Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme
L’effondrement arrive, a même possiblement déjà commencé. Plutôt que de nier le désastre, il est temps de préparer la suite en y consacrant tout ce qui nous reste de capacité à rêver.
La ville est plutôt splendide, comme ça, par un petit matin étincelant de la fin de l’été. On revient d’un tour de vélo dans les rues désertes, avec le soleil levant qui donnait aux triplex une couleur de melon juste à point, et le quartier nous a même semblé n’avoir jamais été aussi beau.
Il faut dire que le tsunami qu’il est convenu d’appeler embourgeoisement est passé par ici, au cours des dernières années. Et on dira ce qu’on voudra de ce phénomène, il ne laisse pas derrière lui que des loyers plus élevés et du meilleur café: il rend aussi la ville plus dynamique, plus douce, plus riche—et pas juste sur le plan économique. Affirmer le contraire, c’est adopter une posture peut-être belle d’un point de vue romanticoprolétaire, mais qui, dans les faits, tient plus de la mauvaise foi que d’une sociologie éclairée. Non, le Manhattan des années 1970, avec sa criminalité et ses problèmes sociaux, n’était pas préférable à celui des années 2010, tout comme l’actuel centre-ville de Détroit est beaucoup moins agréable à habiter que celui des années 1950.
Notre quartier immédiat, par exemple, n’était encore récemment qu’un ensemble de manufactures mal ventilées et de commerces offrant des marchandises plus ou moins désirables, comme du prélart des années 1980 et des aspirateurs poussiéreux. Aujourd’hui, en plus des industries qui s’y sont accrochées, on retrouve tout un écosystème de petits commerces (et toujours pas une grande chaine en vue!), d’espaces publics et de lieux de travail appropriés pour les diplômés universitaires—et, en conséquence, des rues animées où se côtoient travailleurs et magasineurs, artistes et familles, rabbins et membres de groupes pop bien cotés sur Pitchfork. Deux fois par semaine, un marché fermier se tient devant l’église, et il y a des produits bios et des chanteurs folk: Bobos in Paradise, c’est nous.
Au-delà des particularités propres à notre quartier, la même chose s’est produite un peu partout sur la planète, depuis une décennie. Contre toute attente, la Grande récession n’a pas entravé sérieusement ce processus d’enrichissement—encore là, dans tous les sens du terme—d’innombrables quartiers centraux, de Vancouver à Moscou, d’Oslo à Buenos Aires, Canberra, Mankato (Minnesota). Il faut se rendre à l’évidence: à moins d’un revirement subit et dramatique, la ville-centre typique du 21e siècle ressemblera plus à quelque chose que Jane Jacobs aurait approuvé qu’à un cauchemar dystopique à la Blade Runner. Et on ne s’en plaindra pas, bien sûr.
Ce qui n’empêche pas de réfléchir à ce que tout cela signifie, et à son impact sur nous. Observant ce même phénomène dans son Williamsburg adoré, Kristin Dombek [«Comment arrêter»] pose la très pertinente question du vrai et du faux: «Quand un quartier change autant et si vite, on est partagé entre deux sentiments: soit l’ancien quartier était le vrai et le nouveau est une sorte de sosie monstrueux, soit c’est ce nouveau quartier qui est le vrai et l’ancien était donc une sorte de mensonge.» C’est donc l’authenticité de nos milieux de vie qui est mise en cause ici, mais aussi la nôtre, en tant qu’individus qui les habitent et les nourrissent.
C’est un concept un peu glissant. Le fait même de réfléchir à l’authenticité ne la rend-elle pas moins authentique? On pense à ces expériences de physique quantique compliquées par le fait que le comportement des particules est modifié par leur observation. Par définition, n’y a-t-il pas quelque chose de faux dans le fait de chercher à agir de manière plus vraie?
Et notre époque ne fait rien pour faciliter les choses. Peut-on être vrai dans un monde faux? On a l’impression que de faire la part des choses est de plus en plus difficile, à travers tous ces voiles que la médiasphère superpose devant notre regard confus. Le monde vu à travers la lorgnette de lcn n’est pas le même que celui que nous présentent Gawker, Adbusters, notre fil Twitter. Les remarques sur l’irréalité de la télé-réalité ont été faites si souvent qu’elles sont désormais un lieu commun, mais quiconque a travaillé dans le milieu du documentaire sait qu’on n’en est pas si loin, parfois. Un politicien, une vedette populaire ou un athlète professionnel est considéré comme authentique s’il s’épanche sur Twitter ou Facebook, peu importe si les épanchements en question sont en fait des communications hautement calculées. L’authenticité des communications publiques n’existe plus, d’ailleurs, depuis qu’elles ont été prises en charge par les spécialistes et que nos médias passent plus de temps à décortiquer la forme des propos de nos politiciens, entreprises et organisations publiques qu’à analyser leur teneur, et tombent à bras raccourcis sur un politicien, par exemple, dès qu’il commet l’impardonnable erreur d’être trop candide dans une réponse ou de porter un couvre-chef peu seyant.
Et nous, simples mortels, nous avons suivi une tendance similaire dans notre vie personnelle. Nous voulons être connectés, populaires, retweetés: nous voulons être reconnus, comme Denis Coderre. Nos profils de réseaux sociaux—vitrine de notre âme et de notre image publique—sont cultivés avec la minutie jadis accordée aux bateaux dans les bouteilles, plutôt que d’être les scrapbooks bordéliques et surement embarrassants qu’ils seraient, s’ils reflétaient vraiment notre identité (oh, pour un réseau social où il serait de mise d’exposer nos constantes insécurités, nos photos peu flatteuses, nos commentaires vraiment pas cool!). De la même manière, nous choisissons de plus en plus nos partenaires de vie ou de sexe en fonction de fiches élaborées avec la plus grande attention—il est même désormais possible d’engager un consultant qui nous aidera à construire un profil conforme à nos objectifs. Nous voulons être visibles, et nous voulons être aimés pour ce que nous sommes vraiment, mais nous avons du mal à concilier ces deux désirs.
«Le vrai n’est jamais qu’un moment de plus en plus rare du faux», a dit Debord, et il n’avait même pas eu l’occasion de flirter sur Tinder.
Yolo, qu’ils disent. Alors si nous n’avons qu’une vie à vivre, nous sommes bien déterminés à en profiter au max. Et notre façon privilégiée d’y arriver, en ce début de 21e siècle, est d’accumuler les expériences. Voyages, projets professionnels, relations amoureuses, aventures sexuelles, séjours dans un hôtel de glace, sauts en parachute, accouchement naturel [«Sans anesthésie»]: tous des sources d’instants mémorables, de futurs souvenirs auxquels nous pourrons un jour repenser en nous disant que oui, nous aurons vécu pleinement. Comme le rappait ish dans son succès de cet été, «It ain’t about the breaths you take / But the moments that take your breath away». La vie comme une série de moments à couper le souffle.
Écrire des phrases d’une telle authenticité qu’on peut y trouver refuge: n’est-ce pas assez? N’est-ce pas beaucoup?
Contrairement aux Livres dont vous êtes le héros, où les options qui se présentent au joueur mènent à des résultats très différents les uns des autres, nos propres décisions donnent trop souvent l’impression de nous ramener au même point, une fois l’aventure/diversion terminée.
Alors nous allons passer une fin de semaine dans un ashram ou nous téléchargeons une application de pleine conscience, et nous nous forçons à profiter de l’instant présent et à nous contenter d’être plutôt que de chercher constamment à mordre dans la vie. Mais bien vite il faut revenir à la ville, ou les 12 minutes de notre séance de méditation sont terminées, et nous retombons les deux pieds dans une réalité qui nous semble bien moins réelle que celle à laquelle nous aspirons.
Si l’objectif est 1) de vivre des expériences authentiques, et 2) de «devenir qui je suis», dans les mots presque célèbres de Hannah dans la télésérie Girls [«Filles d’aujourd’hui»], il vient parfois à l’esprit de l’Individu du 21e siècle que ce n’est pas très réussi, tout ça. Cette accumulation d’expériences a plutôt pour effet de rendre chacune d’elles moins signifiante, plus fausse. D’où cet air un peu éteint qu’affichent beaucoup de voyageurs croisés dans les auberges de jeunesse de la planète, ou ceux qui ont peut-être un peu abusé, avec les conquêtes sexuelles: le regard de celui ou celle qui en a trop vu, trop vite, et à qui il ne reste plus qu’un ennui ayant au moins le mérite d’être on ne peut plus vrai. Le même regard, à bien y penser, que doivent avoir les pilotes de drones, après une longue journée devant leurs écrans [«À l’aube de l’ère des drones»].
Il n’y a encore pas très longtemps—jusqu’aux années 1970, disons—, il était encore bien vu de n’avoir qu’un rôle, dans la vie. Vous pouviez être l’Ouvrier, ou l’Artiste, ou la Mère de famille, ou le Politicien, ou le Militant, et négliger les autres fonctions existentielles sans qu’on vous en tienne trop rigueur.
Mais il semble entendu que l’accomplissement personnel, de nos jours, passe désormais par la multiplicité des rôles. Tour à tour—et la plupart du temps en même temps—, nous souhaitons être des professionnels reconnus, des amoureux présents, des amants talentueux, des sportifs amateurs accomplis, des citoyens engagés, des parents à la fois aimants et fermes, etc. La tendance est tellement lourde qu’elle s’applique aux «gens ordinaires» autant qu’aux célébrités, sportifs professionnels, politiciens.
Notre intuition est que c’est dans cette multiplicité que se situe notre identité véritable. Imaginez un grand diagramme de Venn existentiel, constitué d’innombrables cercles; au centre, dans la toute petite partie où se chevauchent toutes nos identités, se trouverait le Graal du 21e siècle: qui nous sommes vraiment.
On y faisait allusion plus haut: des choses se passent, à Montréal. Malgré la corruption endémique et les enchevêtrements administratifs, malgré 20 ans de maires médiocres, le Montréal de 2013 est nettement plus intéressant que celui de 1993. Sur les plans culturel, urbanistique, architectural, humain, on a l’impression de s’en aller dans la bonne direction, lentement mais surement. [Nous vous présentons d’ailleurs une collaboration avec le nouveau Centre de recherche multidisciplinaire sur Montréal de l’Université McGill, qui étudiera ces développements.]
Nous voulons être visibles, et nous voulons être aimés pour ce que nous sommes vraiment, mais nous avons du mal à concilier ces deux désirs.
Et des choses similaires se passent à Québec, Trois-Rivières, Sherbrooke, un peu partout. Même le petit village pas très joli où est situé notre chalet a désormais son plan vert, son programme d’encouragement à la réussite scolaire et son projet de transmission de la tradition orale. Si la situation politique est résolument déprimante aux niveaux fédéral et provincial, le palier local, lui, semble animé d’un dynamisme qu’on ne lui a jamais connu, dans une société canadienne-française où la vie municipale a toujours paru secondaire, face aux Graves-menaces-pesant-sur-la-Nation.
Dans un ouvrage récent (Antifragile, 2012), le penseur libano-américain Nassim Taleb formulait une intrigante prédiction: le 21e siècle verra la (re)naissance de cités-états un peu partout sur la planète, alors que les États-nations deviendront de plus en plus obsolètes. Qui sait ce qu’il adviendra de cette prévision, mais à priori, l’idée d’un Montréal ou d’un Québec cité-état a quelque chose de résolument réjouissant, par les temps qui courent.
Pour ce qu’on peut en comprendre, ce dynamisme de beaucoup de villes et villages est dû surtout à deux forces: le travail obstiné de certains élus et fonctionnaires, et le désir de citoyens de plus en plus informés et conscientisés d’améliorer leur milieu de vie immédiat. Elles se renforcent mutuellement: il suffit souvent d’une poignée de meneurs inspirants pour insuffler à la population la conviction que les choses doivent et peuvent changer, alors que ces mêmes meneurs peuvent aller plus loin et plus vite s’ils ont l’appui de citoyens avides de changement. Quand cette situation se produit, elle établit un cercle vertueux qui ne peut que faire bouger les choses.
Les élections municipales qui auront lieu partout au Québec en novembre offrent donc cette occasion de (re)porter au pouvoir des hommes et des femmes qui pourront continuer à nous faire arriver au 21e siècle.
Et de là, on pourra commencer à rêver de reproduire ce cercle vertueux à l’échelle nationale. Mais pour cela, bien sûr, nous aurons besoin d’une nouvelle génération de politiciens. À une époque où la démocratie est de plus en plus étouffée par l’argent et les intérêts des grandes entreprises, il nous faudra des gens qui sauront à la fois inspirer la population et se laisser inspirer par elle. Et quand on dit «nouvelle génération», cela ne se rapporte pas nécessairement à l’âge. Comme l’a écrit André Laurendeau [«La prédisposition à l’étonnement»], «je crois aux générations, mais je crois encore plus aux familles d’esprit».
Ce qui nous ramène à notre concept d’authenticité. Qui seront les politiciens qui sauront faire fi des conseillers en communication, des sondages, des groupes d’intérêts, des médias démagogiques, de cette chose détestable que sont les groupes de discussion, et être vrais, juste vrais, et nous mener avec leur cœur et leurs tripes? On les attend en vain, depuis un bon moment, entre un Parti québécois qui semble avoir choisi la voie du populisme primaire plutôt que celle de ses valeurs profondes, un Justin Trudeau qui semble être à l’authenticité ce que le dix30 [«Sociabiliser la ville»] est à un vrai centre-ville, un Denis Coderre dont on préfère ne pas parler... Même ceux en qui il semblait possible de fonder un peu d’espoir, comme Jean-Martin Aussant, nous ont déçus avec ce qui, il faut bien le dire, ressemble à un beau paquet de menteries.
On attend toujours, donc, et on continue à chérir ceux et celles—parce qu’il y en a quelques-uns—qui vont à l’encontre de la politique de carton-pâte et de simulacres.
Qu’en est-il de nos artistes et intellectuels, dans tout ça?
Eux aussi, bien sûr, doivent vivre dans un monde dominé par les simulacres et qui, trop souvent, donne l’impression de préférer le superficiel, le clinquant, le vide. Il n’y a plus de vrai et de faux, de bon et de mauvais: tout est relatif.
Comme l’a écrit Zadie Smith, «les romanciers qui, comme moi, ont grandi sous la postmodernité sont dotés d’un scepticisme inné par rapport au concept d’authenticité, et particulièrement face à ce qu’on a appelé “authenticité culturelle”. On nous a enseigné que l’authenticité ne voulait rien dire». Malgré tout, le malaise persiste: «Comment se fait-il alors que lorsque nous pensons à nos échecs en tant qu’auteurs, le sentiment qui nous habite le plus est celui d’avoir trahi notre identité la plus profonde et authentique?»
C’est à ces questions, et à d’autres du genre, que réfléchit Alain Farah dans ce numéro [«Mondanité du diable»]: «Qu’est-ce que cela veut dire, en 2013, “devenir écrivain”? Peut-être que c’est avant tout de faire tenir, intimement, l’histoire singulière de la littérature dans le corps quelconque d’un individu. Un individu qui cherche à incarner la représentation sociale du geste de l’écriture aujourd’hui. À défendre la littérature bec et ongles dans un espace et une époque qui, dans tout ce qu’ils sont, sapent sa lenteur et son intensité.»
Qui seront les politiciens qui sauront faire fi des conseillers en communication, des sondages, des groupes d’intérêts, des médias démagogiques, de cette chose détestable que sont les groupes de discussion, et être vrais, juste vrais, et nous mener avec leur cœur et leurs tripes?
Lenteur et intensité: voilà ce qui reste notre parti pris, à Nouveau Projet. Une préférence pour l’écriture, aussi, même si à bien des égards on a l’impression qu’elle est en train de devenir légèrement anachronique. Un désir de garder une certaine distance avec le centre, sans toutefois lui tourner le dos.
Mais où se trouve-t-il, ce centre? On ne le sait plus très bien, pour être honnête. Pendant longtemps, c’était plutôt simple: il y avait le centre, et autour du centre il y avait la marge. Il y avait les gens dont on parlait dans People et à Télé-Métropole, et il y avait les gens qui créaient et pensaient dans l’ombre, loin des médias grand public et du vedettariat. Ces deux cercles se recoupaient peu, à quelques exceptions près.
En cet automne-hiver 2013, les choses sont beaucoup moins claires. D’une part, on le sait, la culture populaire dominante a lentement érodé la distinction centre/marge, si bien qu’il est beaucoup plus compliqué de savoir où l’on se trouve, exactement—où classer Damien Hirst, par exemple? Michel Onfray? Sarah Silverman? Jay-Z? Louis-Jean Cormier, coach à La voix? Ce ne sont que cinq exemples choisis un peu au hasard, mais chacun, à sa manière, semble appartenir à une zone qui n’existait pas, il n’y a pas si longtemps.
On sait aussi qu’en intégrant les marges, le centre n’a pas pour autant acquis leur intégrité et leur progressisme. À bien des niveaux, c’est plutôt le contraire qui s’est produit: nous avons, depuis 50 ans, assisté à un abêtissement du centre. La culture populaire, malgré ses charmes indéniables, a engendré un populisme culturel. La longueur moyenne des articles de journaux et magazines, comme celle des reportages télé, a dramatiquement chuté. Le film typique est aujourd’hui destiné à un adolescent. Louis-José Houde est devenu le chroniqueur littéraire de La Presse. Radio-Canada... On va éviter de parler de Radio-Canada, à bien y penser—ça nous fâche trop.
Comme en politique, tout ça est le contraire de l’authenticité: faire preuve d’un populisme forcé pour aller chercher le plus d’auditeurs et de lecteurs possible, le plus de parts de marché, le plus d’argent privé et public.
Il est gênant d’écrire des choses comme ça, en 2013. Ça fait snob, et c’est la pire des insultes. Mais il est tout aussi difficile d’assister à ce phénomène sans rien dire, quand on a à cœur la santé culturelle et intellectuelle—et donc démocratique—de notre société.
En portant attention à l’air du temps, on ressent encore et toujours cette impression très forte de vivre coincés entre deux époques: d’un côté, la fin de la modernité telle qu’on l’a entendue jusqu’à maintenant (rationnelle, technique, menée par la science et le commerce); de l’autre, une nouvelle ère qui reste encore à définir. Notre période à nous est trop confuse, trop cul-de-sac, trop porteuse du germe de sa propre mort pour être autre chose qu’un interrègne, un battement historique (nous disons-nous, en regardant Deux filles le matin).
Dans La lutte initiale (2011), le Français Philippe Nassif trace des parallèles entre la fin du Moyen Âge et notre époque: «De la même façon que le bas Moyen Âge est gangréné par l’obscurantisme religieux, notre basse modernité est aux prises avec un obscurantisme marchand à son comble. Les grands hommes ont déserté la place publique. Au centre règne un pouvoir tyrannique: hier celui de la monarchie de droit divin, aujourd’hui celui d’une médiasphère désinhibée.» L’intuition de Nassif, en conséquence: «Notre temps est moins la chronique d’une mort annoncée que la gestation d’une renaissance à venir».
C’est un concept plutôt emballant, que celui d’une seconde Renaissance. Il y a là, du moins, un espoir qui offre un contrepoint aux scénarios apocalyptiques qui nous viennent inévitablement en tête, quand on pense à l’état de l’environnement naturel ou aux fractures sociales grandissantes.
Et juste parce que cela fait du bien d’être un peu optimiste, on se met à chercher les signes avant-coureurs de cette renaissance. Alors notre regard se porte à nouveau sur notre quartier, doré et baroque dans la lumière matinale, animé par une vie qu’il n’a jamais connue, de toute son histoire, et on ne peut s’empêcher de se poser la question: et si cette nouvelle renaissance, elle trouvait son origine dans nos villes, de la même façon que la Renaissance numero uno s’est amorcée dans les villes italiennes? Et si, autrement dit, cette actuelle renaissance urbaine n’était au fond que la manifestation pour l’instant la plus visible d’une nouvelle Renaissance-R-majuscule qui nous sortirait de notre désespérante basse modernité?
C’est une possibilité qui donne un peu des frissons, on trouve. Mais elle suppose une condition essentielle: tout changement en profondeur dans la société ne pourra passer que par une renaissance en nous-mêmes, une recherche d’authenticité de laquelle tout tend à nous détourner, dans l’état actuel des choses. Il nous faudra, en dépit de tout, trouver le courage et la lucidité de réinventer le monde en fonction de notre propre conception de ce qui est beau, de ce qui est vrai.
Mile End, Montréal—23 aout 2013
L’effondrement arrive, a même possiblement déjà commencé. Plutôt que de nier le désastre, il est temps de préparer la suite en y consacrant tout ce qui nous reste de capacité à rêver.
Alors que les frontières se referment et que grandissent la peur de l’autre et le désir de nous retrouver «entre nous», quel espoir y a-t-il pour l’entraide dont nous avons si cruellement besoin, en ce moment critique?
Comment notre époque peut-elle en même temps sembler aussi spectaculairement catastrophique et profondément ennuyante, par bouts?