Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme
L’effondrement arrive, a même possiblement déjà commencé. Plutôt que de nier le désastre, il est temps de préparer la suite en y consacrant tout ce qui nous reste de capacité à rêver.
Dès l’enfance, en même temps que les couleurs et le cri des animaux, on apprend à reconnaitre ce rôle clair et bien défini qu’est «un travail». Le médecin, la policière, le pilote automobile, la fermière, le travailleur de la voirie.
Dans la vraie vie des adultes, bien sûr, les choses sont un peu plus compliquées. Toutes sortes de nuances et de niveaux de sens cohabitent, parfois de manière contradictoire. Il y a le travail qui sert à mettre du pain sur la table et des vêtements sur le dos des enfants. Le travail qui permet de prouver son utilité sociale. Le travail qui marque l’appartenance à un groupe, une classe, une caste. Le travail qui est comme une vocation et permet de sortir totalement de soi-même en se donnant à autrui, à autre chose. Le travail en tant que principale source d’amis et peut-être même d’amour, si on est chanceux. Le travail qui donne un sens à la vie, ou en tout cas à la sienne. Le travail que l’on fait en attendant d’avoir trouvé celui qui donnera un sens à sa vie. Le travail que l’on fait en étant convaincu qu’aucun des emplois auxquels on a accès ne donnera un sens à sa vie, et qui fait qu’on lâche un «Enweille 4h!» en pointant, au début du shift. Le travail tellement inextricable du reste de la vie qu’il nous pousse à travers celle-ci comme le vent pousse un voilier, mais qui peut nous laisser immobiles et désemparés si le vent vient à manquer, pour des raisons personnelles ou macroéconomiques.
Il y a aussi, de plus en plus, la sorte de travail—aux contours et aux horaires flous, mais aux obligations bien concrètes—qui fait, par exemple, que je me retrouve devant mon ordinateur à écrire, tôt par un dimanche matin d’été, alors que la maison de l’ile d’Orléans et les invités dorment encore, parce que nous sommes restés debout bien tard, cette nuit, et qu’il aurait été très raisonnable que je reste couché, moi aussi. Cette sorte de travail, nous n’avons pas encore appris à l’intégrer sereinement dans notre vie, malgré les apparences.
La particularité de ces modes de travail, c’est qu’ils ont tendance à se combiner, à s’accumuler, à entrer en opposition les uns avec les autres, avec des résultats bien plus complexes que dans les livres et les jeux de notre enfance. Ce ne sera apparemment pas pour nous, l’évidente paix d’esprit des figurines Playmobil, bien au fait de leur place dans la société et rassurées par la présence légitimante de leurs outils. Tout au long des 80 000 heures que nous travaillerons en moyenne au cours de notre vie, les choses seront un peu plus mélangeantes, pour nous.
Nous voici donc au milieu des années 10, sept ans après la crise de 2008, et l’économie mondiale continue de vivoter. Le Canada est peut-être retombé en récession, et le taux de chômage est reparti à la hausse. Aux États-Unis, le taux de pauvreté n’a pas été aussi élevé de- puis les années 1960. En Europe, les nouvelles ne sont vraiment pas très bonnes, de manière générale. Même la Chine traverse une période difficile, ou en tout cas moins exponentiellement prospère qu’au cours des 15 dernières années.
Mais à Silicon Valley, les choses se passent plutôt bien. On y connait même une sorte de nouvel âge d’or, et l’optimisme est de rigueur. Le salaire annuel moyen d’un ingénieur en logiciels y est de 150 000$, alors que le loyer mensuel moyen d’un appartement situé dans un rayon de 16 km de San Francisco approche les 4 000$. Le service de transport Uber, fondé il y a seulement six ans et confronté à toutes sortes de problèmes de règlementation à travers le monde, aurait maintenant une valeur de 50 milliards$ US—c’est plus que 406 des 500 entreprises de l’index S&P 500, incluant des compagnies bien établies (et profitables) comme FedEx, ESPN, Électricité de France et Nissan. On dit qu’Airbnb vaudrait 26 milliards$ (donc plus que le conglomérat Fiat Chrysler) et Snapchat, 16 milliards$, soit vraiment beaucoup d’argent pour quelque chose dont l’utilité réelle n’a pas encore été démontrée. The Economist rapportait récemment les propos du fondateur d’une startup nommée Thumbtack, qui disait qu’être à San Francisco en ce moment, c’était «comme vivre à Florence durant la Renaissance». Il parait aussi qu’on peut y trouver des cartes de souhaits qui disent «Félicitations pour la conclusion de votre ronde initiale de financement».
Ce ne sera pas pour nous, l’évidente paix d’esprit des figurines Playmobil, bien au fait de leur place dans la société et rassurées par la présence légitimante de leurs outils. Tout au long des 80 000 heures que nous travaillerons en moyenne au cours de notre vie, les choses seront un peu plus mélangeantes.
Sur les campus lumineux de la Vallée et dans les bureaux funky de San Francisco, un petit groupe d’ingénieurs et d’entrepreneurs en chandail à capuchon est en train d’inventer une version améliorée de la vie moderne. On parle de voitures, d’autobus et de camions qui n’auront pas besoin de conducteurs, de robots toujours plus polyvalents et omniprésents, de drones de livraison et de bien d’autres choses, de restaurants entièrement robotisés, de systèmes d’intelligence artificielle qui pourront remplacer la plupart des fonctionnaires et employés de bureau. (Et tant pis si, d’ici là, la commission scolaire de San Francisco peine à engager des professeurs, comme en ce moment, parce que les candidats potentiels ne peuvent se payer les appartements—on leur trouvera bien des remplaçants numériques, en temps et lieu.)
Pas étonnant, dans ce contexte, qu’on ait recommencé à parler de ce grand rêve du 20e siècle: la fin du travail. On le croyait disparu en même temps que d’autres utopies de ce siècle, comme le communisme ou la gymnastique collective, mais le voilà qui réapparait, porté par cette triple vague que composent la victoire de la finance contre la main d’œuvre, le lent déclin de la classe ouvrière et les merveilles des nouvelles technologies.
The Atlantic a consacré le texte principal de son numéro d’été à la possibilité de plus en plus réelle d’«un monde sans travail», les bulletins télévisés abordent le sujet pour la première fois depuis 1967 et les blogues consacrés aux nouvelles technologies se penchent sur des questions comme «Should We Redesign Capitalism to Address Our Jobless Future?» (la réponse est oui, vous l’aurez compris).
Les startups elles-mêmes sont les premières à donner le ton. Uber, par exemple, ne compte que 7 500 employés, comparé aux 300 000 de FedEx. Airbnb en a 3 000, comparé aux 225 000 de Fiat Chrysler. Et Snapchat, avec ses 400 employés, en compte autant qu’une petite chaine de restaurants québécoise comme La Piazzetta, qui vaut pourtant beaucoup, beaucoup moins.
La question du travail semble réglée, du moins à Silicon Valley: bientôt, il n’y en aura presque plus.
Mais encore une fois, ici et maintenant, les choses sont plus compliquées.
Le travail, pour commencer, en est venu à représenter tellement, pour nous—à un point tel qu’il est très difficile de séparer ce qui appartient en propre au concept de travail et ce qui appartient tout simplement au fait d’être un humain vivant en Occident, au début du 21e siècle. Caractéristique déterminante de ce que nous sommes et souhaitons devenir, source par excellence de gloire, de passion et de sens, le travail est désormais perçu comme le projet au cœur de notre vie. Oui, il y a la famille et les amis, il y a les loisirs et l’élévation de l’âme par la culture ou la spiritualité ou l’intérêt soutenu pour un quelconque sport professionnel—mais pour la plupart d’entre nous, ces choses doivent s’adapter au travail, et non l’inverse. Quand on parle de conciliation travail-famille, c’est d’habitude pour se demander comment arriver à être un bon parent malgré ses ambitions professionnelles, plutôt qu’un bon travailleur malgré ses responsabilités familiales.
Il parait que ça n’a pas toujours été comme ça. Que, pendant des milliers d’années, le travail était perçu comme une corvée pénible dont on cherchait à se débarrasser le plus vite possible et que l’on fuyait par les intoxicants, qu’ils soient de nature éthylique ou religieuse. Pour les philosophes, comme pour les classes supérieures de toutes les civilisations qui ont précédé la nôtre, un homme ne pouvait être à la fois libre et obligé de travailler—il y avait là une contradiction fondamentale. Les esclaves travaillaient. Les hommes et les femmes de moindre valeur travaillaient. Les gens importants, eux, avaient le loisir de vivre.
(C’était le principe, en tout cas, et on n’est pas certain de savoir comment se passait vraiment la conciliation factum-familia, dans les villas de la campagne romaine.
Il s’agit de tomber sur certaines lectures pour réaliser que ce n’est pas d’hier que le travailleur trouve sa vie un peu toute croche. Sénèque, par exemple, juge nécessaire de rappeler à son beau-père occupé que si la vie nous semble courte, que c’est que nous la perdons dans des activités futiles, incluant le travail en général.)
Mais il reste que les choses ont bel et bien changé, depuis que la bourgeoisie a pris les rênes de notre civilisation. Pour comprendre ce qui s’est passé, au juste, comment on en est arrivé au travail en tant que raison d’être et de vivre, il faudrait sans doute remonter jusqu’à la Renaissance, à travers les miracles techniques et scientifiques des 500 dernières années, toutes les avancées et pseudo-avancées sociales et humaines, les victoires du capital et les défaites électorales, les guerres et les grèves, le mercantilisme et la mondialisation, les manufactures de Manchester et les laboratoires de Palo Alto, l’esclavage et l’émancipation et le nouvel esclavage soft des téléphones intelligents [voir « Le téléphone intelligent, ce nouveau lieu de travail », p. 78], les biographies de Benjamin Franklin et de Steve Jobs, le pillage constant des ressources naturelles, de la découverte de l’Amérique aux sables bitumineux de l’Alberta et un jour aux astéroïdes de passage, et les écrits de Smith, Marx, Maslow, Weber, Durkheim, Arendt, Drucker et tant d’autres qui, au fil des siècles, ont fait évoluer notre compréhension de la place de l’individu dans cette grande machine qu’est l’économie, et de ce qu’il peut espérer y trouver, l’individu, comment il peut en profiter pour s’actualiser et réaliser son plein potentiel en même temps qu’il gagne de quoi s’acheter à manger, comment il peut s’affranchir de sa classe sociale, si on croit qu’une telle chose est possible, des traditions et même de son sexe, s’il le veut vraiment et est prêt à accepter son lot d’ignominies en cours de route—prêt, aussi, à dormir beaucoup moins et à s’éloigner toujours davantage des cycles de la nature et des astres, tout ça dans l’espoir d’un niveau de vie toujours meilleur, d’une existence plus facile pour lui et ses enfants, et les enfants de ses enfants.
La question du travail semble réglée, du moins à Silicon Valley : bientôt, il n’y en aura presque plus.
Travaillons-nous trop? Pas assez, comme l’ont laissé entendre Lucien Bouchard et notre milieu des affaires, il y a quelques années, ou comme le candidat à l’investiture républicaine Jeb Bush vient de le reprocher aux Américains? Ou juste mal, bombardés que nous sommes d’interruptions et d’assauts contre notre attention, de constantes possibilités d’évasion procrastinatrice tout au long de nos journées de «travail»?
Travaillons-nous trop? Pas assez, comme l’ont laissé entendre Lucien Bouchard et notre milieu des affaires, il y a quelques années, ou comme le candidat à l’investiture républicaine Jeb Bush vient de le reprocher aux Américains? Ou juste mal, bombardés que nous sommes d’interruptions et d’assauts contre notre attention, de constantes possibilités d’évasion procrastinatrice tout au long de nos journées de «travail»?
Les réponses à cette question varient selon la personne à qui on la pose, mais aussi selon le moment de la journée, de la vie. Une chose aussi gigantesque et fondamentale que le travail ne peut faire autrement que d’impliquer son lot de hauts et de bas, d’instants glorieux et d’autres où nous revient en tête notre version personnelle du fantasme de tout quitter pour mener une vie plus paisible et beaucoup moins occupée: se transformer en gentleman-farmer sur une terre des Cantons de l’Est, ou partir pour la Gaspésie ou Tofino ou la côte ouest du Costa Rica et mieux faire les choses, cette fois, ou juste rester là où l’on est, mais vraiment slacker sur le travail.
De toute évidence, il y a des signes de malaise, au milieu de nos nombreuses satisfactions professionnelles et des photos #VraimentCute de notre nouveau bureau sur Instagram. On n’a qu’à compter le nombre de gens qui, par les temps qui courent, tombent en épuisement professionnel, se mettent à faire des crises d’angoisse ou juste à éprouver une très très grande lassitude pour réaliser qu’il y a décidément quelque chose qui ne marche pas dans notre rapport personnel et collectif au travail.
Et tout ça alors que des scientifiques crédibles nous prédisent, d’ici 20 ans, des dérèglements environnementaux, économiques et sociaux majeurs, susceptibles de faire table rase sur de nombreux éléments fondamentaux de notre société. Elle aura l’air de quoi, notre «belle passion» pour notre emploi, quand la civilisation se détricotera subitement?
C’est un peu là où nous en sommes dans notre rapport au travail, en 2015, en pleine révolution numérique: souvent débordés, parfois un peu désabusés, à mi-chemin entre un profond sentiment d’engagement et le désir de tout crisser là pour avoir, enfin, le loisir de vivre, alors que les robots de Silicon Valley se font encore attendre.
Nous avons récemment ouvert un poste, ici, à Atelier 10. Et dans les presque 200 candidatures reçues et les nombreuses entrevues que j’ai menées, il y a ceci qui est revenu très souvent: le désir de changer de vie, de remplacer un emploi souvent bien payé par un autre qui le sera sans doute beaucoup moins, mais qui permettra de travailler à quelque chose qui a plus de sens.
Et je n’ai pas l’impression que c’était une posture de recherche d’emploi, le genre d’affirmation que l’on fait pour convaincre un employeur potentiel. Il m’a semblé très senti et profond, ce désir d’un emploi plus satisfaisant sur le plan des valeurs et de l’utilité sociale.
Et on pourrait en énumérer plein, des manifestations de ce besoin. Ces gens qui quittent leur emploi pour ouvrir une boulangerie artisanale ou une papeterie. Ceux qui laissent le monde de la pub pour devenir profs de yoga. Ceux qui prennent un congé sans solde pour marcher vers Compostelle ou aller passer du temps dans un ashram ou un monastère, question de réfléchir à ce qu’ils veulent vraiment faire du reste de leur vie. Beaucoup, de manière générale, échangent le monde—souvent abstrait et sans conclusion claire—des idées, de la soi-disant «classe créative» ou de la gestion pour un emploi dont la finalité est un accomplissement tangible, sous la forme d’un produit bien concret ou d’un contact direct avec quelqu’un qui en bénéficiera. De toute évidence, il y a une envie de sens auquel le marché du travail ne répond pas, et nous sommes de plus en plus prêts à agir pour corriger la situation.
D’autant plus que tout laisse croire qu’il grandit, l’écart entre ce que nous espérons de notre travail et ce qu’il peut réellement nous offrir, et qu’il grandira encore davantage, dans un contexte de libre-échange mondial, de compétition généralisée et de recherche d’une productivité toujours plus grande. Le capitalisme, qui tente de siphonner les ressources naturelles de la planète jusqu’à la dernière goutte, semble déterminé à faire de même avec l’autre type de ressources, les «humaines».
Travaillons-nous trop? Pas assez? Ou juste mal?
Non, le travailleur moyen du début du 21e siècle n’est pas retourné à des conditions semblables à celles d’un ouvrier de la révolution industrielle (en Occident, du moins). Mais les grandes tendances, dans le monde du travail, pointent clairement vers une déshumanisation du travailleur, soit exactement le contraire de ce qu’il souhaiterait, en ce moment. Se multiplient ainsi les emplois mal payés et inintéressants que l’anthropologue et auteur américain David Graeber appelle «bullshit jobs». Les emplois stables sont de plus en plus rares (ancienneté moyenne de l’employé de Google: à peine plus d’un an) et la précarité s’accroit, encouragée d’un côté par les nouvelles méthodes de gestion des entreprises, assoiffées de flexibilité, et de l’autre côté par un filet social de plus en plus ténu, après des décennies de néo-libéralisme et de coupes gouvernementales. Dans bien des domaines, les salaires stagnent ou baissent carrément, là où les syndicats disparaissent. Non seulement les travailleurs devront produire davantage pour moins cher, mais ils devront le faire dans un environnement où les protections sociales gagnées par le mouvement ouvrier depuis une centaine d’années sont appelées à s’évanouir les unes après les autres. C’est la tendance générale, en tout cas, contre laquelle beaucoup de gens tentent de s’opposer—on leur souhaite la meilleure des chances, mais pour l’instant, elle semble bien mince.
La moralité est souvent la première à prendre le bord, dans ce contexte—un travailleur de la finance sur cinq, par exemple, estime qu’il doit agir de manière illégale ou non éthique pour réussir, selon une étude récente. On voit aussi se multiplier les assauts contre les libertés individuelles des travailleurs, sous prétexte entre autres de combattre cette nouvelle bête noire des entreprises: le «vol de temps» (la terminologie criminelle n’est pas innocente, bien sûr). La surveillance des employés est toujours plus poussée et insidieuse, favorisée par notre connectivité grandissante et les couts à la baisse des microprocesseurs, senseurs électroniques et systèmes GPS. Et on n’a encore rien vu, dans le genre. Des pratiques qui semblent aujourd’hui appartenir à la science-fiction dystopique, comme celles d’Amazon, sont appelées à se répandre dans tout le secteur des services et, inévitablement, dans le monde des bureaux et des cols blancs.
Par ailleurs, il semble de plus en plus acquis que la croissance économique telle qu’on l’a connue depuis les débuts de la révolution industrielle n’est plus possible. Nos économies stagnent, plombées par le vieillissement de la population et l’accumulation des dommages environnementaux, et la productivité a quand même ses limites. Le chômage chronique devient une réalité, le niveau de vie a perdu la belle courbe ascendante qu’il avait depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Même la reprise économique ne devrait pas nous apporter beaucoup de répit; aux États-Unis, par exemple, le taux de pauvreté a augmenté entre 2001 et 2007, une période qui correspondait pourtant à un cycle de croissance économique. C’est la première fois qu’un tel phénomène se produisait.
Tout ça n’est pas un hasard, évidemment. L’économie néolibérale dans laquelle nous vivons aujourd’hui est le résultat d’un effort coordonné entre les grandes entreprises, les financiers qui les contrôlent et les politiciens qui leur doivent leur élection.
Sous le couvert de crises à répétition, un modèle permanent d’organisation sociale est en train de s’implanter. Pour le dire comme le journaliste anglais Paul Mason: «L’austérité, ce n’est pas huit années de coupes gouvernementales, comme au Royaume-Uni, ni même la catastrophe sociale infligée à la Grèce. L’austérité, ça signifie baisser le salaire et le niveau de vie des Occidentaux pendant des décennies, jusqu’à ce qu’ils soient égaux à ceux des classes moyennes de la Chine ou de l’Inde.» Bangalore et Boisbriand, le combat sera bientôt le même.
Le capitalisme, qui tente de siphonner les ressources naturelles de la planète jusqu’à la dernière goutte, semble déterminé à faire de même avec l’autre type de ressources, les «humaines».
Pour répondre à nos malaises, on nous propose une série de «solutions» qui vont dans toutes sortes de directions, mais qui ont une chose en commun: elles nous disent que le problème est en nous, et que la solution s’y trouve donc aussi. En ce sens, elles sont des réponses parfaitement néolibérales à des problèmes néolibéraux.
La solution la plus évidente, devant les salaires en baisse, est de travailler plus. C’est ce que font déjà beaucoup de gens, forcés de combiner les emplois, parce que de toute façon les employeurs refusent de les engager à temps plein (il est très difficile de travailler plus de 30 heures/semaine chez Walmart, par exemple). L’obsession des entreprises pour la productivité nous a été transmise, et nous sommes inondés de livres et de blogues sur la «productivité personnelle» et le «life hacking». Les plus téméraires (ou désespérés) pourront aussi essayer d’«externaliser leur vie», c’est-à-dire faire—là encore—comme les entreprises et confier à des travail- leurs indiens ou vietnamiens des pans de leur existence, tels que la gestion de leurs courriels, rendez-vous ou comptes à payer. Et pour le mental, une armée de motivateurs, coachs de vie, conférenciers et auteurs en tous genres (pour la plupart spécialisés dans l’étrange philosophie mi-bouddhiste, mi-hautes études commerciales propre à notre époque) est là pour nous remonter le moral et nous donner la force d’en faire toujours plus, ou juste d’arriver à faire ce qu’on attend de nous.
On nous encourage aussi à devenir notre propre «marque». Dans le contexte actuel, où s’effacent toujours davantage les frontières personnel/professionnel et travail/loisirs, toutes les plateformes sont bonnes, quand vient le temps de «se vendre sur le marché». Et c’est ainsi que nous sommes tous devenus de très efficaces autopromoteurs, claironnant nos bons coups et nos mentions médiatiques, tweetant notre vie comme si celle-ci en dépendait.
Tout cela nous pousse vers une atomisation sociale toujours plus grande. Silicon Valley, malgré ses origines dans le mouvement hippie et ses airs socialistes 2.0 («économie du partage» et autres termes du genre), est aujourd’hui traversée par un fort courant libertarien. Les jeunes millionnaires qui sont en train de transformer notre économie et nos façons de vivre sont pour la plupart convaincus que: 1) les gens ont ce qu’ils méritent; 2) les gouvernements sont inutiles, quand ils ne nuisent pas carrément au progrès; et 3) les profits sont tout ce qui compte (Apple, par exemple, entreprise la plus riche de toute l’histoire de l’humanité, n’en continue pas moins de faire fabriquer ses produits par des travail-leurs sous-payés et exploités). «L’industrie techno est dépourvue de toutes considérations morales et éthiques, et cela commence à avoir de lourdes conséquences sur la population américaine», écrivait ce printemps l’auteur et consultant Richard Eskow, qui travaille entre autres pour la course à l’investiture démocrate de Bernie Sanders.
Surtout que cette industrie, surfant sur une invraisemblable vague de capitaux, a les moyens de ses ambitions et peut engager les meilleurs lobbyistes et spécialistes des relations publiques. Cet été, par exemple, quand le maire Bill de Blasio a voulu avoir son mot à dire dans l’implantation d’Uber à New York, il a été confronté à un barrage d’attaques publicitaires, une campagne de courriels et de tweets, et une série d’éditoriaux critiques dans les journaux. Résultat: il a dû renoncer à son désir de protéger les conditions de travail des conducteurs et de règlementer l’arrivée soudaine de 10 000 nouveaux véhicules commerciaux dans les rues de sa ville.
Nous sommes donc dans une impasse. Il y a manifestement à l’œuvre, ici, des forces qu’il est difficile de combattre depuis notre cubicule ou notre table de travail partagée. Mais l’horizon politique est bouché, alors que la gauche continue d’hésiter entre un radicalisme plus grand—qui semble nécessaire, mais qui ferait fuir des électeurs—et une «troisième voie» qui revient à endosser les axiomes néolibéraux. Même une crise majeure comme celle de 2008, conséquence désastreuse des politiques néolibérales, n’a pas permis à la gauche de retrouver son aplomb. Par un étrange phénomène, la tranche de la population qui souffre le plus de ces politiques, soit la classe moyenne qu’on qualifiait jadis d’ouvrière, offre un solide soutien aux partis qui les mettent de l’avant.
Il reste que si c’est le système qui pose problème, si ce sont les intérêts des multinationales et des investisseurs qui ont remplacé la recherche du bien commun, alors il faudra le changer, ce système. Faut-il carrément chercher à «éteindre le moteur du capitalisme», comme le dit Chris Hedges? Peut-être qu’un ensemble de nouvelles règlementations et politiques sociales pourrait nous permettre de préserver à la fois ce qu’il nous reste d’environnement naturel et de milieux de travail sains. Des politiques comme le revenu de base garanti, par exemple, pourraient amener une meilleure distinction des deux aspects du travail, rémunération et sens.
Il y a là des pistes de solution pour inventer de meilleures entreprises, mieux adaptées au monde des décennies à venir. Et, au final, mettre en place une société où le travail cesserait d’être «une vexation absurde, une souffrance».
Plusieurs penseurs ont commencé à parler du fantastique potentiel des réseaux et des technologies pour l’invention d’une nouvelle sorte d’économie. Le terme postcapitalisme revient souvent pour décrire cette alternative, une transition vers une société qui respecterait autant les individus que l’environnement. Pour Paul Mason, dont le livre Postcapitalism: A Guide to Our Future vient de paraitre, l’objectif devrait être de miser sur «les technologies, les modèles d’affaires et les comportements qui dissolvent les forces du marché, socialisent les connaissances, éliminent le besoin de travailler et poussent l’économie vers l’abondance».
Cette économie repose sur de nouveaux modèles d’entreprises, ou sur des modèles anciens qui connaissent un engouement nouveau, comme la coopérative de travailleurs. À Atelier 10, nous avons choisi la voie de l’entrepreneuriat social, ainsi que la certification B Corporation pour mesurer notre impact sur l’environnement, notre communauté, nos employés et partenaires de toutes sortes.
Aucun de ces modèles n’est parfait, mais il y a certainement là des pistes de solution pour inventer de meilleures entreprises, mieux adaptées à l’économie à faible croissance des décennies à venir. Et, au final, mettre en place une société où le travail cesserait d’être «une vexation absurde, une souffrance», comme le dit Annie Camus dans son essai.
Déjà, il y a dans l’intérêt renouvelé pour l’artisanat sous toutes ses formes le germe d’une nouvelle conception de notre rapport au travail et à la consommation. Ou, pour être plus exact: un retour à une conception prémoderne, beaucoup plus durable et sensée, de ce rapport.
Clairement, l’obsession pour le travail que nous entretenons depuis la Renaissance nous a menés dans un cul-de-sac, nous et la planète. Dans Le travail: une valeur en voie de disparition, la philosophe française Dominique Méda proposait de «désenchanter le travail», c’est-à-dire d’en faire une valeur parmi d’autres, importante mais pas prépondérante. C’était en 1995. Vingt ans plus tard, un nombre étonnant et sans doute encore sous-estimé d’individus travaillent là-dessus.
Parmi les choses qui me permettent d’être optimiste pour l’avenir, aussi tout croches que puissent être notre présent et notre avenir à court terme, il y a donc ça: ces premiers signes—dans les conversations de nos amis et les lettres de présentation des postulants, dans les pages du journal Les Affaires et l’air du temps en général—qu’une nouvelle vision du travail est non seulement envisageable, elle est même déjà en train de se mettre en place, dans les marges de l’économie, petit à petit, à coups d’initiatives collectives et de décisions très personnelles.
En attendant les robots et le postcapitalime, il y a donc ce que nous pouvons faire, maintenant, pour améliorer à la fois la qualité de notre travail et celle de l’environnement dans lequel il est produit. Pour nous sentir juste un peu mieux, à la fin de nos journées et dans la vie en général. Et pour, en le désenchantant juste assez, redonner au travail toute la beauté et la noblesse qu’il devrait avoir.
L’effondrement arrive, a même possiblement déjà commencé. Plutôt que de nier le désastre, il est temps de préparer la suite en y consacrant tout ce qui nous reste de capacité à rêver.
Alors que les frontières se referment et que grandissent la peur de l’autre et le désir de nous retrouver «entre nous», quel espoir y a-t-il pour l’entraide dont nous avons si cruellement besoin, en ce moment critique?
Comment notre époque peut-elle en même temps sembler aussi spectaculairement catastrophique et profondément ennuyante, par bouts?