Agriculture urbaine et paysages ruraux: contrastes et leçons du Japon

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Agriculture urbaine et paysages ruraux: contrastes et leçons du Japon

À l’ère moderne, progrès et urbanisation ont semblé synonymes. Mais après un siècle d’exode rural, de villes toujours plus populeuses, de campagnes toujours plus éloignées et soumises à une agriculture toujours plus industrielle, les failles dans le système sont apparentes. Surtout au moment où le cout croissant du pétrole se combine aux problèmes sociaux et environnementaux. Comment réconcilier agriculture et urbanité? Sans cesse un peu en avance sur nous, le Japon a bien des enseignements à nous offrir.

Le Japon éblouit par la riche complexité de son territoire rural: rizières en terrasses, denses forêts aménagées au fil des collines, ruisseaux innombrables et tapis de toits de tuiles rouges semblent de tout temps n’avoir fait qu’un, telle une mosaïque tissée entre mers et montagnes. Au cours des siècles s’est modelé dans ces paysages un système de gestion des ressources amalgamant sagesse écologique et culture, à l’instar des satoyamas, ces villages agricoles ancestraux en équilibre avec les cycles de la nature.

Puis est venue la rapide industrialisation des 50 dernières années, qui a tout bousculé sur son passage. De 1960 à 2010, la population urbaine du Japon a doublé, augmentant de 40 à 80 millions d’habitants. La population rurale a chuté proportionnellement, passant de 57% à 33% du total. Le pays s’est transformé en géant industriel et a échangé une coexistence harmonieuse avec la nature pour un mode de vie qui célèbre l’acier et le béton. Les villes ont grandi et grugé de nouveaux territoires, métamorphosant les gens et les champs du pays. Les mosaïques jadis forgées par les forces continues d’une coévolution homme-nature ont été fracassées, remplacées par de nouveaux paysages modernes.

Pendant ces bouleversements, la production agricole a aussi chuté de façon frappante, le Japon devenant davantage dépendant des importations alimentaires. Alors que les campagnes continuaient de se vider et de vieillir, les gouts des nouveaux citadins (de plus en plus sophistiqués) ont aussi exacerbé le problème en raison d’un nouvel appétit pour des denrées non traditionnelles au Japon: le blé (au détriment du riz) et la viande (remplaçant plus souvent le poisson dans l’assiette japonaise). Au final, le Japon a aujourd’hui l’un des taux d’autosuffisance alimentaire les plus bas des pays industrialisés, puisque plus de 40% des calories de la diète nipponne moyenne proviennent de l’extérieur de l’archipel.

Compte tenu d’un monde rural en déclin et de vibrantes villes en expansion, qui cultivera la terre du Japon dans les décennies à venir? Et que produira cette terre?

  • Salaryman en pause au jardin de Ark Hills, Tokyo.

Pour comprendre l’agriculture japonaise, il faut d’abord s’attarder à la présence unique qu’elle a gardée dans les villes. Alors que d’autres pays ont mis au rancart l’agriculture lors de leur urbanisation, les villes japonaises ont grandi en conservant des parcelles agricoles ici et là. Entre les édifices, les routes et les chemins de fer, des rizières, jardins et vergers se déploient toujours.

En conséquence, les agriculteurs urbains sont responsables du quart de la production nationale. Même à Tokyo, l’une des villes les plus grandes et les plus congestionnées de la planète, la production de légumes suffit à nourrir 700 000 personnes par an. Selon les données de 2012, l’agriculture urbaine est non seulement largement plus répandue, mais aussi plus productive que son homologue rurale en ce qui concerne la valeur économique par superficie (3% au-dessus de la moyenne japonaise). Finalement, le revenu des fermiers urbains est de 10% plus élevé que la moyenne, et représente plus du double du revenu des fermiers des régions montagneuses reculées.

  • Rizières en terrasses de Wajima.

Les agriculteurs urbains sont responsables du quart de la production japonaise. Même à Tokyo, la production de légumes suffit à nourrir 700 000 personnes par an.

  • Marché aux poissons de Tsukiji, Tokyo.
  • Dans le train Yamanote, Yokohama.
  • Marché aux poissons de Tsukiji, Tokyo.

Il reste que l’agriculture urbaine est aussi en déclin au Japon. Seulement dans la dernière décennie, la superficie du territoire agricole en milieu urbain a diminué de 40%. La population du pays est bien demeurée stable pendant cette même période (à environ 127 millions d’habitants), mais l’étalement urbain a continué à gruger du territoire, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur des villes. En parallèle, le nombre de Japonais pratiquant l’agriculture urbaine a aussi chuté: à Tokyo, plus de 60% des familles impliquées dans l’agriculture urbaine au milieu des années 1970 ont aujourd’hui abandonné cette activité. Des taxes toujours plus élevées, le vieillissement des agriculteurs urbains, le manque de possibilités commerciales jumelés à la pression de l’urbanisation comptent parmi les causes de ce recul.

  • Apiculteurs du Ginza Honey Project et son initiateur M.Tanaka (à droite), Tokyo.

Mais tout n’est pas sombre. Des sondages récents démontrent que les citadins, dont 85% des Tokyoïtes, veulent que leur ville abrite des terres agricoles. En fait, ils demandent plus d’espaces verts et de produits agricoles frais, ainsi que davantage d’occasions de s’impliquer dans une communauté plus verte. Deux types d’initiatives sont particulièrement populaires: les Taiken nouen et les Shimim nouen. Dans les Taiken nouen, les citadins peuvent participer par exemple à la semaison et à la récolte des agriculteurs locaux. Dans les Shimim nouen, les résidents peuvent louer une sous-parcelle de terre et y cultiver eux-mêmes ce qu’ils veulent. Bien que le nombre de Shimim nouen au pays soit resté stable au cours de la dernière décennie, il a augmenté de 70% dans les zones urbaines, la demande surpassant l’offre de 30% au niveau national, et de 300% dans des villes hautement industrialisées, comme Kawasaki et Nagoya.

  • Apiculteurs du Ginza Honey Project et son initiateur M.Tanaka (à droite), Tokyo.

L’intérêt accru des citadins japonais pour l’agriculture se manifeste également par de nouvelles approches. Les toits des édifices, jadis des espaces vacants ne contribuant qu’aux ilots de chaleur durant les torrides étés japonais, sont de plus en plus transformés en espaces verts à fins récréatives ou sont mis à contribution pour la production agricole. De nombreuses entreprises y construisent parcs et jardins, et plusieurs Shimim nouen s’y retrouvent. À Ginza, les toits du chic quartier des affaires abritent maintenant des colonies d’abeilles qui butinent dans les parcs du quartier, incluant les jardins privés du Palais impérial à quelques centaines de mètres de là. Le miel est vendu et utilisé exclusivement dans les restaurants et commerces du quartier, empreinte carbone minimale oblige.

Autrement dit, l’agriculture urbaine est plus qu’une relique du passé épargnée par une planification urbaine approximative. Elle est bel et bien une avenue encourageante pour un nouveau paradigme combinant nature et urbanité, et elle offre de nouvelles possibilités d’affaires conjuguant agriculture, technologie et architecture urbaine.

  • Forêt de bambous d’Arashiyama, Kyoto.

Néanmoins, le verdissement à tout prix n’est pas une panacée et certaines initiatives continuent de véhiculer de profondes contradictions. Pasona, une firme spécialisée en ressources humaines pour le secteur agricole, avait recréé au début des années 2000 une parcelle rizicole dans le sous-sol de son siège social à Tokyo, impliquant les employés de la semaison à la récolte. L’énorme consommation électrique de l’installation est toutefois devenue évidente à la suite de la catastrophe nucléaire de Fukushima en mars 2011, cette dernière ayant engendré des restrictions énergétiques à travers tout le pays. En bonne entreprise citoyenne, Pasona démantela alors sa rizière. Cet exemple est caractéristique du manque de véritables considérations écologiques encore trop souvent présent en agriculture urbaine. Dans le monde rural, il ne faut pas oublier que c’est un long processus de coévolution homme-nature qui a produit les satoyamas, ces villages et paysages à la fois productifs et écologiques.

  • Shimim nouen dans le quartier de Shibuya, Tokyo.

En fait, c’est après plusieurs siècles voués à l’agriculture que les satoyamas arrivent à contribuer au développement d’environnements d’une très grande biodiversité. Ils ont su en soutirer une abondance de produits et services (nourriture, transport, bioénergie et même tourisme) dans une stratégie écologique et durable. Aujourd’hui, alors qu’ils sont menacés de disparition à cause du vieillissement de la population et de l’exode rural, les satoyamas sont remis au gout du jour de la recherche au Japon.

  • Parcelles agricoles en milieu urbain, Kanazawa.

À la question fondamentale: «Le bien-être urbain est-il vraiment possible sans le monde rural?», la réponse semble être un «non» catégorique. Tout comme les satoyamas, la ville a besoin d’une nature généreuse tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de ses frontières afin de fournir une qualité de vie élevée à ses habitants, que ce soit pour favoriser la qualité de l’air et l’approvisionnement de denrées fraiches, ou pour réduire les ilots de chaleur. Dans le même ordre d’idées, les environnements ruraux ont besoin du capital financier des villes et de leurs habitants pour restaurer leur économie défaillante et pour revitaliser leur population en déclin.

De nouveaux réseaux de producteurs-consommateurs et de partenariats urbains-ruraux sont donc en train de se forger, rappelant au passage que les villes sont historiquement ancrées dans le paysage agricole. Des variétés de produits locaux cultivés écologiquement sont maintenant distribuées de la frange des villes vers le centre de celles-ci, offrant de nouvelles perspectives pour un développement durable. Des épiceries et des restaurants, tel le Roppongi Nouen à Tokyo, organisent des soirées où les agriculteurs périurbains viennent présenter leurs produits et leurs méthodes de production, et invitent les consommateurs à les visiter.

  • Tokyo.

Depuis la crise économique de 2008, le gouvernement central, les préfectures et des groupes privés ont relancé les stages agricoles jumelant de jeunes citadins à des fermiers en manque de relève.

  • Touristes japonais visitant le satoyama de Shirakawa-gō.

Des administrations municipales se positionnent également en tant que puissants acteurs du changement, initiant des modèles de production-consommation plus durables et innovateurs. Par exemple, la ville de Kanazawa (1,5 million d’habitants), capitale régionale de la préfecture d’Ishikawa dans l’ouest du pays, a encouragé la mise sur pied d’un branding pour des variétés de légumes locaux et traditionnels, Kaga vegetables. L’appellation assure la protection et la promotion de la biodiversité agricole locale en liant intimement semences, fermiers, commerces et secteur hôtelier de la région, ce qui contribue du même coup à revitaliser la cuisine locale. La marque est en constante expansion, avec la moitié de la production locale de légumes qui est aujourd’hui classée Kaga.

Un peu au nord de Kanazawa, dans la petite ville de Wajima, un paysage unique de minuscules terrasses rizicoles en bord de mer est le théâtre d’un autre partenariat urbain-rural hors du commun. Ici, un système de propriété original donne aux citadins l’occasion d’adopter une micro-parcelle de terre qui sera cultivée par un fermier local. L’initiative permet de garder active la main-d’œuvre d’une région éloignée et préserve la productivité d’un lieu historique qui deviendrait désuet autrement. Chaque année, la terrasse continue donc de verdir, et des sacs de riz sont envoyés aux membres citadins au moment de la récolte.

  • M. Fujiya Yamamoto (79 ans) et Mme Sagano Yamamoto (76 ans), agriculteurs de Shuran-no-sato, péninsule de Noto.

Le maintien d’une population rurale active et le renouvellement de la main-d’œuvre agricole sont essentiels pour retrouver une harmonie de production ville-campagne au Japon. Depuis la crise économique de 2008, le gouvernement central, les préfectures et des groupes privés ont relancé les stages agricoles jumelant de jeunes citadins (ou des salarymen en complet-cravate à la recherche d’une nouvelle carrière) à des fermiers en manque de relève. Le tourisme est aussi souvent évoqué comme la solution magique permettant à la fois aux populations rurales de continuer à cultiver leurs terres, et à la population urbaine de bénéficier d’expériences de voyage culturellement et physiquement saines.

Mais la coopérative agricole de Shunran-no-sato, aussi au nord de Kanazawa, illustre la double difficulté d’attirer une relève et de créer un tourisme rural durable. Compte tenu de la population vieillissante (la moyenne d’âge des fermiers est au-dessus de 65 ans), la coopérative a initié au début des années 2000 un programme de stages afin d’encourager les citadins à expérimenter le travail dans ses champs. Les stagiaires sont invités à partager la maison et le travail des fermiers quelques jours ou quelques semaines et, s’il y a affinités, ils peuvent rester pour éventuellement prendre la relève de la ferme. Bien que Shunran-no-sato ait réussi à attirer beaucoup de visiteurs dans ses chambres d’hôte, un seul est demeuré à long terme, et il travaille maintenant dans l’administration de la coopérative, non dans les rizières.

Devant ce résultat mitigé, la coopérative a ajusté ses objectifs en misant cette fois-ci sur l’aspect touristique de son offre. Elle espère qu’en démontrant que l’agrotourisme est un modèle d’affaires durable, la relève sera intéressée à reprendre non seulement le commerce de la ferme, mais aussi celui des chambres d’hôte pour les visiteurs de la ville. En somme, la coopérative propose un double revenu et un style de vie marqué par une relation constante avec le reste du monde, l’isolement étant souvent cité par les citadins comme l’obstacle majeur quand vient le temps de considérer une nouvelle vie en milieu rural.

  • L’irréductible fermier urbain
  • L’irréductible fermier urbain.

Il reste à voir comment Shuran-no-sato, et le Japon, sauront continuer à se réinventer dans la résolution des défis urbains-ruraux que le pays connait en ce moment.

Urbanisation accélérée, exode rural, effritement de l’autosuffisance alimentaire et des traditions agricoles, problèmes de mégavilles surchauffant sur une planète de plus en plus chaude: voilà les défis auxquels de nombreuses villes partout sur Terre doivent aussi faire face. Elles gagneront à garder un œil attentif sur ce qui se passe au Japon, car c’est souvent là que se dessinent, avec quelques années d’avance, les prémisses des problèmes qui se manifesteront par la suite dans le reste du monde dit développé


Raquel Moreno-Penaranda est chercheuse à l’Université des Nations Unies à Tokyo, où elle étudie les relations de durabilité et de bien-être entre systèmes sociaux et écologiques. Elle détient un doctorat en études de l’énergie et des ressources naturelles de UC Berkeley.

Michel Huneault est un photographe et un documentariste établi à Montréal. Il s’intéresse particulièrement aux enjeux locaux et internationaux liés au développement. Il détient une maitrise de UC Berkeley, où il a été fellow Rotary International pour la paix et la résolution de conflits.

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