Dramaturgie d'une séparation

Guillaume Corbeil
Illustration: François Pensec / Metro Sketcher
Publié le :
Essai

Dramaturgie d'une séparation

Comment croire à nos amours, et aux histoires que nous nous racontons à leur sujet?

Considéré dans ce texte

L’amour. Notre besoin de fiction. Les murs vides et les paysages lunaires. La suspension consentie de l’incrédulité. The Force Awakens. Tinder comme catalogue d’agence de casting. Les chiures de pigeons.

À la fin du mois de juillet, Audrey m’a quitté.

Je venais de traduire The Country, superbe pièce du Britannique Martin Crimp, pour une mise en scène de Jérémie Niel. Dans la salle de répétition, au dernier étage du théâtre Prospero, je frissonnais en écoutant Delphine Bienvenu jouer le monologue final de Corinne, son personnage: «C’est là que j’ai compris, en sentant les galets s’écraser en dessous de mes pieds, qu’il y avait rien d’humain ici.» Puis je rentrais à l’appartement où, pendant quatre ans, Audrey et moi avions vécu ensemble. Dans une chaleur caniculaire, je fixais la vis qui avait tenu un cadre parti avec elle—un point métallique, seul sur un grand mur blanc.

Si, jusqu’ici, Corinne voyait la campagne comme un endroit bucolique, c’est qu’elle en faisait le miroir de son histoire d’amour. Quand elle découvre que Richard, son mari, n’est pas le bon père de famille qu’elle pensait, mais un toxicomane qui la trompe avec une jeune étudiante, l’enchantement se rompt, et le paysage se révèle menaçant et cruel.


Publicité

L’enchantement

L’amour repose sur un acte de foi, ou plutôt sur une forme de naïveté volontaire qui nous fait consentir à jouer le jeu du couple. Dire «Je t’aime», c’est comme dire «Il était une fois»: les deux formules suspendent notre jugement critique et nous font accepter les prémisses d’un monde magique et enchanté.

L’amour exige donc que l’on se prête à une contorsion de l’esprit, en considérant comme vrai quelque chose qu’on sait faux. Cette posture n’est pas sans rappeler l’état du spectateur de fiction, que les narratologues décrivent par suspension of disbelief, expression traduite comme on l’a pu par «suspension consentie de l’incrédulité».

En ce sens, je trouve toujours candides celles et ceux qui affirment être déçus par l’amour. Croyaient-ils vraiment en ce que les comédies romantiques et les récits chevaleresques leur avaient promis? Étaient-ils dupes comme les premiers spectateurs de L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat, qui pensaient qu’une locomotive leur fonçait dessus? En amour, nous sommes davantage comme ceux qui s’inquiètent pour James Bond, tout en sachant que Daniel Craig est payé plusieurs millions et que c’est sa doublure qui fait les tonneaux dans la voiture.

Dans la pièce de Crimp, Corinne sait que Richard n’est pas l’homme idéal qu’elle voit en lui: elle connait ses problèmes d’héroïne et on peut penser qu’elle se doute de sa passion pour les femmes. Elle croit au personnage tant que l’acteur s’efface derrière lui. Au fond, c’est la manifestation soudaine d’une réalité qu’elle ignorait volontairement qui la sort du rêve. 

Je ne voudrais pas dépeindre les amoureux comme des adolescents naïfs qui croient encore au Père Noël. Nous avons besoin d’amour comme nous avons besoin de nous faire raconter des histoires. Celles-ci ne se contentent pas de nous divertir, elles nous tiennent littéralement en vie, en nous faisant oublier la mort. N’est-ce pas grâce à ses talents de conteuse que Shéhérazade a pu sans arrêt remettre au lendemain son exécution?

Pour illustrer le pouvoir de la fiction, je raconte souvent l’histoire de Daniel Fleetwood, grand fan de Star Wars à qui, en 2014, les médecins apprenaient qu’il ne restait que quelques semaines à vivre. C’était un an avant que The Force Awakens, septième opus de la saga, ne prenne l’affiche. Parce qu’il désirait se faire raconter la suite des aventures des Skywalker, l’Américain de 32 ans s’est accroché à la vie bien au-delà des pronostics médicaux. Il est mort quelques jours après avoir assisté à une projection privée organisée par JJ Abrams, le réalisateur du film. J’aime imaginer Daniel serein.

Dès qu’elle est placée sous l’égide du «Il était une fois» de l’amour, notre vie prend un sens et le monde cesse de n’être qu’une roche qui flotte dans le vide. En me quittant, Audrey ne mettait pas seulement un terme à notre relation, mais également à la narration qui donnait un sens à mon existence. La ville se disloquait pour ne plus être qu’une immense flaque de béton et de chiures de pigeons. Pendant huit ans, je m’étais défini comme le personnage d’une histoire d’amour; notre rupture me faisait maintenant sentir comme un personnage inutile. Je buvais du café, je mangeais, je dormais, mais pourquoi? Un producteur aurait exigé qu’on me coupe.


La structure dramatique

On parle rarement d’amour sans parler d’«histoire» d’amour. Si les tourtereaux adorent évoquer les circonstances de leur rencontre, c’est parce que leur récit représente le ciment, voire la substance même de leur relation. Aimer veut dire se raconter. Dans un couple, nous sommes à la fois scénariste, acteur et spectateur: nous nous regardons aimer et nous nous réjouissons des scènes que nous vivons avec l’autre. Plus la relation ressemble au scénario, plus on juge qu’elle se porte bien.

Notre imaginaire est façonné par les histoires que nous nous sommes fait raconter depuis que nous sommes petits. Je crois que tout ce que nous vivons, nous l’organisons en trois actes. Est-ce à dire qu’inconsciemment nous obéissons aux impératifs de la structure dramatique? Je repense à ma relation avec Audrey et j’arrive à identifier l’élément déclencheur, le midpoint, les pivots, etc. Peut-être que je réinterprète les évènements, mais j’ai l’impression que, dès l’instant où nous avons commencé le troisième acte, tous les efforts investis pour sauver notre couple n’y pouvaient rien. Au contraire, ils accéléraient l’action et nous entrainaient malgré nous vers le climax.

Les couples qui défient le temps se racontent peut-être comme une série télé: une suite d’épisodes qui remettent sans cesse la fin à plus tard, en allant d’ouverture en ouverture. Personnellement, je suis incapable de ne pas écouter un film jusqu’à la fin, même le pire des navets qui joue à la télé. Quelque chose se produit dans mon corps, une crispation qui ne se relâchera qu’au générique. Ce n’est pas la sérénité qui m’emplit alors, mais un grand vide. Toute forme qui s’ouvre crée en nous un inconfort, qui nous fait désirer sa fermeture, sa résolution. De la même façon, dès le premier baiser, l’amour nous fait désirer la rupture. Et toute vie, la mort.

Il faut considérer les auteurs postdramatiques comme des héros. En refusant le modèle aristotélicien, ils luttent pour libérer notre imaginaire des modèles qui l’ont colonisé. Mais je dois aussi avouer que leur victoire éventuelle me terrifie. Devant quoi nous retrouverons-nous, sinon le constat implacable de l’absurde? Je crains que, comme pour Corinne à la fin de The Country, notre désenchantement ne lève le voile sur un paysage lunaire, un monde beckettien où seuls les aveugles peuvent rêver.


Le conflit

Après ma rupture, j’ai rempli toutes les demandes de résidence qu’on portait à mon attention. Je voulais quitter Montréal au plus vite, disparaitre dans le décor, ou plutôt me retirer dans les coulisses. Tandis que j’attendais les réponses des différents organismes à qui j’avais demandé de m’accueillir, un de mes très bons amis m’a incité à m’inscrire sur Tinder. Lui aussi s’était récemment séparé et, bon, entre célibataires, on se raconte que c’est l’occasion de multiplier les conquêtes et d’agrandir notre tableau de chasse. Comme tout récit, j’imagine que celui-là nous console.

Au début, le défilement de toutes ces femmes m’a amusé, surtout la violence du gros nope en lettres rouges que j’estampillais sur celles qui ne me plaisaient pas. Mais quelque chose m’attristait aussi à la vue de ces êtres qui souriaient à la caméra dans l’espoir d’être choisis. Au fond, Tinder, n’est-ce pas une sorte de catalogue d’agence de casting?

J’ai entretenu quelques correspondances, j’ai rencontré une, deux, trois femmes... Le préjugé quant à ce genre d’applications veut qu’elles offrent une plateforme pour permettre à des adultes consentants de baiser. Pourtant, chacune de mes rencontres m’a fourni des moments d’écoute et de tendresse. Je ne pensais pas avoir trouvé l’amour, mais pour la première fois depuis ma rupture, je sentais que d’autres fictions étaient possibles.


Notre imaginaire est façonné par les histoires que nous nous sommes fait raconter depuis que nous sommes petits.

En soi, un personnage n’est que la somme de ses caractéristiques: il est grand, il a les cheveux châtains, il porte des lunettes. Ce sont les épreuves qui révèleront son caractère. Généralement, le conflit est perçu comme un problème, mais d’un point de vue dramaturgique, ce choc entre les êtres représente le début de tout. Ce n’est pas qu’un principe esthétique, le conflit est une métaphore de la vie. L’autre agit comme un révélateur, ou plutôt comme un élément déclencheur. On m’a dit que ma rupture me permettrait de passer du temps seul avec moi et de réapprendre qui je suis. La vérité, c’est que si nous sommes seuls avec nous-mêmes, notre identité se limite à ce qui est écrit dans notre passeport.

Dans une séparation, la première douleur, c’est d’être exclu de l’histoire de l’autre. Audrey continue de vivre dans d’autres récits et mon nom ne figure pas au générique. Mais plus que de la perdre, elle, le plus dur, c’est de faire le deuil de qui nous avons été ensemble. Celui qui aimait Audrey et qui était aimé par elle n’existe plus. En fait, c’est tout un univers qui a disparu. Les décors ont été jetés dans des conteneurs.

Au moment d’écrire ces lignes, je ne veux plus fuir Montréal. Au contraire, je veux prendre la ville à bras le corps et, comme un acteur qui a longtemps joué dans une série, voir quels autres rôles je peux incarner, quelles autres histoires je vais raconter. 


Guillaume Corbeil a écrit des livres (L’art de la fugue, Brassard, Trois princesses), des pièces de théâtre (Tu iras la chercher et Unité modèle, publiée chez Atelier 10), et il se lance aujourd’hui dans la scénarisation. Sa pièce Cinq visages pour Camille Brunelle s’est vu décerner le Prix de la critique de l’AQCT, le prix Michel-Tremblay et le Prix du public au festival Primeurs, à Saarbrücken, en Allemagne.

Continuez sur ce sujet

  • Société

    La preuve des complots

    «La vérité est ailleurs.» La phrase culte de la série «The X-Files» semble être devenue le mantra d’une partie de la population mondiale. Sauf que les théories du complot ne se contentent plus d’interpréter les évènements: elles transforment la réalité qu’elles prétendent décrire. Alors quelles prises aurons-nous encore sur la vérité, en 2025?

  • Société

    Chronique d’une victoire annoncée

    La montée en puissance de l’extrême droite en Europe est-elle le fait de leaders habiles ou le reflet fidèle des valeurs de l’électorat?

  • Une photo de «Dessiner l’hivernité (avec Serge Bouchard à la radio)», 
de Karine Locatelli.
    Société

    Apprendre à vivre sans hiver

    Alors que les changements climatiques apportent des saisons froides qui le sont de moins en moins, faut-il abdiquer et s’inventer des hivers intérieurs?

  • Art de vivre

    Paysage dans le brouillard

    Pour le cinéaste Denis Côté, l’année 2024​—couronnée par le prix Albert-Tessier pour l’ensemble de son œuvre—​aura été comme un cadeau, à la suite d’une greffe de rein salvatrice. Journal en bribes.

Atelier 10 dans votre boite courriel
S'abonner à nos infolettres