L’économie du partage, utopie romantique des startups américaines

Flavie Halais
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L’économie du partage, utopie romantique des startups américaines

Collaboration, solidarité, nouvelle économie: tel est le vocabulaire alléchant mis de l’avant par des entreprises comme Airbnb et Uber. Mais ces startups ont-elles réellement plus à offrir?

Considéré dans ce texte

L’économie du partage. Les startups. L’autoexploitation. La ville et la cohabitation. Le mythe américain.

«Airbnb est-il David ou Goliath?», demandait l’auteur d’un article publié sur le site du magazine The Atlantic en janvier dernier, alors que les New-Yorkais se déchirent depuis plusieurs mois quant au sort du service d’hébergement de courte durée. Pour les uns, Airbnb contribue à l’augmentation des loyers et devrait donc être interdit, ou du moins fortement règlementé; pour les autres, le site permet l’apport d’une source de revenus supplémentaires bienvenus. Pendant ce temps, la jeune compagnie ressasse infatigablement son message à coups de publicités dans les couloirs du métro: l’économie du partage, incarnée par cette nouvelle génération de startups dont elle est la figure de proue, pourrait créer de l’emploi et redonner une dimension humaine à l’acte de consommer. Qui voudrait donc s’y opposer?

L’idée d’une consommation plus responsable et basée sur un partage plus équitable des ressources n’est certes pas nouvelle. Les termes économie du partage, consommation collaborative et économie collaborative sont tous apparus au cours des années 2000, alors que s’effectuait une prise de conscience quant aux dommages sociaux et environnementaux causés par le modèle de consommation occidental. Parallèlement, les technologies numériques favorisent l’émergence de marchés pair-à-pair facilitant les transactions entre individus, notamment grâce à des systèmes de réputation permettant d’assurer la qualité des biens vendus ou échangés. Depuis l’apparition des géants Airbnb (évaluée à 13 milliards$), Uber (évaluée à 18 milliards$), Lyft et autres startups à croissance exponentielle, il ne s’agit cependant plus uniquement de proposer des outils qui simplifient la vie du consommateur, mais bien de révolutionner l’économie, le travail et la consommation—rien de moins. Savant coup marketing, ou réel projet de société?

L'économie du partage n’est pas 

D’une part, la multiplication des services a donné lieu à un fourretout sémantique qui peut prêter à confusion. Les expressions économie du partage, consommation collaborative et économie collaborative sont parfois perçues comme synonymes, alors que certains «experts» cherchent à y apposer leurs propres nuances. Ces termes ne sont d’ailleurs pas forcément utilisés de la même manière en anglais et en français. D’autre part, l’économie du partage regroupe plusieurs types de services opérant selon des modèles bien distincts: les marchés d’échange ou d’achat pair-à-pair (Etsy, Ebay); les plateformes de monétisation de biens et de services (Airbnb, Uber, TaskRabbit); et les systèmes d’accès à des ressources ou à des biens mis en commun (Bixi, car2go, ou encore les hackerspaces, ces ateliers de travail communautaires permettant à leurs membres d’avoir accès à de l’équipement technologique spécialisé). Bref, il n’existe pas de définition unanime de l’économie du partage et, par conséquent, pas d’outil de mesure fiable. Selon les définitions les plus larges, l’économie du partage pourrait représenter 115 millions$ au niveau mondial d’ici 2016. Ces estimations, qui tendent à confondre la notion de partage avec le bon vieux principe de l’abonnement, incluent par conséquent des compagnies telles que Netflix et Spotify.

Par ailleurs, la notion même de partage est sujette à controverse. Lorsque je mets une chambre à louer sur Airbnb, je partage effectivement l’espace de mon appartement, mais ce, moyennant une rémunération qui dépasse largement la valeur marchande de la location, le but étant de réaliser un profit. J’offre également un service—celui de mettre une chambre à disposition d’un touriste selon des critères qui se rapprochent de ceux de l’hôtellerie—qui nécessite un travail de ma part (gérer mes réservations, nettoyer l’appartement, accueillir les visiteurs). Il s’agit en fait de placer sur le marché ce que l’on considère désormais comme un bien sous-utilisé (une chambre d’ami), aussi appelé «capital inactif» en langage des affaires. D’autres plateformes, telles que TaskRabbit ou Fiverr, se spécialisent, quant à elles, dans la vente de services (tâches ménagères, travail manuel et autres). En lieu et place de partage, certains y verront l’expression ultime d’un capitalisme qui transforme tous les aspects de nos vies en biens ou en services louables ou vendables.

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L’utopie comme outil marketing

«Je veux que l’économie du partage grandisse pour devenir le modèle économique dominant dans le monde, en raison des avantages sociaux et économiques qu’elle comporte, et de la distribution des richesses, du contrôle et du pouvoir qu’elle représente. Elle a la possibilité d’améliorer le monde», déclarait en 2013 Douglas Atkin, «chef global de communauté» chez Airbnb, durant la conférence LeWeb à Londres. Changer le monde, raviver des communautés, redonner le pouvoir aux individus... Telle est la mission que se donnent les chantres de l’économie du partage, reprenant un vocabulaire habituellement réservé aux militants progressistes. L’utilisation répétitive de mots chargés d’une forte valeur affective vise à rallier les foules autour d’un objectif commun auquel nul ne peut s’opposer (personne n’oserait se dire contre le partage, la solidarité). De même, l’insistance mise sur la «confiance» suscite chez l’usager le sentiment de participer à un effort collectif louable. En réalité, cette supposée confiance repose sur un intransigeant système de «réputation» qui permet aux usagers de noter la performance de leurs hôtes, chauffeurs ou autres prestataires de services, et qui laisse finalement bien peu de place à la confiance accordée à l’aveugle.

Cette croyance profonde selon laquelle l’économie du partage peut raviver des liens de solidarité prend parfois des tournures surprenantes, voire risibles. John Zimmer, cofondateur de Lyft (un service de location de véhicules avec chauffeur), racontait l’année dernière au magazine Wired sa visite à la réserve autochtone Oglala Sioux de Pine Ridge, dans le Dakota du Sud: «Leur sens de la communauté, leur connexion les uns avec les autres et avec leur terre m’ont fait sentir plus heureux et vivant que jamais. Je pense que les gens ont soif de véritables interactions humaines—c’est comme un instinct. Nous avons maintenant l’occasion d’utiliser la technologie pour y arriver.»

Ce type de discours peut paraitre naïf, ou tout simplement déplacé pour le président d’une compagnie évaluée à 700 millions$, qui plus est diplômé de la prestigieuse Université Cornell et ancien analyste à la défunte banque new-yorkaise Lehman Brothers. Mais pour des compagnies comme Lyft, faire preuve de valeurs humanistes fait néanmoins partie d’un formidable exercice de storytelling visant à établir une image de marque pour l’industrie tout entière. Stratège de marque de métier, Douglas Atkin est d’ailleurs l’auteur de Culting of Brands, ouvrage dans lequel il explique comment les entreprises peuvent s’inspirer des techniques de recrutement des sectes pour renforcer leur image. Cultiver un sentiment d’appartenance au groupe, transformer les consommateurs en membres dévoués d’une communauté, susciter l’impression d’œuvrer à quelque chose de plus grand que soi... Ces principes, déjà appliqués par des entreprises comme Apple, sont désormais au cœur de la stratégie de communication des startups de nouvelle génération.

Cette croyance profonde que l’économie du partage peut raviver des liens de solidarité prend parfois des tournures risibles.

L’économie du partage de A à Z

Airbnb: service d’hébergement de courte durée

Bixi: système de vélos en libre-service (Montréal)

car2go: service d’autopartage

DogVacay: service de garde de chiens

Ebay: plateforme d’achat d’objets neufs et d’occasion entre individus

Etsy: site de vente en ligne spécialisé dans l’artisanat et le vintage

Fiverr: plateforme de vente de services «créatifs»

Hackerspaces: ateliers de travail communautaires permettant aux membres d’avoir accès à de l’équipement technologique spécialisé

Instacart: service de livraison d’épicerie

Lyft: service de location de véhicules avec chauffeur à court terme

Postmates: service de livraison de repas et d’épicerie

TaskRabbit: plateforme facilitant la sous-traitance de tâches domestiques

Uber: application mobile facilitant l’utilisation de taxis et la location de véhicules avec chauffeur

Zipcar: service d’autopartage

Révolutionner l’économie

«La vieille économie a échoué, clamait Atkin à la conférence LeWeb en 2013. La plupart des gens ne profitent pas de l’indépendance économique et du bonheur que la production de masse et la société de consommation avaient promis. En partie parce que le vieux système centralise la production, la richesse et le contrôle.» Les startups de l’économie du partage se proposent donc de révolutionner l’économie grâce à un nouveau modèle promettant à tous équité et indépendance. Sauf que ce modèle ne s’attaque en rien aux racines des inégalités de richesse et de production. Airbnb, Lyft et les autres sont de purs produits du capitalisme spéculatif, financés grâce à du capital-risque et ultimement contrôlés par leurs investisseurs, qui se partageront les profits réalisés grâce au labeur des usagers. Ces compagnies proposent simplement un système visant à pallier de manière superficielle les effets du ralentissement de l’économie et de l’augmentation des inégalités sociales, créant la douce illusion qu’il est possible—moyennant quelques heures de travail en plus—d’accéder à un niveau de vie rendu inatteignable. Si vous avez du mal à payer votre loyer dans votre quartier nouvellement embourgeoisé, mettez donc votre appartement en location sur Airbnb. Votre maigre salaire et le remboursement de votre prêt étudiant rendent difficiles les fins de mois? Vous n’aurez donc pas d’objection à garder les chiens du coin grâce à DogVacay. Pas question cependant de mettre au point un modèle économique qui s’attaquerait aux causes profondes de ces problèmes.

Avec le temps, cette «nouvelle» économie finit par se confondre avec la «vieille» économie tant décriée. Ainsi Zipcar, l’équivalent américain de notre Communauto, a été achetée par le locateur de voitures Avis en 2013; des chambres d’hôtel sont maintenant disponibles sur Airbnb; et Uber est adoptée massivement par des chauffeurs de taxi traditionnels. Cette nouvelle génération d’entreprises pourrait bien subir le même sort qu’Ebay, géant de l’internet créé pour faciliter les achats d’objets neufs et d’occasion entre individus, et que quelques vendeurs professionnels ont fini par dominer.

  • Illustration: Nik Brovkin

Le travail précarisé

Leah Busque n’a jamais caché son objectif. La cofondatrice de TaskRabbit, une plateforme en ligne mettant en relation des individus pour que les uns exécutent les tâches domestiques des autres, souhaite «révolutionner la force de travail mondiale». Avec TaskRabbit, tout comme avec d’autres plateformes similaires, telles que Fiverr (vente de services «créatifs»), Postmates (livraison de repas) ou Instacart (livraison d’épicerie), le travailleur n’est pas employé par la compagnie; il agit comme travailleur contractuel, libre certes de fixer ses horaires de travail et de choisir ses clients, mais dépendant des fluctuations de l’offre de contrats. Certains services utilisent par ailleurs un système d’enchères inversées, les contrats étant octroyés aux travailleurs qui demandent la rémunération la moins élevée. D’autres, comme Uber et Lyft, fixent les tarifs en utilisant des algorithmes (dont le fameux surge pricing d’Uber, qui fait grimper les prix pendant les heures de pointe). La compagnie, qui agit comme simple intermédiaire, retient alors un pourcentage de la transaction tout en se délestant des responsabilités normalement associées à la gestion des employés (feuilles de payes, gestion des horaires de travail, etc.). Les travailleurs, qui ne se connaissent pas, ne peuvent bénéficier d’avantages sociaux, ni même s’organiser pour revendiquer leurs droits.

Pour Brian Chesky, cofondateur et dirigeant d’Airbnb, l’économie du partage offre l’occasion pour tous de pouvoir démarrer leur propre entreprise. «Je veux vivre dans un monde où les gens peuvent devenir des entrepreneurs ou des micro-entrepreneurs», déclarait-il au Wall Street Journal l’année dernière, entretenant le mythe que la relance de l’économie passe avant tout par la création d’entreprises. Or, si l’entrepreneuriat occupe une place importante au sein de l’économie, il n’en demeure pas moins une activité à fort taux d’échec, nécessitant des compétences spécifiques que tous ne souhaitent pas ou ne peuvent pas acquérir. Derrière l’image du travailleur-entrepreneur véhiculée par Chesky se cache le mythe très américain et à consonance libertaire qui place la responsabilité de la réussite économique dans les mains de l’individu seul: pour réussir, il suffit de travailler fort (à sa microentreprise).

En réalité, le microentrepreneuriat tel que promu par Busque et Chesky n’a pas grand chose à voir avec l’entrepreneuriat traditionnel; il participe plutôt d’une tendance vers la précarisation et la fragmentation du travail observée depuis plusieurs années, et qui se traduit notamment par une augmentation du travail effectué sur une base contractuelle. C’est la gig economy, qui englobe les contrats autrefois assumés par des entreprises et désormais effectués par des travailleurs autonomes, ainsi que les petits boulots ponctuels et peu qualifiés (laver le linge des voisins, faire l’épicerie pour un inconnu). Si les travailleurs se lancent souvent par choix dans la gig economy, c’est néanmoins dans un contexte économique où le travail salarié à temps plein est de plus en plus inaccessible. On assiste alors à l’émergence d’une nouvelle classe de travailleurs qui se placent délibérément dans une situation d’insécurité perpétuelle, où les possibilités d’avancement sont quasi inexistantes, faute de mieux. Certains parleront d’auto-exploitation; l’économiste Guy Standing préfère parler de précariat pour désigner cette nouvelle classe.

Partager la ville

Location de taxis, hébergement à prix réduit, services de livraison à domicile... La question du «partage» telle que posée par ces startups est essentiellement urbaine. Et pour cause: au 21e siècle, la ville est à la fois le moteur de l’économie numérique et le lieu de vie d’une portion sans cesse grandissante de la population mondiale. Grâce aux nouvelles technologies, l’économie du partage propose des solutions pratiques à des problèmes urbains contemporains: Airbnb aide les citadins à faire face à la montée du prix de l’immobilier grâce à son service de location temporaire d’hébergement; Bixi permet aux Montréalais d’avoir accès à un réseau de transport collectif étendu; DogVacay rend l’anonymat plus facile à briser en permettant aux usagers de faire confiance à des inconnus pour garder leurs chiens.

Mais les entrepreneurs du numérique sont loin d’être les premiers à avoir réfléchi à la ville comme espace de partage. Dans leur livre Shareable Cities, à paraitre cette année, Julian Agyeman et Duncan McLaren proposent une vision qui place le partage au cœur d’un mode de vie urbain favorisant l’équité, la solidarité et l’utilisation plus juste des ressources naturelles. Ils reprennent les travaux du géographe David Harvey, qui analyse les rapports entre la justice sociale et l’espace urbain depuis les années 1970, et revendiquent à leur tour une pratique de l’urbanisme cherchant à limiter activement les effets néfastes du capitalisme néolibéral sur la ville (les travaux d’Harvey sont eux-mêmes basés sur le concept de «droit à la ville» introduit par le sociologue et philosophe Henri Lefebvre en 1968). Selon Agyeman et McLaren, l’économie du partage, menée par des intérêts commerciaux privés, nuit à la justice sociale en entrainant l’embourgeoisement, la fragmentation du travail et la privatisation des services publics. D’ailleurs, la notion de partage ne devrait pas se limiter à l’économie; c’est plutôt la ville tout entière qui doit être conçue comme un espace partagé, d’abord parce qu’elle met en commun toute une série de services (eau, électricité, bibliothèques, transports) et d’espaces publics (rues, parcs), ensuite parce que la construction d’une société florissante passe par une redistribution équitable des ressources urbaines collectives—c’est le «paradigme du partage».

Airbnb, Lyft et les autres sont de purs produits du capitalisme spéculatif, financés grâce à du capital-risque et ultimement contrôlés par leurs investisseurs, qui se partageront les profits réalisés grâce au labeur des usagers.

Les villes peuvent faire usage de divers outils afin d’assurer une répartition équitable de ces ressources. L’impôt, tout d’abord, permet d’assurer l’offre de services publics. Les politiques publiques, ensuite, permettent d’adapter les lois et règlements à des modes de vie favorisant le partage, par exemple en créant des incitatifs économiques au covoiturage et au partage de véhicules, en facilitant la création de coopératives de travailleurs, ou en éliminant les obstacles à la production de nourriture en ville. En 2012, la ville de Séoul a ainsi lancé le projet Sharing City, Seoul dans le but d’accompagner le processus de mise à jour des lois et règlements municipaux, de soutenir les entreprises de l’économie du partage et de susciter la participation des citoyens à l’élaboration des politiques publiques.

Il faut également repenser la question du logement pour refléter l’évolution des structures économiques et sociales, ce qui ne se limite pas à louer ou à sous-louer une chambre sur Airbnb pour payer son hypothèque. La croissance des villes implique notamment un effort de redensification, c’est-à-dire la construction de nouvelles habitations dans des zones déjà urbanisées afin de limiter l’étalement urbain et de maximiser l’utilisation des infrastructures publiques. Les règlements municipaux peuvent ainsi autoriser les propriétaires à construire un deuxième immeuble habitable à l’arrière des terrains résidentiels, du côté des ruelles—c’est déjà le cas à Vancouver et à Toronto, mais pas à Montréal. Certaines villes commencent également à permettre l’aménagement de logements dits «accessoires» (par exemple, les garages aménagés) pour des raisons économiques ou pratiques, comme le fait de pouvoir vivre avec un parent âgé. L’habitat participatif, ou cohabitat, constitue un nouveau type de logement collectif permettant à des groupes d’individus ou à des familles de mettre leurs ressources en commun et de partager certaines activités tout en résidant dans des appartements privés. La création de structures de cohabitat est également sujette aux juridictions locales, puisque celles-ci contrôlent le nombre de ménages pouvant occuper une unité d’habitation.

Ces quelques exemples démontrent que si ces startups et autres entreprises des technologies numériques peuvent contribuer à favoriser le partage des ressources et la justice sociale, elles ne peuvent le faire sans être encadrées par des politiques publiques et une planification urbaine éclairée. Le mouvement du partage n’est pas seulement économique—il est aussi politique. 


Flavie Halais est journaliste indépendante à Montréal. Elle s’intéresse aux questions sociales et à la ville, ici et ailleurs.

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