombardés de stimuli extérieurs, leur cerveau peut effectivement se détendre. Ils ne sont plus obligés de mettre leur mémoire de travail à dure épreuve en traitant un courant continu de distractions ascendantes. L’état de contemplation qui en résulte renforce leur aptitude à contrôler leur esprit.
Les résultats de l’étude la plus récente sur ce thème ont été publiés dans Psychological Studies à la fin de 2008. Une équipe de chercheurs de l’université du Michigan dirigée par le psychologue Marc Berman a recruté environ trois douzaines de sujets qui ont subi une série de tests rigoureux et mentalement fatigants, conçus pour permettre de mesurer la capacité de leur mémoire de travail et leur aptitude à exercer un contrôle descendant de leur attention. Les sujets ont ensuite été répartis en deux groupes. Les deux groupes ont passé une heure environ, l’un à se promener dans un parc boisé à l’écart, et l’autre à arpenter des rues très passantes du centre-ville. Les deux groupes ont ensuite repassé les tests une deuxième fois. Les chercheurs ont trouvé que le fait de passer du temps dans le parc «avait amélioré significativement» les résultats des sujets aux tests de cognition, ce qui indiquait que leur capacité d’attention avait fortement augmenté. En revanche, la marche en ville n’avait pas amélioré les résultats des tests.
Quand un terrassier change sa pelle pour une pelleteuse, les muscles de ses bras perdent de leur force, même s’il devient plus efficace. Il est bien possible qu’un compromis de ce genre se produise quand nous automatisons le travail de l’esprit.
«En résumé, conclurent les chercheurs, de simples et courtes interactions avec la nature peuvent provoquer une augmentation importante du contrôle cognitif.» Le fait de passer du temps dans le monde naturel semble avoir «une importance vitale pour l’efficacité du fonctionnement cognitif».
Il n’y a pas de Sleepy Hollow sur l’internet, pas d’endroit tranquille où la contemplation puisse opérer sa magie réparatrice. Il n’y a que le bourdonnement fascinant et incessant de la rue de ville. Les stimulations du net, comme celles de la ville, peuvent vivifier et inspirer, et nous ne sommes pas près d’y renoncer. Mais elles sont également épuisantes, et vous déconcentrent. Elles peuvent facilement submerger tous les modes de pensée plus calmes. Un des plus grands dangers qui nous menacent quand nous automatisons notre travail mental, quand nous déléguons le contrôle du cours de nos pensées et de nos souvenirs à un système électronique puissant, c’est la lente érosion de notre nature humaine et des qualités qui lui sont propres.
La voie de la facilité n’est peut-être pas toujours la meilleure, mais c’est celle que nos ordinateurs et nos moteurs de recherche nous incitent à suivre.
Mais il n’y a pas que la pensée profonde qui ait besoin d’un esprit calme et attentif. Il y a aussi l’empathie et la compassion. Les psychologues étudient depuis longtemps comment l’individu ressent la peur et réagit aux menaces physiques, mais ce n’est que récemment qu’ils ont commencé à chercher la source de nos instincts plus nobles. Ce qu’ils trouvent, c’est que, comme l’explique Antonio Damasio, qui dirige l’Institut du cerveau et de la créativité à l’université de Caroline du Sud, les émotions supérieures sont générées par des processus nerveux qui «sont lents par nature». Dans une expérience que Damasio a menée récemment avec ses collègues, des sujets devaient écouter des histoires qui décrivaient des personnes éprouvant des douleurs physiques ou psychologiques. Ces sujets passaient ensuite une IRM du cerveau pendant qu’ils devaient évoquer ces histoires. Cette expérience révéla que, alors que le cerveau humain réagit très vite devant la douleur physique—quand vous voyez un blessé, les centres primitifs de la douleur s’activent pratiquement aussitôt dans votre propre cerveau—, le processus mental plus complexe de l’empathie avec la souffrance psychologique se déroule beaucoup plus lentement. Selon ces chercheurs, il faut du temps pour que le cerveau «transcende l’implication immédiate du corps» et commence à comprendre et à ressentir «les dimensions psychologiques et morales d’une situation».
Cette expérience, disent ces universitaires, indique que plus nous sommes distraits, moins nous sommes capables de ressentir les formes d’empathie, de compassion et autres émotions les plus subtiles et les plus spécifiquement humaines. «Pour certains types de pensées, en particulier pour la prise de décision morale concernant les situations sociales et psychologiques d’autrui, il faut un temps et de réflexion suffisant, dit Mary Helen Im mordino-Yang, qui fait partie de cette équipe de recherche. Si ça va trop vite, vous pouvez ne jamais ressentir complètement les émotions qui sont liées aux états psychologiques d’autrui.» Il serait prématuré de sauter à la conclusion que l’internet détruit notre sens moral, mais pas de dire que, comme le net réoriente nos voies vitales et diminue notre capacité de contemplation, il altère la profondeur de nos émotions et de nos pensées.
Beaucoup se réjouissent de la facilité avec laquelle notre esprit s’adapte à l’éthique intellectuelle de la Toile. «Comme le progrès technologique ne revient pas en arrière», dit un éditorialiste du Wall Street Journal, la tendance au multitâche et à consommer de nombreux types d’information ne peut que se poursuivre. Mais inutile de s’inquiéter: avec le temps, nos «logiciels humains rattraperont la technologie de la machine qui a rendu possible l’abondance d’information». Nous «évoluerons» pour devenir des consommateurs de données plus avertis. Si l’on en croit l’auteur d’un article de fond du magazine New York, en nous habituant à l’«activité du 21e siècle» qui consiste à «papillonner» dans des fragments d’information en ligne, «le câblage du cerveau changera inévitablement pour gérer plus d’information avec plus d’efficacité». Peut-être perdrons-nous notre «capacité de nous concentrer du début jusqu’à la fin sur une tâche complexe», mais, en contrepartie, nous y gagnerons de nouvelles compétences, comme la capacité de «mener de front 34 conversations différentes sur six médias différents». Pour sa part, un économiste en vue s’enchante de ce que «la Toile nous permet d’emprunter des forces cognitives à l’autisme, et d’être de meilleurs infovores». Et, à en croire un auteur de l’ Atlantic, notre «déficience de l’attention induite par la technologie» pourrait être un «problème à court terme», dû à ce que nous nous appuyons sur des «habitudes cognitives qui ont évolué et se sont perfectionnées en un temps où le flux de l’information était limité.» L’acquisition de nouvelles habitudes cognitives est «la seule approche viable pour naviguer à l’ère de la connectivité permanente».
Un des plus grands dangers qui nous menacent quand nous automatisons notre travail mental, quand nous déléguons le contrôle du cours de nos pensées et de nos souvenirs à un système électronique puissant, c’est la lente érosion de notre nature humaine et des qualités qui lui sont propres.
Ces auteurs sont sûrement dans le vrai quand ils disent que nous sommes en train de nous faire modeler par notre nouvel environnement de l’information. Notre capacité d’adaptation mentale, intégrée dans les mécanismes les plus profonds de notre cerveau, donne le diapason de notre histoire intellectuelle. Mais si leurs affirmations sont réconfortantes, elles ne sont pas moins inquiétantes pour autant. L’adaptation nous laisse mieux armés pour faire face à notre situation, mais qualitativement, c’est un processus neutre. Ce qui importe au bout du compte, ce n’est pas que nous nous adaptions, mais ce que nous devenons. Dans les années 1950, Heidegger faisait observer que «la marée de révolution technologique qui nous guette pourrait tellement ensorceler, éblouir et captiver l’homme que la pensée qui calcule pourrait bien un jour ou l’autre être acceptée et pratiquée comme la seule façon de penser.» Notre capacité de nous adonner à la «pensée méditative», qu’il voyait comme l’essence même de notre humanité, pourrait devenir une victime de la course effrénée au progrès. Les avancées tumultueuses de la technologie pourraient noyer les perceptions, les pensées et les émotions raffinées qui ne viennent que dans la contemplation et la réflexion. Le «caractère frénétique de la technologie, disait Heidegger, menace de s’installer partout».
Il se pourrait que nous entrions maintenant dans la phase finale de cette installation, car nous accueillons cette frénésie dans notre âme.
Auteur et journaliste américain, Nicholas Carr s’intéresse aux technologies, à la culture et à l’économie. Cet extrait est tiré de la version française de son essai The Shallows: What the Internet Is Doing to Our Brains (Internet rend-il bête?, Éditions Robert Laffont, 2011), finaliste au prix Pulitzer 2011.
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Les trois saisons de la série contemporaine «The Bear» sont sorties entre 2022 et aujourd’hui, mais les intrigues amoureuses portées par les personnages principaux auraient très bien pu cadrer dans l’univers de «Mad Men». Les relations hétérosexuelles ont-elles seulement évolué depuis les années 1960?
Souvent, la mère et la nullipare mènent l’une contre l’autre une guerre sourde, chacune s’estimant plus heureuse, et parfois même plus brillante, que celle qui a fait le choix de vie inverse. Comment alors réconcilier ces deux solitudes?
Une interprète et chercheuse en théâtre se penche sur les bienfaits de l’hypnose, dans une démarche ancrée dans la recherche universitaire et résolument bien loin de celle d’un certain Messmer.