L’environnement mental: là où se jouera notre destin en tant qu’humains

Bill McKibben
Photo: cottonbro studio
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Idées

L’environnement mental: là où se jouera notre destin en tant qu’humains

La lutte pour la protection de l’environnement physique s’est organisée depuis 40 ans. C'est maintenant au tour de notre environnement mental de devoir être protégé contre les assauts de la publicité et du divertissement abrutissant. C'est sans doute l’un des plus importants combats du 21e siècle.

Votre esprit, une source claire des montagnes qui gargouille à travers les roches, jusqu’à ce que Pepsi n’y déverse son budget publicitaire d’un milliard de dollars, la souillant à jamais? Votre cerveau, une forêt ancestrale verdoyante jusqu’à ce que ses feuilles ne se changent en autant de logos de Nike? Votre âme, emplie de l’air cristallin du petit matin, jusqu’à ce que Philip Morris ne l’empeste de sa fumée séductrice?

Non. L’environnement mental est peut-être la notion la plus importante de ce nouveau siècle, mais la seule manière d’entamer cette discussion est d’admettre que l’analogie n’est pas exacte. Peu importe ce qu’est l’environnement mental, ce n’est pas une étendue vierge et sauvage. Ce n’est pas le Refuge faunique national de l’Arctique ni la biosphère de l’Antarctique. La culture a façonné l’environnement mental depuis aussi longtemps que nous sommes humains.

L’esprit est, entre autres, un outil pour recueillir, stocker et évaluer des images et des idées. Peut-être qu’à l’aube de notre évolution primate notre cerveau fonctionnait différemment, mais depuis des millions d’années, nous avons façonné notre esprit et celui de ceux qui nous entourent. Notre environnement mental n’est pas le parc national de Yosemite qu’ont connu John Muir et Ansel Adams. Il a toujours davantage ressemblé à Central Park, un reflet paysagé des idées humaines. Chaque génération, chaque communauté a son environnement mental. La culture. Le zeitgeist. C’est ce brouillard presque invisible de présomptions dans lequel nous vivons, la banque d’images et d’idées que nous remarquons à peine car elles sont à la fois banales et dominantes.

Qui plus est, ce n’est pas la première fois que notre environnement mental est pollué. Toutes sortes de toxines y ont été déversées. Regardez un film de Leni Riefenstahl, si vous voulez voir ce dont je parle. Essayez d’imaginer la vie à l’époque de la révolution culturelle de Mao. L’État, l’Église ont exercé maintes fois une oppression mentale, jusqu’à ce qu’une résistance finisse par émerger—une résistance dont le message, de Martin Luther à Vaclav Havel, était en bonne partie: «Nous voulons reprendre possession de notre esprit.» Pas une possession totale: nous n’avons jamais totalement été maitres de notre esprit. Mais nous voulons regagner une plus grande part de notre esprit, et en meilleur état.

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Ce qui nous amène au moment présent, celui avec lequel nous devons composer et à partir duquel nous devons lancer notre résistance singulière. Une variété particulièrement insidieuse de pollution infiltre notre environnement mental. Pour mieux comprendre, faisons une analogie avec le monde physique: le dioxyde de carbone menace de réchauffer la planète de façon désastreuse. En petites doses, le dioxyde de carbone n’est pas dangereux, tout comme la publicité ou le panneau d’affichage occasionnel n’est pas vraiment problématique. En fait, le co2 en petites quantités est moins dangereux que la plupart des produits chimiques, tout comme Ronald McDonald ne pourrait être comparé à, par exemple, Joseph Goebbels. Mais chaque geste de la vie moderne relâche du carbone dans l’atmosphère. Jaillissant du tuyau d’échappement de milliards de voitures, de cheminées d’usines et de fournaises, cette pollution constante a de fortes chances de faire grimper la température de la planète de cinq degrés d’ici la fin du siècle, altérant tout, du niveau des précipitations à la fonte des glaces et à la puissance des vents. De façon similaire, la société de consommation moderne nous bombarde constamment d’information et de tentations, jusqu’à ce que l’atmosphère en soit si dense que toute la société s’en ressent. Dans les deux cas, il ne s’agit pas de pollution au sens habituel, qu’on pourrait facilement nettoyer à l’aide d’un filtre à cheminée ou combattre avec des images plus saines. C’est plutôt un problème de volume. Dans le cas de notre soi-disant société de l’information, c’est peut-être la plus grande expérience psychologique de tous les temps.

Voici une autre façon de le dire: nous sommes les premières générations à appréhender le monde principalement par l’entremise des médias plutôt que de façon directe. Les informations nous parviennent d’un écran ou un autre, plutôt que par des contacts directs avec d’autres humains ou avec la nature.

Si l’environnement mental dans lequel nous vivons a une caractéristique distinctive, de la même façon que l’oxygène caractérise notre atmosphère, c’est son égocentrisme. C’est le résultat d’un environnement mental qui a mal tourné, la conséquence toxique de la pollution propre à notre époque. Il y a quelques années, pour un livre, j’ai regardé tous les mots et toutes les images du plus grand câblodistributeur au monde durant une période de 24 heures—plus de 2 000 heures de publicités, d’infopubs, de vidéoclips et de comédies de situation. Si on réduit cette gibelotte à son ingrédient de base, on retrouve le message suivant, répété à l’infini: vous êtes la chose la plus importante sur Terre, l’objet central de l’univers. De la flatterie servile de la programmation à la méchanceté vicieuse des publicités, on fait sans relâche la promotion d’une individualité extrême. Encore plus que—par exemple—la violence, c’est ce message qui sort du câble coaxial. À la télévision, les personnages recourent souvent à la violence pour obtenir ce qu’ils veulent, mais c’est ce qu’ils veulent maintenant qui constitue le cœur du problème.

Cet hyperindivualisme est un phénomène relativement récent dans nos vies. Durant la majeure partie de l’histoire de l’humanité, les individus ont placé autre chose qu’eux-mêmes au cœur de leur vie: la tribu, les dieux, la nature. Mais une société de consommation ne peut tolérer ça, parce que ça nuit à la consommation.

Cette valorisation de la fragmentation individuelle devient sans cesse plus puissante et précise. La plupart des nouvelles technologies font valoir (surtout auprès des annonceurs) leur capacité à cibler avec une précision troublante notre emplacement et notre psyché.

Jusqu’à présent, les assauts sur notre environnement intellectuel venaient surtout de l’extérieur, mais on voit maintenant des attaques de l’intérieur. La psychopharmacologie endémique, tous ces gens qui ont besoin de médicaments pour étouffer un malaise insidieux: une redéfinition graduelle de nos travers, de nos petites tragédies personnelles. Il y a des pilules contre la timidité devant les caméras, pour la culpabilité suivant un achat, pour les angoisses de la faillite personnelle. Bientôt, des ingénieurs génétiques seront en mesure d’améliorer littéralement le cerveau de nos enfants, de leur offrir de l’intelligence supplémentaire, une meilleure mémoire, une plus grande docilité. Des individus améliorés, mais dont le prix sera la perte de l’individualité à son sens le plus profond.

Mais voilà: l’âme et le cœur de l’homme ne sont pas encore morts. Des signes montrent que nous avons atteint le moment de résistance, qu’un million de Vaclav Havel, quoique souvent muets et incertains de leur mission, se lèvent des quatre coins du monde pour repousser cet assaut. Le souvenir que je garde des manifestations à Seattle dans le cadre du Sommet de l’Organisation mondiale du commerce en 1999, ce n’est pas le pincement des balles de caoutchouc ou les nuages de gaz; c’est un ballon de fête qui s’élevait au-dessus de la mêlée et sur lequel était écrit «Réveillez-vous, les Moldus». Si vous avez lu Harry Potter, vous savez que les Moldus, ce sont nous tous qui vivons dans un monde de magie mais qui sommes incapables de la voir, trop concentrés que nous sommes à regarder la télévision ou à magasiner. Mais nous nous réveillons graduellement, et en nombre assez important pour espérer qu’il y aura pour la préservation de l’environnement mental une lutte semblable à celle pour l’environnement physique. Et bien sûr, ces luttes se chevaucheront.

La libération face à l’égocentrisme viendra entre autres dans la lutte pour aider les autres et dans la vision d’un monde qui a du sens, un monde où aucune idée unique («acheter») ne domine.

Les combattants de l’environnement mental perdront peut-être, tout comme leurs confrères qui se battent pour le monde physique. Le réchauffement de la planète est peut-être trop fort pour être maitrisé, tout comme l’est peut-être aussi l’ingénierie génétique, l’infodivertissement ou ces spécialistes du marketing et du design qui ont la capacité de nous endormir et qui sont prêts à saper nos vies pour leur propre profit. Mais la lutte elle-même renferme une possibilité immense: la libération face à l’égocentrisme viendra entre autres dans la lutte pour aider les autres et dans la vision d’un monde qui a du sens, un monde où aucune idée unique («acheter») ne domine.

Oubliez la monoculture, dans nos champs et dans nos têtes. Imaginez plutôt un millier de communautés différentes, adaptées aux espaces physiques qu’elles habitent, qui partagent leurs idées et leurs différences, qui apprécient les choses à petite échelle et les cœurs généreux. Un monde où aucun musicien ne vend dix millions d’exemplaires, mais où dix millions de musiciens chantent chaque soir. Où nous sommes libérés de l’idolâtrie et de notre identité de consommateur pour être un peu plus nous-mêmes. Où nous reprenons le contrôle de notre tête.


Bill McKibben est l’auteur des livres The End of Nature et The Age of Missing Information. C’est aussi le fondateur du mouvement 350.org. Son plus récent ouvrage s’intitule Eaarth: Making a Life on a Tough New Planet. Cet essai est tiré du magazine Adbusters numéro 38.

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