J’aime Hydro: (extrait)

Christine Beaulieu
Photo: Maxyme G. Delisle
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J’aime Hydro: (extrait)

Écrit par Christine Beaulieu et produit par la compagnie Porte Parole d’Annabel Soutar, J’aime Hydro lance une discussion aussi complexe que fondamentale: qu’est devenue la relation entre Hydro-Québec et les Québécois, et comment devrions-nous envisager l’avenir de la société d’État?

Le texte complet de la pièce est publié à l’automne 2017 dans la collection Pièces d’Atelier 10.

Christine Beaulieu

Christine Beaulieu: (Tapant un courriel) Chère Annabel, je viens tout juste de visionner Chercher le courant et je suis dans l’incompréhension la plus totale. Je vois aucune bonne raison de faire les barrages sur la Romaine. Je suis triste de me dire que l’écosystème de cette rivière-là sera peut-être détruit sans bonnes raisons économiques. Je pense que c’est urgent que quelqu’un nous explique pourquoi on est en train de faire ces barrages-là!

Par contre, je doute très fort que je puisse, moi, avoir une réponse à cette question-là. Hydro-Québec a refusé toutes les demandes d’entrevues pour le documentaire. Et dans le film, on voit monsieur Parizeau nous dire qu’il a posé la question pour savoir si ce ne serait pas plus profitable de récupérer au lieu de produire. C’était il y a plus de 20 ans, alors qu’il était premier ministre, et il n’a pas eu de réponse.

Je suis désolée, Annabel, mais je pense que c’est peine perdue.

(Au public) Aussi, je m’étais dit que juste poser cette question-là au Québec, ça allait agacer des gens. Et je suis pas très bonne avec les conflits. Dès que j’ai un minimalaise avec quelqu’un, j’angoisse et je me couche et je rêve que je fais un piquenique avec cette personne-là, qu’on partage le même sandwich, qu’on boit à la même bouteille, qu’on est en totale symbiose… Je suis clairement une personne qui ne deale pas bien avec les conflits.

(Courriel) Peut-être que toi, Annabel, tu aurais plus de chance avec cette question-là.

(Au public) J’ai écrit ça parce que ce qui rend le travail d’Annabel extraordinaire, c’est sa capacité d’équilibrer les discours. Elle a été élevée en anglais par un père membre du Parti conservateur, elle a étudié aux States, c’est une bibitte vraiment particulière dans le milieu du théâtre québécois, et c’est exactement ça qui fait la force de ses projets. Tandis que moi, je suis une comédienne née dans la campagne québécoise, de parents francophones souverainistes. Le drapeau du Québec flotte depuis toujours dans la cour de notre maison familiale. Même au chalet! Avant même qu’il y ait une toilette dans ce chalet-là, il y avait déjà le drapeau installé sur le top de son mât, comme un garde, je dirais, une fierté portée haut par mon père.

Donc, je viens de là et je suis nécessairement biaisée par mon environ-nement et mon éducation. Je veux dire que j’ai une tendance naturelle à privilégier toutes les informations qui viennent confirmer mes idées préconçues et à sous-estimer toutes celles qui les contredisent.

(Courriel) Je ne suis pas comme toi, Annabel. Je ne suis pas une personne particulièrement équilibrée, je suis une comédienne. Je suis une artiste avec une étiquette de gauche collée dans le front, qui habite le plateau Mont-Royal et qui vient de tourner avec Roy Dupuis. Je suis touchée que tu aies pensé à moi pour faire ça, mais je pense que tu te trompes, je pense que je ne suis pas la bonne personne pour être une petite Annabel.

Bruit d’envoi de courriel. Soulagée, Christine allume son téléviseur.


Paul Houde: Cette semaine à Dans l’œil du Dragon.


Alexandre Taillefer: Mille dollars pour une toilette?


Participant: C’est cher? C’est pas cher?


Alexandre Taillefer: Heille, tabarouette, c’est cher pas à peu près!


Christine Beaulieu: Ben voyons! Y est malade, lui! Mille dollars pour une toilette.


Alexandre Taillefer: Vous avez mis 200000 dollars là-dedans?


Bruit de réception de courriel.


Annabel Soutar: Chère Christine, quand je lis tes mots, je comprends pourquoi notre belle province est, pour utiliser ton terme, peine perdue. Tu me dis «C’est urgent, notre plus grande richesse naturelle n’est peut-être pas gérée d’une façon saine et rentable pour l’ensemble des Québécois, mais tant pis, parce que je ne suis pas la bonne personne»… «L’avenir n’est pas ma responsabilité», c’est ça que tu me dis? C’est la responsabilité de qui, alors? Moi, really? Une anglo de Westmount avec un père conservateur serait la bonne personne pour faire une enquête citoyenne sur une société d’État qui a été créée pour rendre les Québécois francophones «maitres chez eux»? Are you fucking kidding me, Christine?


Christine éteint son téléviseur.


Annabel Soutar:  Une enquêteuse n’est jamais neutre. Je n’ai jamais été neutre dans mes propres enquêtes documentaires. Personne n’est neutre, anyway. Ce n’est pas la neutralité qui rend une enquête rigoureuse, c’est la passion de l’enquêteuse pour son sujet. Maintenant que tu sais, tu ne peux plus te cacher derrière le couvert de l’ignorance. Ignorance is not bliss.


Christine est agacée. Elle ouvre un nouvel onglet et tape «Ignorance is not bliss traduction». Elle clique sur un lien et lit «l’ignorance n’est pas le bonheur».


Christine Beaulieu: (Au public) Ce soir-là, Annabel a réussi à me faire sentir responsable de cet héritage. À me faire comprendre qu’en tant que Québécoise francophone, je devais quelque chose à cette grande étape de notre histoire, à la Révolution tranquille, à la nationalisation de l’électricité, à René Lévesque… C’est-tu René Lévesque qui a «inventé» Hydro-Québec? Là, mon ignorance m’est vraiment tombée sur les nerfs, alors j’ai tapé «René Lévesque Hydro-Québec».


Extrait d’un épisode de l’émission Point de mire, 1962.


René Lévesque: Question: quel est le trust le plus pernicieux de la province de Québec? Réponse: le trust de l’électricité. Question: de quoi est formé ce trust de l’électricité? Réponse: de la Montreal Light, Heat and Power, de la Shawinigan Water and Power, de la Southern Canada Power, de la Gatineau Power, etc. Et il a fallu attendre jusqu’en 1944 pour que le premier morceau du monopole de l’électricité, la Montreal Light, Heat and Power, soit nationalisé pour devenir l’Hydro-Québec.


Christine Beaulieu:  Ah, là, j’ai compris que René Lévesque n’avait pas créé Hydro-Québec. Bien avant lui, en 1944, Adélard Godbout avait déjà nationalisé l’électricité sur l’ile de Montréal.


René Lévesque: Et la nationalisation, c’est simplement de ramener entre les mains de 5300000 actionnaires—c’est-à-dire nous tous—la propriété de notre électricité. Première chose que je crois qu’il faut savoir, c’est que l’électricité, c’est notre seule source d’énergie québécoise. Vous savez, tout le reste, le charbon, le gaz, le pétrole, c’est importé de l’extérieur. L’électricité, c’est chez nous. On est plus riches de ça que n’importe qui autour de nous.


Christine Beaulieu: J’ai toujours trouvé un peu cliché de triper sur René Lévesque, parce que tout le monde capote sur René Lévesque. Même Annabel. Mais dans ce Point de mire, je vois quelqu’un qui a confiance en l’intelligence du citoyen, qui est convaincu que son projet de nationalisation est bon pour tous les Québécois et qui invite un peuple à participer à son propre épanouissement. C’est beau. Après avoir regardé cette vidéo-là, j’avais le sentiment que je pouvais peut-être comprendre les enjeux énergétiques du Québec, parce que j’avais tout compris ce qu’il m’avait expliqué. Il m’avait rassurée.


René Lévesque:  C’est juste bon. C’est bon d’un bout à l’autre, c’est complètement bon, en même temps que c’est très gros pour nous, Québécois… C’est la mise au service, pour toute la population, de l’électricité par l’Hydro-Québec, propriété du peuple, société publique, en dehors de la politique partisane, et qu’il faut garder s’administrant elle-même en dehors de la politique, avec des Québécois jusqu’au sommet, des Québécois qui, enfin, pour une fois, depuis le temps qu’on en parle, seraient vraiment les maitres chez eux, dans toutes les régions du Québec.


Christine Beaulieu:  Son J’aime avait l’air sincère, lui aussi.

Musique de clôture d’épisode.

Parce qu’Hydro-Québec nous a un jour rendus «maitres chez nous».

Parce que construire une relation amoureuse qui a de l’allure, ça prend beaucoup de temps, et que notre relation avec Hydro-Québec ressemble de plus en plus à celle d’un amant ou d’une amante déchue.

Parce que j’aime.

Et parce qu’une fois que j’aime, je ne peux plus être indifférente. 


Christine Beaulieu est sortie de l’école de théâtre en 2003. Depuis, elle a joué à la télévision, au théâtre et au cinéma, récoltant des nominations aux Prix Écrans canadiens et au Gala du cinéma québécois. J’aime Hydro est sa première pièce.

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