Anticosti, colonie en sursis

Clément Sabourin
Publié le :
Reportage

Anticosti, colonie en sursis

Citadelle végétale, Anticosti veille sur le Québec depuis l’embouchure du Saint-Laurent. Royaume des cerfs et terre de prédilection d’aventuriers en tous genres, la plus vaste ile de la province traverse aujourd’hui l’une des pires crises de son existence: le récent mirage pétrolier bouscule son unique village, déjà bien vacillant. Plus d’un siècle après sa fondation, Port-Menier ne sait pas à quel vent se fier.

Considéré dans ce texte

Anticosti, un siècle d’abandons et de faillites à la chaine. Henri Menier, ambitieux millionnaire du cacao. Le royaume du cerf et le règne de la Sépaq. Pétrolia et ses projections.

Pour débarquer sans encombre à Anticosti, il faut glisser dans les brumes de l’Atlantique Nord et éviter les récifs saillants du Saint-Laurent. Les marins d’antan y ont tellement fait naufrage que l’ile a gagné le surnom de «cimetière du golfe». L’unique port—un long quai, sans grue—se trouve à la pointe nord-ouest, au fond d’une anse parsemée de maisons colorées.

À l’abri des vents polaires et assez profonde pour accueillir de gros tonnages, la baie Ellis a été choisie par le riche chocolatier français Henri Menier lorsqu’il a acquis ce morceau du Québec, à la fin du 19e siècle. Personne avant lui n’avait vu aussi grand pour cette ile vaste comme la Corse. Non pas que son potentiel était inconnu jusqu’alors: dès 1680, Louis xiv remettait cette terre prometteuse à l’explorateur Louis Jolliet, en récompense de la découverte du Mississippi. Mais hormis quelques pêcheurs du Pays basque ou d’Halifax dispersés ça et là, c’est avec Menier que ce territoire subboréal a commencé à être proprement colonisé.

En ce début de 20e siècle, la tour Eiffel scintillait depuis peu dans le ciel parisien, la révolution industrielle battait son plein en Occident et l’époque était au partage de l’Afrique entre les grandes puissances européennes. Mais c’est sur l’Amérique que le «baron cacao» avait jeté son dévolu. Héritier d’une grande famille de la gauche libérale française, Henri Menier avait récemment fondé au Nicaragua deux vastes cacaoyères dont les fruits inondaient la France, l’Angleterre et les États-Unis. Inventeur zélé, ce Willy Wonka français avait mis au point les premières machines distributrices de friandises de l’Hexagone.

Sa richesse, Henri Menier la consacrait à sa grande passion: la navigation extrême. Féru de longues croisières en yachts à vapeur, il traçait lui-même les plans des goélettes au charbon avec lesquelles il se rendait aux portes du pôle Nord, jusqu’à être prisonnier de la banquise. Son gout pour le monde nordique était donc connu à Paris, où on lui a soufflé qu’une ile sauvage était à vendre dans le golfe du Saint-Laurent. Sine die, Menier a dépêché au Canada une mission de repérage, qui est revenue subjuguée.

Le 16 décembre 1895, Menier faisait sienne Anticosti pour 125 000$.

L’ambition à son comble, le Français a aussitôt fait poser des rails, ouvrir des routes et installer des villageois de Saint-Pierre-et-Miquelon et de Terre-Neuve. Il a imposé la fermeture de trois hameaux déjà existants, puis déporté les récalcitrants en Saskatchewan. En 1900, au fond de la baie Ellis, là où un prétendu sorcier, Louis-Olivier Gamache, vivait reclus quelques décennies plus tôt, le «baron cacao» a fondé la capitale de son petit royaume nordique, Port-Menier.

L’argent n’était pas un problème pour le nouveau propriétaire, petit-fils de l’inventeur de la tablette de chocolat moderne. Ce barbu qui posait toujours avec une casquette de capitaine n’a pas lésiné sur les moyens pour développer Anticosti. En bon bourgeois, il s’est fait bâtir un palais au luxe inconnu en ces contrées. Architecture normando-scandinave, tapisseries françaises et cristal de Bohème, le Château Menier a été inauguré en même temps que Port-Menier, sur un petit promontoire dominant la baie Ellis. À des milliers de kilomètres de l’Europe triomphante, la Belle Époque affichait sa démesure sur ce rocher balayé par les courants du Labrador.

Les rumeurs les plus folles commençaient à circuler à Québec et à Montréal, jusqu’à atteindre les oreilles de la Couronne britannique. Le 14 juillet 1905, Port-Menier a été réveillé par une dizaine de coups de canon: Lord Minto, le gouverneur général du Canada, débarquait avec son état-major, convaincu que Paris fomentait depuis cette base arrière la reconquête de l’ancienne Nouvelle-France.

Plutôt que de débusquer armes et munitions dans les entrepôts qu’ils fouillaient, les représentants du roi Edouard vii ont découvert des navets et des betteraves. Le chocolatier fêtait ce jour-là son 52e anniversaire; pour réparer sa bévue, Lord Minto a organisé une réception, qu’on imagine des plus mondaines, à bord de son navire.

Anticosti avait gagné ses lettres de noblesse, et Henri Menier bénéficiait désormais du plein appui de Londres et d’Ottawa dans ses projets ambitieux pour cette ile qu’on voulait transformer en village témoin, emblème du capitalisme industriel triomphant. Le chocolatier est toutefois décédé trop tôt, le 6 octobre 1913, pour réaliser pleinement ses visées utopiques. Les vivres coupés, l’ile a été revendue par sa famille, et Anticosti a plongé dans une léthargie qui a duré jusqu’à aujourd’hui.

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Activité moribonde

Un siècle plus tard, c’est à se demander si cette époque dorée a bien existé: le train a été démantelé depuis belle lurette, le Château n’est plus, et Port-Menier vit sous l’épée de Damoclès de son éventuelle fermeture. Fini le défilé des voiliers majestueux: seul un traversier assure encore une desserte maritime régulière entre l’ile et le continent, du moins son antichambre, la Côte-Nord.

Les allées et venues du navire sont scrutées, commentées, attendues impatiemment par les insulaires. Dès que le Bella-Desgagnés pointe à l’horizon, le village se donne rendez-vous sur le quai de la baie Ellis. Cadeaux de Noël, nouveaux véhicules, courrier: tout ce qui est importé à Anticosti ou presque est acheminé par cette sentinelle du golfe.

Quelques touristes-croisiéristes en descendent de temps à autre et remontent à pied le long quai fouetté par les embruns, avançant, intrigués, vers ce village qui semble toujours plus petit à mesure qu’il se dessine à travers la brume. Au milieu de ces terres désolées, un petit kiosque dressé devant la jetée attend le voyageur. Dès que la banquise s’est retirée et que les beaux jours s’annoncent, Sonia Michaud ouvre sa cabane et y attend la poignée d’étrangers qui se risquent jusqu’à cette frontière vaporeuse de l’est du Québec.

Depuis qu’il est question des milliards de barils de pétrole que contiendrait le sous-sol de l’ile, davantage de touristes se présentent au kiosque de la guide touristique: «Ils disent venir la voir avant qu’elle ne soit détruite.»

  • Village de l’Anse-aux-Fraises, 1901. (Collection Paul Laurin)
  • Yacht Bacchante, baie Ellis, 1901. (Collection Paul Laurin)

Vestige de l’âge d’or du «Régime Menier», la dernière locomotive de l’ile a été placée en évidence derrière le local. À l’intérieur du petit espace, le portrait du Français est partout, à côté d’images de l’autre héros local: le cerf. Quelques mots échangés avec Michaud, une blonde joviale, suffisent pour percevoir une sincère fierté d’appartenir à un territoire en marge, mais au passé glorieux.

Une fois les sujets touristiques évacués, une vive inquiétude pointe rapidement. «On nous dit que s’il ne se passe rien, le village va s’éteindre», dit Sonia Michaud. L’école n’est plus fréquentée que par 13 enfants. La petite épicerie coopérative du village n’est désormais ouverte que du dimanche soir au mercredi midi en hiver; la pompe à essence rudimentaire, elle, fonctionne un jour sur deux, tandis que les deux restaurants attendent la fonte des glaces pour rouvrir. «Il y a moins de gens, moins d’industries, donc les prix sont plus élevés», remarque l’employée municipale. De fait, une bonne partie du village survit en hiver—et ne s’en plaint pas vraiment—grâce aux prestations d’assurance-emploi.

Les chasseurs qui débarquent du continent à l’automne se font vieux et rares, l’industrie forestière a fait son temps et la pêche n’a jamais été industrielle (l’unique pêcheur de homard de l’ile n’est même pas autorisé à revendre ses prises). Certes, depuis qu’il est question des milliards de barils de pétrole que contiendrait le sous-sol de l’ile, davantage de touristes se présentent au kiosque de Sonia: «Ils disent venir la voir avant qu’elle ne soit détruite.»

Témoin funèbre de ces jours sombres, le relevé démographique que la guide tient à jour dans un cahier décline dangereusement: 800 habitants en 1926, quand le village était à son apogée, contre 200 à la fin de 2014.

Comme pour souligner combien l’avenir de Port-Menier est incertain ces jours-ci, le dernier lieu de divertissement n’est plus. Jusqu’à récemment, le village se retrouvait les vendredis soirs au club de curling de l’Auberge Port-Menier pour y livrer d’épiques batailles à coups de balais et d’éclats de rire. Ce petit plaisir appartient à la liste des moments regrettés du passé, depuis que l’Auberge a brulé en novembre 2011, sous les yeux découragés des quatre valeureux pompiers volontaires et des habitants médusés.

Les jours de Port-Menier semblent comptés. Qui sait si, dans quelques décennies, le bourg ne ressemblera pas aux trois villages fermés par Menier, aujourd’hui quasiment disparus. Seules persistent des tombes et des croix en pierre blanche, balayées par de hautes herbes face au golfe, aux côtés de quelques toits en ardoise effondrés. Tout autour, les hordes de cerfs gambadent, en véritables propriétaires de l’ile.

  • Henri Menier, Cap de l’Est, 1901. (Collection Paul Laurin)

Royaume du cerf et de la Sépaq

Henri Menier ne devait pas se douter que son héritage le plus marquant sur Anticosti ne serait pas son Château—brulé volontairement en 1953 par la compagnie forestière possédant l’ile pour ne plus avoir à l’entretenir—, ni son club des loisirs avec salle de cinéma et terrains de badminton, et encore moins le réseau de phares élevé autour de l’ile. Ce que l’Histoire a avant tout retenu de son bref passage trône sur le sceau de la municipalité, parade dans les rues de Port-Menier et repose dans chaque congélateur: le cerf de Virginie.

Les Montréalais ont les écureuils; les Anticostiens, les chevreuils. Les quelque 4 000 chasseurs qui paient le prix fort pour arpenter la forêt insulaire à l’automne ne repartent jamais déçus—si ce n’est d’être empêchés par la loi de tirer davantage de bucks. Jeunes retraités s’étant fait offrir le rêve de leur vie ou financiers new-yorkais arrivés en jet privé, tous sont assurés de repartir de l’ile avec une petite collection de trophées de cerfs.

Introduite il y a un siècle à l’initiative du milliardaire français, la bête a copulé à outrance et sa population a explosé. On estime qu’il y en aurait désormais autour de 200 000, alors qu’en 1896 Henri Menier n’avait importé qu’une centaine de couples dans son arche de Noé miniature, aux côtés de lièvres, de castors, de grenouilles et de gélinottes.

En prenant possession de l’ile, le seigneur Menier a édicté un règlement strict en 28 points, qui interdisait notamment la chasse. Il s’en réservait le plaisir, comme au temps du servage. Même les chiens étaient proscrits (c’est toujours le cas). Gare à quiconque se risquait à braconner: les garde-chasses du Français ratissaient constamment le territoire. Dès lors qu’un habitant était pris la main dans le sac, la sentence de l’Administration coloniale était impitoyable: expulsion immédiate de l’ile.

Voraces et féconds, sans autre prédateurs que Menier et ses invités, les cervidés se sont donc gavés de feuillus, de baies et de fleurs, et se sont même mis—on n’avait jamais vu ça—à brouter les sapins, modifiant de manière indélébile les paysages anticostiens. Les conséquences de cette surpopulation constituent désormais un cas d’école scruté par les étudiants en biologie du reste du Canada, notamment grâce au travail des scientifiques de la Société des établissements de plein air du Québec (Sépaq). Premier employeur d’Anticosti, l’agence parapublique assure la survie artificielle de l’ile en administrant ses chalets, son auberge et son hôtel, en affrétant les avions qui la relient au continent et en surveillant sa faune et sa flore.

Symbole du rôle clé qu’elle joue, elle partage ses bureaux avec la mairie de Port-Menier. Drapeaux de la Sépaq, de la municipalité et du Parc national d’Anticosti battus par le vent et escadron de fourgonnettes Ford garées à l’avant, le bâtiment en bois est une étape obligée pour quiconque souhaite s’aventurer au-delà du village. À l’intérieur, passé l’accueil où les touristes reçoivent les indications pour se rendre à leurs shacks, quelques biologistes continuent de suivre les ravages du cerf et n’en finissent pas d’être surpris par l’étrange écosystème qui s’est développé depuis l’ère Menier.

Trop nombreux, les cerfs de l’ile ont un poids moyen inférieur de 30% à celui de leurs cousins continentaux, du fait de leur frugalité forcée. Affamés, ils ne laissent aucune chance aux nouvelles pousses. «La régénération des sapins est quasi impossible. À 15 ans, ils ne font que 30 cm de haut!», décrit dans son étroit bureau Éric Savard, biologiste et responsable de la conservation du Parc. En plus de gérer la plus grande pourvoirie, la Sépaq administre le Parc créé en 2001. Au centre de l’ile, la zone protégée représente 13% de la surface totale d’Anticosti, et est particulièrement aimée des visiteurs pour sa majestueuse cascade où la rivière Vauréal jaillit de la forêt et chute avec fracas sur près de 80 m dans un petit canyon.

Les habitants se plaisent à dire que la forêt anticostienne n’a pas fini d’être explorée et recèle encore de perles à découvrir, telle la grotte à la Patate, paradis des spéléologues, cartographiée il y a à peine 35 ans. Malgré le bouleversement de l’écosystème causé par les cerfs, l’ile demeure un trésor environnemental, fait valoir Éric Savard, évoquant notamment la présence de 700 espèces de plantes, dont certaines sont uniques au Québec, mais aussi d’oiseaux rares et vulnérables, comme le pygargue à tête blanche, cet aigle majestueux emblème des États-Unis. Et pour les saumons et les truites, Anticosti «reste un endroit unique», même si leur abondance n’a plus rien de comparable avec celle de l’époque de Menier et qu’il a fallu en interdire la pêche dans 18 des 23 rivières de l’ile.

Il faut voir les quelques clichés pris à l’époque par le chocolatier français et sa garde rapprochée, le docteur Schmitt et le gouverneur de l’ile, George Martin-Zédé, pour réaliser combien les pêches étaient alors miraculeuses. Tenues de dandys des bois et regards hauts, les hommes sont photographiés aux côtés de plusieurs dizaines de saumons fraichement sortis de la rivière Jupiter, dont le fond calcaire fait rêver encore aujourd’hui les amateurs de pêche à la mouche du monde entier.

Cet éden est bel et bien révolu, mais il reste ça et là certains ilots qui permettent d’imaginer à quoi ressemblait la végétation avant le débarquement ravageur de Menier et de ses cerfs. Ce retour dans le temps est possible, à condition de s’enfoncer dans la forêt en suivant les panneaux indiquant «exclos»—ou en étant accompagné par un spécialiste comme Denis Duteau. Dans sa fourgonnette noire flanquée du logo orange de Pétrolia, ce frisé slalome à travers les épinettes et les baumiers, jusqu’à des parcs grillagés sortis de nulle part. Au bout du chemin, le contraste est frappant: de l’autre côté de vieux morceaux de clôtures rouillés, arbustes, fleurs et framboisiers semblent surgir du passé. Comme si le «baron cacao» n’était jamais venu perturber l’équilibre originel.

  • Une foreuse à Anticosti. (Pétrolia)

Les schistes de la discorde

C’est dans ces «exclos» que l’aventure de Denis Duteau a débuté sur Anticosti. Alors biologiste, il a découvert l’ile en passant ses étés à étudier ces étranges oasis où la concentration de cerfs est abaissée de façon drastique à coups de battues hivernales sanglantes.

Ironiquement, 12 ans plus tard, Duteau a tourné le dos à la science et incarne la nouvelle menace qui plane sur la nature anticostienne: le pétrole de schiste. Ex-maire de Port-Menier reconverti en représentant local de Pétrolia, la première compagnie pétrolière du Québec, ce père de famille originaire du sud de la province est l’un des hommes les plus puissants de l’ile. Et l’un des plus controversés.

Arrivé dans le cadre de ses recherches universitaires, Denis Duteau a été immédiatement charmé par la chaleur de cette communauté tissée serrée, qui l’a accueilli à bras ouverts et dans laquelle il s’est impliqué avec entrain. Pompier volontaire, coactionnaire de l’unique scierie de l’ile qui a récemment rouvert dans le petit parc industriel de Port-Menier, il se dit catalogué, par certains habitants, comme membre du groupe des «tlm», pour «Toujours les mêmes». Toujours les mêmes à s’impliquer dans les projets locaux, dans la radio locale, dans le défunt club de curling, à l’école, etc. «Les gens râlent, mais ils n’en font pas davantage!», observe-t-il.

Constamment à la recherche de pistes pour relancer l’activité de l’ile, Duteau a fait la connaissance d’André Proulx, le fondateur de Pétrolia, alors qu’il dirigeait encore la municipalité. Sans tambour ni trompette, la compagnie avait acquis d’Hydro-Québec les concessions pétrolières de l’ile en 2008, et cette entreprise de Rimouski était devenue, en quelque sorte, la nouvelle propriétaire d’Anticosti.

Comme on l’apprendra quand la pression populaire (et journalistique) aura eu raison de l’opacité entourant la transaction, Pétrolia a racheté les droits de forage pour 460 000$ à la société publique. Si un jour du brut devait être pompé, l’entreprise reverserait en outre à Hydro-Québec les 10 millions$ que cette dernière a investis dans des études menées entre 2002 et 2007, et au terme desquelles elle avait conclu qu’il n’y avait rien de bon à forer. Sitôt les claims revendus à Pétrolia, un cabinet d’étude de Calgary a jugé à l’inverse que le sous-sol de l’ile renfermait en fait un petit trésor représentant des milliards de pétrodollars—potentiellement, du moins.

Près de 100 ans après la fondation de Port-Menier, des étrangers débarquaient de nouveau à Anticosti, certains d’y avoir découvert un nouvel Eldorado.

  • Marc Lafrance, opposant à l’exploitation pétrolière. (Clément Sabourin)

Sans tambour ni trompette, Pétrolia a acquis d’Hydro-Québec les concessions pétrolières de l’ile en 2008, devenant en quelque sorte la nouvelle propriétaire de l’ile.

Convaincu par les projets d’André Proulx, Denis Duteau est devenu le représentant de Pétrolia à Port-Menier en mai 2013. Après ses années comme édile, de 2005 à la fin de 2012, c’était un nouveau chapitre dans sa vie. Mais pour Port-Menier aussi, cela marquait une transition: après des décennies de torpeur, un siècle après l’abandon brutal du «baron cacao», il était de nouveau question de projets pharaoniques sur l’ile.

Duteau et deux autres villageoises ont alors été conviés à un voyage gratuit dans l’Ouest canadien, une démonstration tout inclus organisée par l’industrie pétrolière. En compagnie d’une douzaine d’autres Québécois vivant eux aussi dans des zones riches en schistes, ils ont eu droit à une visite VIP des champs gaziers de l’Alberta, où ils ont rencontré des agriculteurs qui n’avaient rien à redire de la présence de puits de gaz naturel dans leurs prés. La controversée fracturation hydraulique leur a été expliquée, la fiabilité du processus pour briser la roche-mère emprisonnant les hydrocarbures a été vantée sous tous ses aspects: Anticosti, leur a-t-on expliqué, a tout à gagner à exploiter ses schistes.

La zizanie n’a toutefois pas tardé à s’installer. «On voyait Denis comme un écologiste, il avait mis en place le recyclage quand il était maire», remarque Sonia Michaud, la guide municipale, qui s’abstient de commenter davantage le spectaculaire revirement de carrière de l’ex-biologiste. Le passage de Denis de la mairie à Pétrolia, «ç’a été la goutte qui a fait déborder le vase», se souvient quant à lui Marc Lafrance, son plus grand détracteur sur l’ile. 

Bandana de pirate sur le crâne, sourire édenté et rire rocailleux, Marc n’est pas animé par la même pudeur que Sonia et que la majorité des habitants quand vient le temps d’évoquer les projets pétroliers: il en est l’opposant le plus déterminé. Originaire de Sept-Îles, cet ancien chauffagiste est arrivé en 2001 pour un contrat saisonnier et n’a plus quitté l’ile. Depuis une pourvoirie où il joue le rôle d’homme à tout faire, à une trentaine de kilomètres de Port-Menier, il consacre tous ses temps libres à alerter l’opinion publique des dangers que font peser sur Anticosti, selon lui, les projets pétroliers actuels. Il a même réclamé à l’unesco un statut de réserve naturelle pour l’ile, en vain. «Je ne vois pas comment on pourrait concilier villégiature et industrie pétrolière. Ce qui fait la beauté de l’ile, c’est son côté vierge», raconte-t-il, assis sur le patio d’un chalet qui domine un lac où un castor nage paisiblement.

Lors de l’annonce de son recrutement par Pétrolia, Denis Duteau a été vilipendé au village, dans le reste du Québec et sur les réseaux sociaux. «Ça tombe bien que je ne sois pas sur Facebook ni sur Twitter», répond-il quand on lui demande si ces attaques l’ont peiné. Malgré ce que certains peuvent penser, l’ex-maire assure connaitre les enjeux climatiques et ne pas être «vendu» aux groupes pétroliers. Mais il se rend à la réalité énergétique: «Le Québec a encore besoin de gaz pour alimenter les véhicules, et pour un bout.» Et Anticosti, juge-t-il, n’a pas les moyens de se priver d’une telle occasion, quasi tombée du ciel.

Rivière à l’huile

Ce n’est pourtant pas la première fois que du pétrole est recherché dans les entrailles d’Anticosti. Formée il y a quelque 455 millions d’années, l’ile constitue depuis des décennies une destination courue des paléontologues, en raison de la parfaite superposition des strates sédimentaires de son sol. Les hautes falaises, comme celles de l’Anse-aux-Fraises, sont régulièrement fouillées par des chercheurs en quête de fossiles rares.

Dès l’époque d’Henri Menier, des fossiles étaient ainsi déterrés et analysés par les universitaires américains de la Smithsonian Institution, qui ont conclu qu’Anticosti était «géologiquement la plus intéressante région en Amérique», offrant un aperçu rare d’une époque durant laquelle 60% des espèces marines de la planète ont disparu. Cet intérêt ancien pour les roches anticostiennes se retrouve notamment dans la Monographie de l’ile d’Anticosti publiée en 1904 à Paris par le Français Joseph Schmitt, recruté par Henri Menier, qui cherchait alors «un médecin qui fut un peu naturaliste».

Docteur officiel de l’ile, Schmitt a débarqué en 1896 en compagnie du chocolatier français et de son état-major chargé de superviser la colonisation du territoire. Il en a exploré les rivages et l’intérieur des terres, et a notamment relevé qu’aux alentours de Baie-Sainte-Claire, au nord-ouest, on observait «de temps à autre un petit fragment de schiste noir bitumineux, dont la cassure fraiche a une odeur de pétrole». Instruit, le docteur a noté avec raison que «ces schistes noirs rappellent ceux de la formation d’Utica», au nord-est des États-Unis, ce que confirmeront un siècle plus tard les géologues de Pétrolia. Pourtant, ni Schmitt ni Menier ne se sont enthousiasmés de la présence éventuelle d’or noir. Après tout, ce n’est qu’en 1901 que le Texas a découvert son premier gisement de pétrole, et la folle course mondiale pour les hydrocarbures n’en était alors qu’à ses balbutiements.

La présence de pétrole dans les abysses de l’ile n’a donc jamais été un secret pour les Anticostiens, qui ont même nommé un cours d’eau «rivière à l’Huile». Il a toutefois fallu attendre les années 1960-70 pour que les premiers puits d’exploration apparaissent, notamment autour de la fameuse rivière Jupiter. Les géants mondiaux du pétrole, tels Shell et Chevron, sont venus sonder le sous-sol jusqu’à 4 500 mètres de profondeur. Mais ils ont vite rembarqué leurs appareils de sondage et de tests sismiques: le brut, diffus dans la roche, ne jaillissait pas. Les terrains coupés à blanc pour la prospection ont sommairement été replantés et grillagés. L’aventure pétrolière s’est arrêtée là pour plusieurs décennies. La forêt était rendue aux bucherons. Les entreprises sylvicoles ont exporté des tonnes de bois jusqu’à ce que la chute des cours et l’isolement de l’ile aient raison des tronçonneuses, mises en veilleuse à la fin des années 2000.

  • Baie de Jupiter–La Mer, Anticosti. (Michel Tremblay Jr)

Mais à la même époque, la flambée du prix du baril et les avancées technologiques, conjuguées à l’épuisement progressif des réserves mondiales, ont relancé l’intérêt pour ce pétrole «non conventionnel». Dans la foulée de l’euphorie qui s’est emparée du Dakota du Nord et de la Pennsylvanie, les tours de forage sont réapparues sur Anticosti à l’été 2010. De nouveaux pans de forêt ont été rasés pour permettre à l’artillerie pétrolière de se déployer et d’effectuer des «carottages».

Jugeant que Pétrolia et consorts ne communiquaient pas assez leurs intentions et que le gouvernement québécois leur laissait trop de latitude, l’opposant Marc Lafrance a alors décrété la résistance pacifique.

Lorsque les foreuses sont reparties, en 2010 et en 2012, l’ancien chauffagiste s’est rendu sur les sites d’exploration pour prélever des boues de forage, dont il a fait analyser le contenu. Il en a conclu que les fluides utilisés pour percer la roche et en prélever des extraits n’avaient pas été traités à postériori et plutôt abandonnés sur place, malgré les produits chimiques contenus. En dépit des fermes démentis de Pétrolia, Lafrance a adressé ses conclusions aux différents ministères responsables du dossier à Québec, en appelant à des sanctions. On l’a plutôt prié d’arrêter de crier au loup.

Qu’importe, il ne désarme pas et tente coute que coute de ralentir les groupes pétroliers. «On est loin, personne ne voit rien, et si je ne faisais pas de plaintes, ils feraient ce qu’ils voudraient.» Il est cependant conscient qu’il dérange: «Si, à un moment donné, vous entendez que j’ai pris une balle perdue dans le bois, ce sera pas un accident.»

Indémontable, il a payé de sa besace, pourtant légère, les frais de voyage d’un géologue, Marc Durand, pour lui permettre de venir mener une étude «indépendante» au printemps 2012. Les conclusions de cet ancien professeur de l’Université de Montréal ont fait date: sur les 34 à 40 milliards de barils qui seraient présents dans les schistes, la fracturation ne permettrait d’en récupérer qu’entre 340 et 800 millions, soit entre 1% et 2%. Se basant sur ce qui est fait ailleurs, Pétrolia évoque, elle, un taux de récupération se situant entre 3% et 5%. Surtout, estime le géologue, pour mener à bien le pompage, il faudrait percer entre 10 000 et 15 000 puits, soit autant de taches indélébiles dans la forêt anticostienne. Pour Marc Lafrance, ces conclusions démontrent que «la fracturation va scrapper Anticosti». Le jeu n’en vaut pas la chandelle, juge-t-il, d’autant qu’«on l’a vu avec Lac-Mégantic, on n’a pas l’expertise ni les ressources pour réagir quand il y a une crise».

Abandon

Les Anticostiens, eux, en ont, des ressources. Depuis que l’ère Menier s’est pour de bon refermée, à l’été 1927, la courte histoire de la colonisation de leur ile n’a été qu’une succession de déconvenues qui ont forgé ce petit peuple à la méfiance. «Il appartient à des Canadiens de développer ce grand coin de pays», avait lancé Gaston Menier, le frère de l’autre, décédé 14 ans plus tôt, en annonçant que l’ile appartenait désormais à une entreprise forestière qui, selon le riche Français, allait apporter «progrès et prospérité».

La courte histoire de la colonisation de l’ile n’a été qu’une succession de déconvenues qui ont forgé ce petit peuple à la méfiance.

Depuis, Anticosti a plutôt connu abandons et faillites à la chaine. Des faux bucherons allemands envoyés par Hitler pour acheter l’ile (et en faire une base de sous-marins?) aux plans de pénitencier et de base navale développés par Ottawa, combien d’étrangers se sont succédé depuis Menier, convaincus d’avoir trouvé la vocation d’Anticosti?

Jusqu’à Pétrolia, aucun autre investisseur depuis le «baron cacao» n’était toutefois arrivé sur l’ile avec tant de promesses de grands travaux. Pour pomper le brut, il faudrait bâtir au moins un port en eau profonde, élever des villages pour les familles de travailleurs, tailler des kilomètres de routes, c’est-à-dire investir des millions de dollars en infrastructures.

En admettant que ces projets se réalisent, qu’adviendra-t-il d’Anticosti dans 25 ans, une fois que le pétrole aura été pompé, ses bénéfices récoltés, les puits refermés, Pétrolia et consorts repartis? L’ile sera une nouvelle fois livrée à elle-même, des milliers de cicatrices laissées par les pétroliers déchirant sa forêt et ses rivières.

Éternel optimiste, Denis Duteau est convaincu qu’il est possible de lier respect de l’environnement et exploitation du pétrole de schiste. «Il faut en tout cas savoir ce qui se trouve sous nos pieds pour faire des choix éclairés.»

Il n’est plus possible pour lui, désormais, de faire un pas sur l’ile sans qu’on l’interpelle sur le sujet—comme lors de cette matinée d’aout 2013 à Safari, un camp de chasse de luxe situé à l’extrême est de l’ile, à côté duquel Shell avait mené des forages exploratoires dans les années 1970. Venu saluer son amie Guylaine Fiset, cuisinière pour les riches chasseurs américains qui fréquentent les lieux, il a été immédiatement questionné sur les travaux de Pétrolia. «Espérons qu’ils ne trouvent rien, on parle de pétrole depuis les années 1950... J’espère qu’on va encore en parler dans 100 ans», a lancé Guylaine avec malice.

Habitués à vivre dans la quasi-indigence, les Anticostiens comme elle rêvent moins de pétrodollars que de pouvoir continuer à évoluer en paix, en harmonie avec les cerfs et les épinettes, loin du reste du monde. La vraie richesse de leur ile se trouve surement là, dans le silence vaporeux de cette brume qui enveloppe rivages et tourbières, maintient cette arche de Noé hors du temps, et adoucit les lendemains qui ne chantent plus.


Correspondant de l’Agence France-Presse au Canada, Clément Sabourin siège au comité éditorial de Nouveau Projet. Ex-journaliste financier à Wall Street, il se spécialise dans les conséquences sociales et environnementales de l’exploitation des ressources naturelles.

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  • Le pont d’aluminium d’Arvida en 1950
    Société

    La fabuleuse histoire des promesses de Rio Tinto Alcan

    Avant les usines de batteries, il y a eu les alumineries. Le Québec est-il contraint d’offrir de généreux cadeaux aux multinationales pour les attirer sur son territoire? Chose certaine, depuis des décennies, aucun de nos gouvernements n’a su forcer Rio Tinto Alcan à respecter ses engagements.

  • Société

    En banlieue du monde

    Et si Laval était l’endroit parfait pour repenser le stéréotype de la banlieue nord-américaine et le projet social qu’elle était censée incarner?

  • Salle des machines, La Grande-1, Baie-James.
    Société

    La question qui électrise le Québec

    Alors que François Legault parle de construire de nouvelles centrales hydroélectriques pour répondre aux besoins futurs du Québec, notre journaliste enquête: pourrions-nous en construire moins, mais en prendre soin?

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