Adorer Sparte

Mélanie Vincelette
Illustration: Gabrielle Lecompte
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Adorer Sparte

La Spartan Race, qui tient chaque année des dizaines de compétitions partout en Amérique, offre aux Montréalais un parcours de 5 km en montagne au cours duquel les participants doivent sauter par-dessus un brasier géant, escalader des murs et grimper aux arbres parmi une horde de figurants déguisés en Spartiates. En juin dernier, Mélanie Vincelette a pris part à l’épreuve en suivant à la lettre les conseils de son frère kinésiologue, ainsi que ceux d’Hérodote. Récit d’un entrainement extrême pour une course extrême.

Considéré dans ce texte

La Spartan Race. L’alcool et le sport. La fraternité. Hérodote. Aruki Murakami. Notre propension à croire que ramper dans la boue sous des barbelés électrifiés fait de nous de meilleurs êtres.

J’ai passé la dernière décennie assise devant mon ordinateur, à admirer les innovations typographiques de Tobias Frere-Jones, que j’imagine souvent comme étant un mari idéal vivant à New York. Mon frère est kinésiologue et s’habille avec les vêtements promotionnels qu’il trouve dans des caisses de bières ou qui lui sont postés à titre gracieux avec son abonnement de Sports Illustrated. Il bouge tout le temps. Nous pouvons être au milieu d’une conversation normale quand soudainement il se jette au sol pour faire des push-ups sur une main. C’est comme si nous venions de deux mondes opposés, pourtant nous avons été élevés dans la même maison. L’an dernier, il m’a inscrite à mon insu à la Spartan Race. «C’est une course à obstacles au domaine Saint-Bernard, à Tremblant», a-t-il dit sans donner plus de détails.

Je n’ai plus repensé à la Spartan Race jusqu’au lendemain, alors que j’ai reçu un courriel qui confirmait mon inscription. En découvrant le site de l’organisation, j’ai appris que nous allions courir 5 km dans la boue, sauter par-dessus des barrières de feu et ramper sous des barbelés. Mon frère semblait ne pas tenir compte du fait que, la plupart du temps, je suis vêtue d’une robe et chaussée de talons hauts. Je l’ai appelé pour protester. En vain. Selon lui, nous avons été «préparés à faire cette course toute notre vie». Il n’avait pas tort: nous avons été élevés dans une maison infestée de chauvessouris où l’eau provenait d’une source naturelle qui s’est avérée ne pas être potable. Nous avons un système immunitaire à toute épreuve et nous pouvons boire l’eau du robinet au Kirghizstan sans tomber malades. Il m’a rappelée qu’il m’a déjà vue corder du bois et que je n’avais pas à m’inquiéter pour la Spartan Race. «J’haïs ça, corder du bois», ai-je essayé de répliquer avant de l’entendre raccrocher.

Toute ma vie, c’est vrai, j’ai aimé faire des choses téméraires, voire extrêmes: aller en vacances en Bosnie-Herzégovine, visiter Phnom Phen pendant le coup d’État qui a remis Hun Sen—un célèbre commandant de l’armée des Khmers Rouges—au pouvoir ou me tenir avec des filles qui cachaient des pipes à crack avec du masking tape à l’intérieur du réservoir de la toilette dans leur salle de bain familiale (elles avaient de meilleures histoires à raconter que les filles de mon collège qui, comme moi, portaient des bas à motif argyle). Tout cela m’a fatiguée psychologiquement et, à 37 ans, je n’avais pas du tout envie de coupler pour la première fois le mot «extrême» et le mot «sport».

Depuis le début de la trentaine, je prenais gout aux choses normales.

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Je ne connaissais rien à l’histoire de Sparte, mais j’avais visité la ville en Grèce. Je me souvenais que les plages du golfe Laconique sont composées de petits galets blancs polis par la mer depuis bien avant la naissance d’Hérodote.

J’avais loué par l’internet la maison de campagne d’un grand-papa athénien pour 300 euros la semaine. Une maison de pierre au milieu d’une oliveraie perchée dans les montagnes qui entourent Sparte. Le propriétaire m’avait donné peu d’indications pour la route: tout ce que j’avais à faire était d’arriver à l’aéroport d’Athènes, de prendre l’autoroute jusqu’à Sparte, de tourner à gauche et de continuer en me fiant aux panneaux qui jalonnaient la route jusqu’au village, dans l’embouchure du golfe Laconique. Pas d’adresse, pas de nom de rue; je devrais reconnaitre la maison à partir d’une petite photo que j’avais imprimée, pliée et rangée dans ma poche. Il m’avait dit que la clé allait être sous la roche à gauche de l’arc en pierre. J’ai trouvé le portail couvert de vignes sans problème. Le voisin trayait sa chèvre dans un grand bol de cuivre tous les jours à 18h pendant que je buvais de la retsina sur la terrasse. Au village, les jeunes Grecs, tous des agriculteurs ou des pêcheurs, se reposaient au café en buvant la leur, torse nu sous leur salopette en jeans, laissant voir leur corps musclé par le travail quotidien.


Armes automatiques, Aruki Murakami et tartelettes aux bleuets

Contrairement aux jeunes Grecs, j’ai toujours eu du mal à trouver un équilibre entre l’alcool et le sport. Pourtant, j’ai toujours voulu être aussi adroite qu’Aruki Murakami. Son livre Autoportrait de l’auteur en coureur de fond a consolidé en moi mon amour pour la course à pied et le métier d’écrivain. Un idéal de vie saine. Murakami est comme un métronome: il prône la mesure. Pour moi, la vie et l’écriture sont déraisonnables. La déraison a toujours guidé ma vie malgré moi. Une autre fois, je vous raconterai ce qui est arrivé à Oswego Speadway lors du concert de Willy Nelson et de Bob Dylan; ou la fois où on est allés, pépères, à Ausable Chasm pour un long week-end d’été et qu’on a rencontré un jeune marine de 18 ans revenant d’un tour en Irak et qui, vers 2h du matin, nous a sorti ses armes automatiques, du tabac à mâcher et des dinars irakiens.

J’aurais pu rester chez moi et faire des tartelettes aux bleuets, mais mon frère nous avait inscrits à la Spartan Race. J’aurais pu rester chez moi et boire de la retsina, mais mon frère nous avait inscrits à la Spartan Race.

J’ai lu dans le Guardian que l’homme occidental moderne s’est lassé des marathons, et que c’est de cette lassitude que sont nées les courses extrêmes comme Run for your lives, où les participants se font attaquer par des zombies, une flopée de Mud Runs (des courses dans la boue) ou la Death Race, une course de plus de 48 heures qui comporte des obstacles non seulement physiques, mais psychologiques. (Entre autres, il faut transporter son vélo sur son dos pendant 80 km pour ensuite retirer sa chaine et la jeter au fond d’un lac avant d’y plonger pour la récupérer afin de continuer sa route. Ou encore apprendre par cœur le premier verset des Catilinaires de Cicéron au pied d’une montagne, parcourir un sentier de 5 km jusqu’au sommet et réciter les vers correctement sous peine d’avoir à recommencer le processus.)

Sclérosée par la peur, je suis devenue obsédée par le site web de la Spartan Race. Jusqu’à ce que je lise la décharge qu’il faut signer avant de participer.

En contrepartie d’avoir le droit de participer de n’importe quelle façon à la (aux) compétition(s) Spartan Race, à la (aux) course(s), aux événements connexes («l’Événement») et/ou aux activités, je, -----------------------------, le soussigné, reconnais, apprécie, et accepte que: 1. Le risque de blessure et/ou de mort lié aux activités de la course Spartan Race et de ses événements connexes est considérable, y compris, mais non limité à ce qui suit: (i) la noyade et l’eau froide; (ii) la quasi noyade et l’eau froide; (iii) les entorses; (iv) les foulures; (v) les fractures; (vi) les lésions dues au froid et à la chaleur; (vii) le syndrome de surmenage; (viii) les blessures impliquant des véhicules; (ix) les morsures d’animaux et/ou les piqures d’insectes; (x) le contact avec des plantes vénéneuses; (xi) les accidents impliquant, mais non limités au canotage, à l’escalade, au vélo, à la randonnée, aux raquettes de neige, au ski, au voyage en bateau, en camion, en voiture ou autres moyens de transport, aux obstacles électriques; (xii) la crise cardiaque et (xiii) la possibilité de paralysie permanente et/ou la mort. Bien que les règlements, l’équipement et la discipline personnelle puissent le réduire, le risque de graves blessures existe.

Les Spartan Races sont organisées par une équipe de gens férus des courses extrêmes: un ancien de Wall Street, un ex-marine, un mec qui a terminé premier à l’ultramarathon de l’Himalaya... La première compétition s’est tenue au Vermont en 2010. Leurs courses sont intimidantes, et elles ont attiré plus de 350 000 personnes dans 50 villes autour du monde. En lisant la décharge, j’ai eu l’impression que ma vie était en danger, ou du moins que j’allais probablement me casser une jambe pour la deuxième fois.

Parmi ces hommes torse nu aux pectoraux semblant avoir été coupés dans le marbre, j’ai eu l’impression que nous avions tous besoin de tester nos limites.

Tétanisée et certaine que je n’allais jamais y arriver, j’ai commencé mon entrainement pour la Spartan Race. Depuis mon inscription, je recevais chaque semaine des organisateurs des courriels qui jetaient de l’huile sur le feu. Je vaquais à mes occupations habituelles, comme lire La fiancée américaine, le magnifique roman d’Eric Dupont, et bing! je recevais un de leurs messages et j’étais absorbée dans un nuage d’angoisse. Une foule de questions me venait en tête: mon kit Lululemon est-il inflammable? Et si je mourais? Et si c’était mon frère qui mourait? Qu’est-ce que mes parents penseraient de ça? Le côté positif de toute cette folie, c’est que la peur me poussait à adopter un mode de vie plus sain. Alors que mon plan initial était de fabriquer un baril de mojito pour le long week-end du 21 mai, je me suis finalement résolue à éviter l’alcool durant les deux semaines précédant la compétition, qui se tenait début juin. La peur m’a aussi amenée à passer mes temps libres à faire de la course. Cinq kilomètres en montagne au parc des Chutes Monte-à-Peine, à Sainte-Béatrix, ascension du mont 107 dans la forêt Ouareau (ce nom signifie «vois loin» en Algonquin) et du mini mont Saint-Grégoire, où s’entrainait le premier Québécois à avoir conquis l’Everest.


Est-ce mieux de surpasser ses peurs ou de mettre de l’alcool dans son Quick aux fraises?

Mon frère ne cessait de me répéter que «tout est dans la tête» et que je devais simplement me croire capable de réussir pour y arriver. Que personne n’allait le faire à ma place. Mais je ne suis pas aussi forte mentalement que Roger Federer, que je venais d’entendre raconter qu’il avait dû refuser la part de gâteau Forêt-Noire que les organisateurs de la coupe Rogers lui avaient réservée pour son anniversaire, car ça ne cadrait pas avec son menu d’entrainement. Moi, j’avais toujours faim et je n’arrêtais pas de recevoir les maudits courriels de la Spartan Race. Puis, la rumeur qu’il allait y avoir de l’électricité dans les barbelés à l’événement de Tremblant s’est répandue comme une trainée de poudre.

«Le 200 volts, c’est dans la Death Race, pas dans la Spartan Race», m’avait assuré mon frère, confiant, lors d’une de nos séances de jogging sur le Mont-Royal. C’était un dimanche de mai suivant une soirée où mes deux frères étaient allés voir Buddy Guy alors que j’étais restée dans mon lit à écouter 48 Hours Mystery. Mon frère, celui qui est cuisinier, nous accompagnait. Il était plié en deux par-dessus l’égout qui jouxte la piste en roche pilée. J’étais heureuse car, pour une fois, j’étais plus vite que lui, même si j’étais assoiffée.

J’ai toujours peur de mourir de soif quand je fais du sport au soleil. D’ailleurs, c’est ce qui m’est arrivé quatre semaines avant la Spartan Race. Mon frère, le kinésiologue, avait décidé que notre entrainement, cette semaine-là, était de biker jusque chez nos parents dans les Laurentides. Cent kilomètres à l’aller, retour dès le lendemain. Le cuisinier allait venir avec nous. J’ai eu un coup de chaleur et je n’ai pas dépassé le kilomètre 43. Il faut dire qu’il faisait 30 °C, que l’indice UV était de 7 et que nous avions commencé à pédaler à 11h. À 11h15, ils avaient déjà fait un premier arrêt au Couche-Tard de Sainte-Rose pour caler quatre bières chacun afin de ne pas les laisser tiédir en route. Moi, je m’étais réveillée ce matin-là avec un léger mal de cœur, du genre listériose. On m’avait offert du fromage au lait cru artisanal la veille et j’étais en train de devenir paranoïaque. Je m’endormais sur mon vélo. Mes frères essayaient de me garder éveillée en me disant: «Regarde, un cultivateur de Bois-des-Filion vend des bottes d’asperges à 4$» ou «Quand on va arriver à Saint-Jérôme, on va aller au marché.» Rien à faire. J’avais la nausée. Quand j’ai vu la gare de train à Blainville, j’ai dit: «Adios, moi, je rentre chez moi». Le hic, c’est qu’il n’y a pas de service jusqu’à Blainville le dimanche. Un ami est venu me chercher après que j’eus passé quatre heures sans connaissance sur le quai de la gare. Il était un peu fâché. Je lui ai dit que l’autre option était de refaire ma vie à Blainville et de devenir coiffeuse dans un stripmall. Mes frères, eux, sont arrivés vers 21h30 chez nos parents, sans insolation ni rien. Ils ont fait un feu et ont bu du vin jusqu’à 1h du matin avant de repartir le lendemain à 9h. Ils ont du courage. J’avais vraiment perdu la face en m’effondrant. Le lendemain, mon frère a mis son doigt sur ma clavicule et m’a dit, en tapant avec son index trois fois: «Ce n’est pas ton style d’abdiquer. Je ne veux plus que ça se reproduise. T’as compris?»

Le fait d’avoir lâché à mi-chemin a eu des répercussions psychologiques cuisantes. J’avais perdu confiance en moi.

Ce week-end-là, Michelob venait de mettre en marché sa nouvelle bière pour sportifs, à 91 calories et 2 grammes de glucides la bouteille. La pub tournait en boucle à la télé. Moi, j’étais au lit à lire les Histoires d’Hérodote. C’est dans ces pages que j’ai eu le plaisir de découvrir le lien ente l’alcool et le sport dans le royaume péloponnésien de Sparte. Les guerriers spartiates utilisaient l’alcool comme antidote contre la peur. C’est grâce à lui qu’ils ont gagné, malgré leur petit nombre, leur guerre contre les soldats perses—si nombreux qu’ils mettaient littéralement les rivières à sec en les buvant sur leur passage. Hérodote raconte qu’une fois leurs armes brisées, les Spartiates combattaient à l’aide de leurs mains et de leurs dents. Leur victoire aux Thermopyles reposait sur quatre éléments importants, dont Hérodote fait la liste: l’arrogance persane, le terrain étroit, la supériorité de l’entrainement des Spartiates et le vin.

J’ai pensé à mon frère qui, parfois, perce le flanc d’une canette de Pabst avec la pointe de sa clé avant d’en engloutir le contenu sous pression en moins de 30 secondes. Il l’a fait au 18e kilomètre du demi-marathon de Montréal l’an dernier. J’étais loin d’être rassurée. J’avais pris Murakami comme modèle de discipline pour survivre à la Spartan Race. Et voilà qu’Hérodote m’apprenait que j’aurais plutôt besoin d’alcool pour réussir la course.

«L’eau, c’est pour nettoyer le sang sur ton t-shirt Lululemon.» C’est ce que mon frère me textait quand je le suppliais d’apporter un litre d’eau pour nos entrainements du dimanche. J’aime courir, mais je n’aime pas me préparer pour des compétitions. Je fais 10 km à la course trois fois par semaine, et ça me suffit. De chez moi, dans le Vieux, à l’échangeur Turcot. Je peux prendre le temps de voir un œuf de rouge-gorge tomber d’un nid logé entre le béton et le grillage à poule qui retient les blocs de béton de l’échangeur. Je peux sourire quand un travailleur de la construction, avec un dossard orange fluo, me dit en ouvrant les bras, au bas d’une pente: «Je croyais que c’était comme dans le film The Bodygard, que tu allais me sauter dans les bras.» Voilà ce que j’aime de la course.

Le lundi précédent la Spartan Race, une autre rumeur m’est parvenue, de mon assistante au travail cette fois, qui laissait entendre que j’allais peut-être devoir me battre contre un alligator—c’est ce qu’elle avait cru voir sur le site de l’organisation. J’ai rapidement répondu que ça devait être pour les parcours organisés à La Nouvelle-Orléans, mais qu’à Tremblant il n’y aurait pas d’alligators. Je tentais d’avoir l’air confiante, mais j’ai fait tomber mon crayon porte-bonheur par terre. Je me suis penchée discrètement pour le ramasser en lui souriant. C’est le propre de la Spartan Race, ce jeu psychologique. Les obstacles ne sont pas dévoilés à l’avance, ce qui contribue grandement à l’effroi des participants.

Mon frère avait réussi à inscrire à leur insu tout un lot d’amis, parmi lesquels Jérémie, qui travaille pour une grosse compagnie pharmaceutique et qui boit du Quick aux fraises spiké au Jack Daniel’s trois fois par semaine, quand il travaille de la maison. Une de mes amies, aussi, qui venait de se faire larguer par un gardien de prison de six pieds trois parce qu’elle avait commencé à regarder les maisons à vendre dans Lanaudière, son coin à lui, trois semaines à peine après l’avoir rencontré. Mon frère avait même inscrit une femme mère de trois enfants. On avait tous peur, mais on avait tous besoin de la Spartan Race.

On a pris la route en se disant: on va être sages, on ne va pas boire avant ni pendant la compétition. On a roulé doucement sur la 15 le jour précédant la course, en s’arrêtant quand même à Sainte-Sophie pour acheter une galette à la fromagerie de la Table ronde. C’est à la taverne Aux Deux Taureaux de Sainte-Marguerite que tout a commencé à dégénérer. On a commandé le spécial fish and chips pour calmer notre angoisse. Et là, soudainement, il a fallu acheter une caisse de bières. J’étais contre cette idée. J’ai résisté mais, après le souper, je commençais à me sentir trop nerveuse et j’ai décidé d’ouvrir la bouteille de Billette qui trainait dans le réfrigérateur de ma mère. Un verre, ça ne fait de mal à personne. Je passe sur certains détails, mais notre soirée pré-Spartan Race s’est terminée avec l’arrivée, à 4h du matin, du sous-chef d’un restaurant à la mode du Vieux-Montréal et le débordement de la toilette. Lorsque je me suis réveillée, après deux heures de sommeil, tout le monde dormait sur le prélart. Ça faisait longtemps que je n’avais pas enjambé des gens endormis dans des sacs de couchage.

Nous nous sommes rendus de peine et de misère au domaine Saint-Bernard pour le début de notre course. Sur le site, c’était comme un gros pow-wow. Des triathlètes se mêlaient à des gens déguisés en légionnaires, Speedos métallisés à imprimé léopard et balais sur la tête (on gère tous notre angoisse comme on peut). D’autres s’étaient mis des couronnes de chez Burger King sur la tête; les gars d’une équipe portaient des costumes d’abeille achetés chez Jean Coutu. C’est là que j’ai appris que, oui, il allait y avoir de l’électricité dans les fils barbelés.

Il n’était plus possible de se désister. Parmi ces hommes torse nu aux pectoraux semblant avoir été coupés dans le marbre, j’ai eu l’impression que nous avions tous besoin de tester nos limites. La course elle-même a semblé s’écouler en une seule longue minute. Sur le parcours, nous avons risqué l’hypothermie en marchant tranquillement en équilibre sur un fil tendu au-dessus d’une rivière glacée, tiré une lance dans une cible faite de foin, soulevé une pierre de 100 livres au bout de nos bras. Le sentiment de camaraderie et d’entraide était très fort. Le danger provoquait un désir de survie collective. Il n’a pas été rare que, comme je glissais sur une pierre, une main généreuse me retienne. Sous les barbelés, alors qu’un embouteillage monstre nous obligeait à attendre que le chemin se libère, un gars en léotard Under Armour m’a demandé si je venais «souvent ici». La compétition entre les gens était assez faible car, au bout du compte, la Spartan Race est plutôt une lutte contre soi-même. On ne s’y mesure pas aux autres. On affronte sa propre peur du noir, des insectes et des espaces confinés. Les trois premiers à franchir la ligne d’arrivée gagnent tout de même une faux et de l’équipement John Deer. Mais tout le monde repart avec une médaille et un t-shirt.

Voilà ce que je peux dire, après avoir terminé le parcours: sauter par-dessus des buchers est moins difficile que de ramper sous un demi-kilomètre de barbelés électrifiés ou de gravir un mur de trois mètres, et monter une échelle en corde jusqu’à la cime d’un arbre est presque impossible. Il y a des gens qui finissent leur parcours sans leurs souliers, car ils les ont perdus dans les sables mouvants. On voit des mecs musclés avec des entailles sur le dos. Quelques bras cassés et des entorses.

Après la course, j’avais l’impression d’être à toute épreuve. La Spartan Race nous oblige à rester humbles, nous mate par la peur afin de nous aider à nous rebâtir ensuite. J’ai eu une ecchymose de 30 centimètres sur la cuisse et, pendant tout le mois de juin, j’ai porté une robe H&M bleue que je pouvais facilement relever pour l’exhiber en me vantant d’avoir terminé la Spartan Race. Je ne regrette pas non plus mon entrainement. J’y ai peut-être laissé deux ongles d’orteils, mais j’ai renforcé mes liens avec mes frères. Car nous n’avons pas fait la course chacun pour soi, mais en équipe.

Rentrée chez moi, j’ai été obligée de curer mon corps entier avec une brosse à légumes et, dans la douche, je me suis dit que l’homme sous-estime trop souvent ses capacités.

Mon frère a fait entrer le sport dans ma vie; c’est un bon kinésiologue. Pour sa fête, en novembre, je vais l’inscrire à son insu au marathon du Cercle polaire pour voir comment il va réagir.


Mélanie Vincelette est née en 1975 à Montréal. Elle est l’auteure de deux romans, Crimes Horticoles et Polynie. Elle a remporté le Prix du jeune écrivain francophone 2003, le Prix Adrienne-Choquette 2005, le Grand Prix littéraire Radio-Canada ainsi que le Prix Anne-Hébert. Elle a fondé et dirige les Éditions Marchand de feuilles ainsi que la revue littéraire Zinc.

La Spartan Race: un résumé


Nature: course à obstacles

Membres fondateurs: Joe DeSena (ex-banquier de Wall Street), Richard Lee (commando Marines dans l’armée britannique), Sélica Sévigny (Montréalaise d’origine), Noel Hanna, Mike Morris, Brian Duncanson et Andy Weinberg (coureurs de compétition professionnels)

Quatre niveaux: le Sprint (5 km), le Super Spartan (13 km), le Spartan Beast (19 km) et la Death Race, qui peut s’étirer sur 65 km et durer jusqu’à 48 heures

La première course s’est tenue au Vermont en mai 2010

L’iconographie spartiate évoque la force, la puissance, la bravoure et l’ingéniosité, en plus de rappeler les exploits inespérés des guerriers de Sparte devant l’adversité /

Types d’obstacles: traverser une rivière à la nage, ramper dans la boue sous des barbelés, porter des cailloux, grimper à un arbre, sauter par-dessus un brasier, fendre du bois, apprendre de la poésie par cœur

Les obstacles sont gardés secrets avant la course

Slogan: Vous saurez à la ligne d’arrivée

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