Des nouvelles de moi

Stéphane Crête
Photo: Lum3n
Publié le :
Lettre ouverte

Des nouvelles de moi

Nous accommodons tout à la sauce «slow». Pourquoi ne pas faire la même chose quand nous communiquons avec nos proches? Revenir à l’épistolaire. Et ralentir, par amour et par subversion.

Considéré dans ce texte

Les timbres de Terry Fox. Le rituel de la correspondance et le plaisir de choisir ses mots. Les feux mouillés. Les échanges entre Gérald Godin et Pauline Julien. Les émojis et les messages sibyllins sur Facebook.

Montréal, le 2 aout 2017

Tu seras sans doute amusé de trouver cette lettre parmi tes factures et quelques circulaires. J’imagine ton étonnement devant cet objet charmant, mais anachronique. Pour ma part, j’ai renoué avec le plaisir épistolaire au point de faire un détour au bureau de poste, comme en témoigne le magnifique timbre de Terry Fox qui orne l’enveloppe.

Mon geste pourrait te sembler étrange, car je n’ai rien de spécial à te dire, ni de raison particulière pour t’écrire. Pas de promotion à faire, encore moins de chaines de lettres à t’imposer (te souviens-tu de cette abrutissante superstition qui nous forçait à envoyer une douzaine de missives à autant d’amis, sous peine de malédiction?). En fait, j’ai simplement eu envie de prendre de tes nouvelles. Et, d’une certaine façon, de te donner des miennes.

J’ai vu passer une quantité inhabituelle de posts sur ton mur Facebook dans les derniers jours. J’ai présumé que tu vivais assurément un moment singulier, et que tu sentais le désir de le partager avec nous, tes 1345 «amis». J’ai d’abord vu ton message (très sobre, au demeurant) annonçant «yul—lhr», me faisant comprendre que tu te rendais à Londres, puis ta mention de lieu indiquant que tu étais arrivé à l’aéroport. Peu de temps après, j’ai pu attraper un morceau de ton bonheur en te voyant dans un pub, une pinte à la main, puis j’ai écouté un peu de ce Facebook Live où tu transmettais en direct un spectacle de rue. L’ensemble de ces interventions publiques m’a porté à croire que tu appréciais ton voyage et je me suis réjoui pour toi.

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C’est alors que j’ai été saisi d’une petite nostalgie. Rien de grave, rassure-toi, mais très furtivement, j’ai senti passer en moi le désir de recevoir une carte postale de ta part, et tout de suite, la triste certitude que cela n’arriverait pas. Je ne t’accuse de rien ici, cher ami: il y a longtemps que je n’épingle plus de cartes sur mon frigo et j’ai moi aussi arrêté d’en envoyer. À quoi bon? Nos selfies (devant Buckingham Palace ou autre) valent bien toutes ces photos stéréotypées pour touristes en manque d’imagination. Qui plus est, nous pouvons diffuser ce portrait «personnalisé» (du moins, c’est ce que nous voulons bien nous faire croire) beaucoup plus rapidement et elle rejoint tous nos amis en un seul clic: économique, efficace, pas besoin de se faire chier à trouver un bureau de poste… Bref, que des avantages.

Tu me connais assez pour lire une pointe d’amertume derrière mon cynisme. J’ai peine à assumer ma posture (tu me reprocheras sans doute de ne pas être assez «moderne»), mais je t’avoue que l’outil principal que nous utilisons maintenant pour donner de nos nouvelles me laisse sur ma faim. Pour tout te dire, tu m’as manqué dans tes interventions sur Facebook. Je n’y ai rien trouvé de toi, ou rien qui ne soit que de toi. Me suis-tu? Tout le monde aurait pu intervenir comme tu l’as fait, et en t’adressant à tout le monde, tu m’as donné l’impression de ne parler à personne.

Voilà donc. Les échanges épistolaires me manquent. Pas seulement pour la poésie de l’objet (le timbre, l’enveloppe, l’écriture manuscrite), mais aussi pour la profondeur des propos, ce à quoi nous ne sommes plus vraiment habitués, malheureusement. Nous consentons en silence à la tyrannie des emojis, et je n’échappe pas à la règle: nous avons tous intégré l’idée qu’un post trop long ne sera pas lu.

Et puis, nos dialogues laconiques sur Messenger (souvent écrits à la va-vite, bourrés de fautes, comme si une entente tacite pardonnait ces négligences) ne me nourrissent plus. Nous nous écrivons peut-être plus souvent, mais j’ai l’impression que nous nous disons bien peu.

(Plus tard)

J’ai commencé cette lettre à la maison, je la poursuis au chalet: il fallait bien tondre le gazon avant qu’il ne soit trop tard. À peine ai-je rangé la tondeuse qu’il s’est mis à tomber un crachin, du genre à donner envie de se faire une attisée et de s’ouvrir une bière. C’est une fois bien installé devant le foyer que j’ai choisi de reprendre la plume pour t’écrire. Ah! Douce ironie. J’applique un filtre pour embellir mon réel, comme Instagram nous a si habilement appris à le faire. En réalité, mon feu est un échec lamentable: imagine-moi donc mouillé, sur mon canapé, devant un petit tas de bois à peine calciné.

Je ne crois pas que l’on devrait revenir à l’épistolaire par nostalgie: le vinyle n’a pas fait son retour seulement pour ses belles pochettes. J’ai envie de retrouver l’exaltation perdue des échanges de courrier. Prendre ce temps pour t’écrire me fait frémir comme si j’étais en train de fomenter un mauvais coup: je pourrais être tellement plus productif en ce moment! Nous accommodons tout et son contraire à la sauce «slow» (slow sex, slow food), pourquoi ne ferions-nous pas de même avec la façon dont nous donnons de nos nouvelles? Et si ralentir était un geste subversif? Ou un geste d’amour?

J’ai souvenir d’une correspondance entreprise avec Nathalie, alors qu’elle était partie enseigner un an au Nouveau-Brunswick, il y a de cela plusieurs années. Tu te rappelles? Les «interurbains» coutaient cher, l’internet en était à ses balbutiements et nous avions tous deux accumulé bon nombre de papiers, de cartes et d’enveloppes en tout genre pour que nos écrits deviennent une fête. Je prenais autant de plaisir à préparer mon envoi qu’à recevoir le sien. L’alliage fond-forme me stimulait grandement, de sorte que nos lettres évoluaient peu à peu en de véritables petites œuvres d’art. L’éloignement conférait à chacune d’elles des allures de confessions. Je ne crois pas m’être confié de cette manière à aucune autre amie et je suis convaincu que cette année de correspondance a cimenté notre lien d’une façon unique. N’étais-tu pas avec nous ce soir de délire sur la montagne, lorsqu’elle déclara être «en amour d’amitié» avec moi?

Parlant d’amour et de correspondances, je me suis procuré les échanges entre Pauline Julien et Gérald Godin, que j’ai sous les yeux en ce moment (je ressuscite un autre de nos plaisirs partagés, celui de nous faire part de nos rencontres littéraires). Bon Dieu que c’est inspirant. Ça me ramène paradoxalement à ma triste réalité 2.0, alors que je communique avec mes prétendantes via Messenger, WhatsApp ou par texto. À mes envolées surement trop poétiques, elles rappliquent à coup de «cool», de pouce en l’air ou de petit bonhomme jaune m’envoyant un bec… L’efficacité l’emporte sur le lyrisme, et il reste bien peu de place entre les mots pour laisser planer quelques ambigüités. J’imagine que mes interlocutrices n’ont tout bonnement «pas le temps de niaiser».

Au-delà de l’amour entre Godin et Julien, au-delà même de la façon dont ils le manifestent, il y a quelque chose de touchant dans l’idée que ces écrits sont passés à la postérité. Ces lettres ont été conservées, lues et relues, et je trouve ça beau. Je vois mal comment le courriel pourrait un jour rivaliser avec ça, quoique j’aie un onglet «courriels à garder» sur ma messagerie (je te vois déjà sourire: non, je ne tiens pas à ce que tu conserves cette lettre dans une boite à souliers pour ma descendance). En fait, ce qui vient me chercher là-dedans, c’est que cette forme de «slow news» ne soit ni strictement fonctionnelle ni directement périmée. Qu’elle cristallise un état mental, émotionnel ou physique, qu’elle en garde une empreinte tangible.


Je ne veux pas faire de cette lettre un combat entre deux formes, entends-moi bien, je veux simplement redonner ses lettres de noblesse à l’épistolaire.

Quelques nouvelles de moi, justement: je vais bien, même si je commence à avoir des bobos qui me rappellent à mon âge. Un genou qui me fait mal le matin, je vais pisser plus souvent qu’avant quand je bois plus d’une bière et je commence à me cultiver une petite bedaine qui surprend tout le monde. Rien pour écrire à sa mère, disait-on naguère. Rien à poster sur Facebook, pourrait-on dire aujourd’hui. Encore moins sur Twitter. Les correspondances sont désuètes, je veux bien. Où, alors, évoquer nos frasques et nos déroutes, nos angoisses et notre peur de la mort?

Je sais que d’autres que moi ont maitrisé la forme, et oui, rassure-toi, on m’a déjà vanté les charmes de cette nouvelle ère de communication: ces néologismes numériques, ce langage collectif avec sa propre grammaire qui se module au fil du temps. On m’a démontré de manière convaincante que la communauté virtuelle crée des conventions et des figures de style, qu’un florilège de nouveaux mots sont venus embellir la langue française, etc. Je veux bien croire que certains émojis nous soulagent de devoir tout expliquer (un petit clin d’œil jaune en début de lettre t’aurait fait comprendre l’ironie derrière mon admiration pour le timbre de Terry Fox, non?). Mais je crois que j’aimerais continuer à l’ombre de ça. Je n’ai pas encore trouvé comment utiliser ce nouveau langage pour parler de moi. À quel point peut-il contribuer à l’authenticité de nos échanges, à révéler les parties les plus tendres et vulnérables de nous-mêmes? Et puis, je n’arrive pas à voir autre chose, derrière certains posts Facebook, que des égos paniqués à l’idée de leur propre finalité, guettant des approbations invisibles pour justifier leur raison d’exister. Je ne veux pas faire de cette lettre un combat entre deux formes, entends-moi bien, je veux simplement redonner ses lettres de noblesse à l’épistolaire. Les deux peuvent coexister; je sens seulement qu’il faut jouer un peu du coude pour ne pas se faire manger tout rond par le désir d’efficacité à tout prix.

Voilà, cher ami. Merci de m’avoir permis d’écrire. Ton voyage à Londres (et ta façon d’en témoigner) fut un prétexte merveilleux pour réfléchir à ce sujet en ta compagnie.

J’ose espérer que la visite surprise de cette enveloppe dans ta boite à lettres te causera plus d’émois qu’un banal courriel, que le soin que j’ai pris pour te parler de moi t’inspirera et que tu sauras voir, à travers ces lignes, la valeur que j’accorde au lien que nous avons. Je te prie enfin de ne sentir aucune pression à l’idée de devoir me répondre. Ce serait contraire à mon intention: je t’ai écrit d’abord par plaisir, sans désir ni attente. Je suis à la fois passionné et détaché.

Amitiés éternelles,

Stéphane

P.-S. Prends ton temps, prends le temps, et mon adresse se situe sur le haut de l’enveloppe, si jamais ;)


Homme de théâtre et performeur, Stéphane Crête est un touche-à-tout qui navigue avec aisance entre productions grand public (Dans une galaxie près de chez vous, Séquelles, Endorphine) et théâtre expérimental. Il est le codirecteur artistique de la compagnie Momentum et l’unique acteur du film Un paradis pour tous, de Robert Morin.

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