Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme
L’effondrement arrive, a même possiblement déjà commencé. Plutôt que de nier le désastre, il est temps de préparer la suite en y consacrant tout ce qui nous reste de capacité à rêver.
C’est le printemps de l’an de grâce 2016, la stupidité et la démagogie sont en fleurs, et elle se fait décidément rare, la grâce, alors que ceux et celles qui nous dirigent semblent bien déterminés à entretenir une absence d’espoir diffuse mais permanente. Absence d’espoir plutôt que désespoir, parce que ce second terme implique une force intrinsèque, comme un ressort qu’on compresse, comme dans énergie du désespoir, comme dans geste désespéré, et ce n’est pas du tout ce qu’ils essaient d’entretenir, ceux et celles qui nous dirigent. Ce serait beaucoup trop risqué, ce ressort menaçant de sauter.
C’est le printemps 2016, la Révolution tranquille est épuisée depuis longtemps, comme nous, et le rouleau compresseur néolibéral continue de préparer un terrain propre, propre, propre pour la construction d’un temple au capital, lisse et brillant et impressionnant, avec assez d’étages pour être bien loin des déplaisantes réalités de la rue. «Quêteux du métro Beaudry à Montréal avec 200$ de tatous dans la face qui quête du cash pour manger: crève», décrète un animateur de radio bien connu, et nous sentons monter en nous l’envie bien réelle de lui mettre notre poing dans la face.
Mais nous avons une vie à vivre, des expériences à ajouter à notre liste d’expériences, et tant de choses à faire, tout le temps. Pour nous détendre, nous regardons des séries télé où des hommes apparemment innocents sont victimes d’un système pourri, et nous allons voir des films qui dénoncent avec humour la cupidité et l’amoralité de ceux qui «gèrent» notre «économie». Nous rions jaune pendant 130 minutes, regardons défiler le générique la rage au cœur, puis regagnons la VraieVieMC, et tout est plus ou moins oublié/accepté à nouveau. Ce serait juste trop, sinon, et nous ne savons pas comment nous pourrions vivre en permanence avec cette rage (la méditation a quand même ses limites). Et puis nous voulons très fort être optimistes, c’est quand même une bonne idée d’entretenir cette attitude, dans la vie. Alors nous nous accommodons d’une sorte de déception translucide qui enveloppe tout ce que nous faisons, pensons, vivons.
C’est le printemps 2016, la quatrième révolution industrielle est en pleine éclosion, ses «systèmes cyberphysiques»—quelles que soient lesdites patentes—se mettent en place, une nouvelle ère de barbarie technoéconomique est peut-être en train de s’installer tout doucement, à coups de «progrès» exponentiels et d’applications super pratiques, et sur le trottoir nous marchons vite, pressés, comme toujours. Notre cœur bat trop fort, mais c’est juste à cause du café. Des fenêtres du Conservatoire s’échappe un air de violoncelle—Bach, peut-être—mais nous ne l’entendons pas, la tête penchée sur nos osties de téléphones.
Si vous avez un jour besoin de créer une machine à absence d’espoir, voici comment vous devriez procéder. L’objectif: aider la population à accepter le fait qu’il n’y a pas d’autres solutions au présent état des choses, à une conception de la société où priment les considérations économiques à court terme. Ceux et celles qui défient cette logique, ceux et celles qui tentent de perturber l’ordre établi au cours des dernières décennies, ne devraient jamais gagner.
La marche à suivre est assez simple:
A. Encouragez une économie basée sur la finance, l’endettement et les bulles à répétition. Un système qui, dans les mots de l’économiste David Graeber, «n’existe que pour déchiqueter et pulvériser l’imagination humaine, pour détruire notre capacité à envisager un avenir alternatif. Avec comme résultat que la seule chose qu’il nous reste à imaginer, c’est l’argent; et l’endettement devient hors de contrôle». Offrez un plan de financement sur 36 mois sans intérêt.
B. Faites en sorte que, graduellement, les citoyens en viennent à se considérer d’abord et avant tout comme des contribuables. Ce qui devrait compter plus que tout, pour eux, c’est de payer le moins d’impôts possible. Et si nos ponts s’écroulent, si nos écoles sont insalubres, si des enfants ont faim, cela ne sera qu’une preuve supplémentaire que vous ne savez pas «gérer les fonds publics», et l’on vous en donnera encore moins, et cela sera bon. Souriez en lisant les réactions aux chroniques du Journal de Montréal, en écoutant la radio de Québec.
C. Divisez. Les citoyens, après avoir été sémantiquement transformés en contribuables, devraient être fragmentés en «clientèles» toujours plus étroites: banlieusards, résidents du Plateau-Mont-Royal (voir Cyclistes déconnectés de la réalité), automobilistes, fonctionnaires, parents, ainés, fans des Nordiques, etc.
D. Éliminez toute possibilité de démocratie véritable. Favorisez la «démocratie représentative» traditionnelle, qui vous a toujours si bien servis, vous et ceux qui vous aident. Les mécanismes qui permettraient à la population d’être en contrôle de sa destinée—par exemple l’assemblée constituante, telle que Roméo Bouchard la propose dans notre Document 05, Constituer le Québec—devraient être ridiculisés ou, mieux encore, ignorés. Vous devriez aussi étouffer une à une toutes les instances qui permettent à la population de s’engager dans son développement. Faites comme Philippe Couillard, par exemple, et, en l’espace de quelques mois, abolissez les Conférences régionales des élus et le financement de Solidarité rurale du Québec; réduisez l’enveloppe des cpe et du programme Accès-Logis Québec; apportez des modifications majeures au budget des Centres locaux de développement, des Corporations de développement économique communautaire et des tables régionales de développement social. Ignorez aussi des universitaires comme Christian Jetté et Yves Vaillancourt qui écriraient dans Le Devoir, par exemple, que «ces coupes de financement et ces abolitions d’organismes bien ancrés dans les collectivités territoriales participent de l’attaque en règle du gouvernement contre le pouvoir politique de la société civile. Au palmarès de la déconstruction démocratique, il faut ajouter: la disparition des gestionnaires élus à la tête des établissements publics de la santé et des services sociaux, et la recentralisation du réseau; la remise en question du rôle sociopolitique des organismes communautaires en les réduisant à de simples lobbyistes, et en les assimilant aux groupes d’intérêts privés à but lucratif». Tout travail de démolition devrait être aussi exhaustif que possible.
Parlez de «contexte difficile» et de «choix douloureux à faire». Dites aux gens de penser aux générations futures. Demandez-leur d’être responsables. Recommencez.
E. Instaurez un climat de peur généralisée (au choix, et si possible en synergie: de l’autre/l’étranger/l’Arabe, du non-conformisme, de faire fuir les investissements, de «la rue», du terrorisme, de l’avenir). Votre objectif devrait être de rendre majoritaire la part de la population qui a peur, de créer une sorte de point de bascule afin qu’elle en arrive «à contaminer ceuxlà mêmes qui, il y a encore peu, portaient un intérêt empathique au monde», pour parler comme le sociologue français Edgar Morin. Relisez Machiavel («Celui qui contrôle la peur des gens devient le maitre de leur âme») ou Bernard Drainville.
F. Favorisez des forces policières qui ne supportent aucune dissidence, aucun trouble public. Équipez les comme pour une guerre civile. Au moindre signe d’agitation sociale: infiltration, provocation, gaz poivre, grenades assourdissantes, emprisonnement. Toute résistance devrait être dispersée, incohérente.
G. Mettez en place un puissant appareil de surveillance des gestes, écrits et conversations de la population entière. Revenez au point E. si, contre toute attente, la population rechigne.
H. Parlez de «contexte difficile» et de «choix douloureux à faire». Dites aux gens de penser aux générations futures. Demandez-leur d’être responsables. Recommencez. Vous saurez que votre machine à absence d’espoir fonctionne quand: la population acceptera non seulement sa présence mais, en plus, vous reportera au pouvoir d’élection en élection. Vous saurez que vous avez gagné quand: ceux et celles qui auront été les premières victimes de cette machine seront devenus ses plus féroces défenseurs.
«Depuis Longueuil, les députés Nathalie Roy et Claude Surprenant de la Coalition Avenir Québec ont mis en garde contre l’imposition d’une nouvelle taxe qui se veut une contribution au transport en commun. Cette mesure pourrait être “imposée contre leur gré aux automobilistes de 66 municipalités en périphérie de la région métropolitaine de Montréal”, précise la caq. Selon le député Surprenant, cette nouvelle taxe ajoutera jusqu’à 90$ au fardeau fiscal des familles des banlieues de Montréal.»
«La conception moderne de l’amour se limite presque exclusivement au couple bourgeois et aux contours suffocants de la famille nucléaire. L’amour est devenu quelque chose de strictement privé. Il nous faut une conception plus large de l’amour. Il nous faut retrouver les conceptions publiques et politiques de l’amour qu’avaient les sociétés prémodernes. Le christianisme et le judaïsme, par exemple, conçoivent tous deux l’amour comme un acte politique qui construit la multitude. Il nous faut retrouver, dès maintenant, ce sens matériel et politique de l’amour, aussi fort que la mort. Cela ne veut pas dire que vous ne pouvez aimer votre époux, votre mère, votre enfant. Cela veut seulement dire que l’amour ne s’arrête pas là, que l’amour sert de base à la construction de nos projets politiques communs et à la construction d’une nouvelle société. Sans cet amour, nous ne sommes rien.»
J’ai grandi dans le doux crépuscule de la Révolution tranquille, le Québec orange et bleu des mouvements sociaux et de la télévision éducative, du pq socialdémocrate et du plq des «valeurs libérales». Mes parents étaient profondément impliqués dans le service social. J’ai fait mon primaire dans une école alternative où l’on nous préparait à devenir les femmes nouvelles et les hommes nouveaux du 21e siècle. Mon école secondaire publique, elle, reproduisait au tout début de son agenda une sorte de manifeste humaniste que n’aurait pas renié Pétrarque. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai pensé que le Québec était dans un processus d’amélioration continue, que le meilleur était à venir. Quand d’aventure se produisaient des évènements qui contredisaient ce récit—des changements apparents de mentalité, des coupes supplémentaires, un autre gouvernement de droite—, je les percevais comme des accidents de parcours temporaires, des pauses-pipi sur l’autoroute du progrès social. C’est avec beaucoup de retard et autant de surprise que j’ai réalisé que je vivais dans le déni: le Québec que je nous souhaite n’est pas en voie de se réaliser, en fait, nous nous en éloignons un peu plus chaque année, à chaque élection, à chaque maille détricotée dans le filet social. Il n’y a rien de passager à ces développements—c’est le nouveau sens de l’histoire, ce récit que nous nous racontons dorénavant à propos de nousmêmes et d’où nous devons aller, «ensemble».
Avec déjà 16 années d’écoulées dans ce siècle qui promettait tant mais qui a si peu donné (en 1916, le 20e siècle avait déjà inventé la psychanalyse, la physique quantique, le cubisme, le fauvisme, le futurisme, le dadaïsme, la radio, l’impression offset, la génétique, la salle de cinéma, la relativité, le Model t et l’avion), c’est ainsi que je me retrouve, au mitan de ma vie: déçu devant la tournure des évènements, trop souvent en colère compte tenu du nombre de Stoïques que j’ai lus, avec une propension aux yeux pleins d’eau qui me semble être un développement récent. Confronté aux mêmes grandes questions, toujours (Pourquoi sommes-nous ici? Quelle est mon utilité réelle? wtf, Sophie Durocher?), à la recherche de fulgurances, d’une version moderne de la providence, d’une nouvelle forme de salut.
Malgré tous les tâtonnements, il y a ceci dont je suis maintenant convaincu, sans doute pour la première fois: ce salut, s’il vient un jour, ne viendra pas de nos États. Engagés pour le moment (et surement pour quelque temps encore) dans une grande olympiade mondiale dont l’objectif est d’être le plus accommodants possible avec les multinationales et les mouvements de capitaux, les États sont aussi confrontés à de nouvelles réalités—vieillissement de la population, dérèglements climatiques, faible croissance économique ou même décroissance—qui vont les occuper pour un bout. Et puis l’Histoire nous a appris que ce sont toujours les mouvements sociaux qui font bouger les États, et non l’inverse. L’État doit rester présent et fort pour nous donner un cadre de vie et d’action, redistribuer la richesse, favoriser certains principes et valeurs—mais nous ne pouvons compter sur lui pour prendre en charge l’entièreté de notre développement en tant que société.
Nous avons trop souvent l’impression qu’il suffit de tuer le temps en attendant que des gens charismatiques au jugement impeccable daignent venir nous sauver. Nous jouons «all in» sur des chefs qui, inévitablement, nous décevront.
Ce salut ne viendra pas non plus de nos décideurs. L’ensemble de notre système médiaticopolitique, avec son désolant culte du chef, contribue à entretenir la perception selon laquelle tout ce qu’il nous manque, ce sont de bons meneurs. Nous avons trop souvent l’impression qu’il suffit de tuer le temps en attendant que des gens charismatiques au jugement impeccable daignent venir nous sauver. Nous jouons «all in» sur des chefs qui, inévitablement, nous décevront. Oh, je n’en doute pas, d’excellents leaders viendront nous donner un coup de main un jour, s’ils délaissent assez longtemps les gratifiantes tribunes médiatiques et leur fascinant fil Twitter pour accomplir le long et pénible travail de changer les choses pour vrai, dans la réalité des assemblées populaires et des comités de citoyens. Mais il faudra que nous préparions le terrain pour eux. Par ailleurs, il faut se rendre à l’évidence: Alexandre Taillefer ne pourra pas régler tous nos problèmes. Le salut, s’il vient un jour, viendra d’en bas, pas d’en haut. Il viendra de nous.
L’ampleur des problèmes sociaux et environnementaux, ainsi que leur perpétuel renouvèlement, nous confrontent constamment à notre insignifiance. Nous sommes des gouttes d’eau, des grains de sable, des amas de matière pas vraiment importants, dans le grand ordre des choses. Nous savons que nous ne sauverons pas le monde. Malgré tout, il persiste en nous ce désir d’être signifiants, d’avoir un impact, désespérément, d’une manière touchante qui nous brise parfois le cœur, quand nous sommes dans un certain état d’esprit.
Mais c’est le printemps 2016, donc. Et de la même manière que la lumière revient sur nos cités poussiéreuses et nos visages blêmes, il y a des signes qui permettent d’espérer qu’elle est peut-être aussi en train de revenir dans nos vies. De croire que ce nous potentiellement salvateur existe bel et bien, qu’il a survécu à l’hiver du capitalisme tardif.
Malgré tout ce qu’on peut énumérer de sombre et de déprimant, il y a, en ce moment, des raisons d’être optimistes. Parce que l’aliénation grandit et que l’opposition au système se fait de plus en plus cohérente, il est permis de penser que la machine à absence d’espoir peut être démontée. Du moins, nous voulons les voir, ces signes, et c’est déjà beaucoup. Des initiatives positives et fondamentalement nouvelles, une faible mais perceptible inflexion dans l’air du temps, certaines victoires électorales, un pape qui qualifie les excès du capitalisme de «fumier du Diable», des rencontres qui font du bien, la tournure inattendue que prennent certaines conversations, parfois, des textes à des années-lumière de tous les Buzzfeed de l’internet. Nous savons que nous ne sommes pas seuls, comme l’écrivait Michèle Lalonde. La victoire est loin d’être assurée, la partie est peut-être même déjà perdue. Mais la bonne nouvelle, dans tout ça, c’est que si, au final, l’amour et la justice finissent par perdre le combat contre la cupidité et l’individualisme, au moins il y en aura eu un, combat. L’éponge n’a pas été lancée. Aux quatre coins du Québec et partout sur la planète, il y a des femmes et des hommes qui ont décidé qu’il nous restait quelques rounds pour, à tout le moins, donner un bon show.
Janvier dernier: court voyage d’études en Europe, au sein d’une délégation représentant Amplifier Montréal, un mouvement de citoyens et d’organisations—fondations philanthropiques, organismes communautaires, universités, etc.—réunis pour faire de Montréal une ville plus innovante, inclusive et résiliente.
Là-bas, nous avons rencontré des gens qui font bouger les choses dans deux villes bien différentes: Londres, capitale d’un État exsangue après bientôt 40 ans d’austérité, mais toujours aussi dynamique à tant de niveaux; et Bilbao, capitale d’une petite nation intégrée dans un pays plus grand, et qui a connu une renaissance extraordinaire depuis 25 ans.
Malgré tout ce qu’on peut énumérer de sombre et de déprimant, il y a, en ce moment, des raisons d’être optimistes.
Il y avait par exemple cette entreprise qui revitalise des friches urbaines à l’aide d’infrastructures légères et peu couteuses, comme des conteneurs recyclés. Cet incubateur à entreprises sociales. Ce laboratoire d’idées consacré à la justice sociale, économique et environnementale. Cette coopérative de travailleurs devenue multinationale. Toutes des initiatives qui ont une chose en commun: l’innovation sociale, la recherche de solutions nouvelles aux besoins des gens. En misant sur la technologie et les nouveaux moyens de communication, oui, mais aussi sur des choses un peu obsolètes comme la solidarité et l’attachement à une communauté locale.
Une semaine en compagnie d’individus qui essaient de changer le monde, à leur échelle, malgré les obstacles et l’inertie des habitudes. Et, au final, une conviction, plus forte que jamais: la société que nous souhaitons se construira par l’innovation sociale, ou ne se construira pas. Ce sont les entrepreneurs sociaux qui vont nous tirer vers le haut, pas les Rona et les Bombardier de ce monde, dont les dirigeants ont depuis longtemps fait le choix de prioriser leurs actionnaires et leur propre rémunération.
L’innovation sociale comme une chandelle dans la pénombre, comme une bouée de sauvetage.
Un verre avec une amie qui, depuis plus de 20 ans, développe de meilleures manières de lutter contre l’exclusion sociale des jeunes adultes en grande difficulté. Deux décennies de luttes de toutes sortes, de frustrations, de drames humains et d’oubli de soi. Mais dans sa voix, dans ses yeux, la même détermination: «On se bute toujours au système, alors on a décidé d’inventer un autre système.» Le nouveau rêve de son organisme, Déclic: ouvrir sa propre école. Un projet fou qui pourrait bien marcher, si les gouvernements reconnaissent qu’il est possible de faire mieux et autrement.
Il faut faire plus encore. Forcer la rupture avec nos vieux réflexes, ceux qui supportent l’immobilisme. Sortir des croyances et des traditions pour être capables de reconnaitre ce que nous démontrent l’expérience de terrain, les experts et la science.
Elle dit que l’innovation sociale est essentielle, que Déclic en fait depuis le début, même quand ça dérange, même si la lourdeur des institutions et la rigidité des processus sont un frein.
«Il y a une prise de conscience qui se produit, en ce moment. On sent qu’il y a plus d’ouverture, un peu plus d’écoute. Les gens se mobilisent, ils sont peut-être plus habiles, plus nombreux qu’avant à faire valoir l’utilité et la validité des changements qu’ils proposent. Mais il faut faire plus encore. Forcer la rupture avec nos vieux réflexes, ceux qui supportent l’immobilisme. Sortir des croyances et des traditions pour être capables de reconnaitre ce que nous démontrent l’expérience de terrain, les experts et la science. Bref, ce qui a toutes les chances de mieux fonctionner.»
Dans ses temps libres, elle apprivoise les chats errants de sa ruelle pour les faire stériliser et leur trouver des maitres.
Le changement social comme une responsabilité individuelle.
Dans un cours de l’École des sciences de la gestion de l’UQAM, «Entreprendre et gérer autrement». Des étudiants en administration, en finance, en marketing, en gestion des ressources humaines. Durant deux heures, avec la professeure Annie Camus [«Réinventer le travail», Nouveau Projet 08], nous discutons d’innovation sociale, de nouvelles manières de penser la dimension économique des choses. Est-ce que ça les intéresse vraiment? Une étudiante lève la main: «On découvre qu’il y a d’autres types d’entreprises. C’est la révolution!» L’ESG comme le nouveau Petrograd.
Donnons-lui un nom, à ce Québec que nous souhaitons voir s’établir. Appelons-le Québec nouveau, par exemple, ce Québec du vrai de vrai nous. Pas le nous ethnique et replié sur lui-même que le pq a tenté de nous faire avaler il y a quelques années et celui sur lequel la caq tente dorénavant de s’appuyer, ni le nous atomisé et invidualiste qui est celui du plq et de Silicon Valley. Imaginonslui les assises suivantes, par exemple: solidarité, justice sociale, égalité, diversité, démocratie directe, respect inconditionnel de l’environnement.
Souhaitons un Québec du bien commun, plutôt qu’une société reposant sur les choix de consommation et la collaboration intéressée. Un Québec à la fois repatrimonialisé dans le contrôle de ses ressources et décentralisé dans ses instances démocratiques. Communautarisé plutôt que privatisé. Faisons ce pari audacieux: dans ce contexte, l’économie prendra soin d’elle-même, découlera de nous. Un Québec nouveau dans son rapport aux affaires, à la nature, aux gens. Un Québec métissé et résilient. Aussi: spirituel, réflexif, en lien avec ce qu’il y a de sacré dans l’univers.
Pensons-le complètement arrimé aux forces progressistes qui, ailleurs, tentent elles aussi de faire bouger les choses, qu’elles soient en Catalogne, à Taiwan ou au Manitoba (les progressistes québécois doivent cesser de tourner le dos à leurs camarades des autres provinces). Appelons-le Québec nouveau, en assumant qu’il est farfelu et anachronique, en 2016, de rêver à une société meilleure. La postmodernité nous est passée sur le corps. Choisissons quand même d’espérer le meilleur, plutôt que de nous satisfaire du moins mauvais. Nous pouvons vivre avec un peu plus de farfelu.
Mais ne nous contentons pas d’espérer: travaillons. Décidons qu’à partir de maintenant, nous agirons de la manière la plus cohérente possible, à tous les niveaux, par rapport à notre désir de voir se mettre en place le Québec nouveau. Soyons plus conscients de notre droit et de notre obligation d’y participer activement. Plantons un jardin, vendons notre voiture, faisons du bénévolat (au Canada, ce sont les Québécois qui continuent d’en faire le moins, et ce n’est pas le genre de société distincte que nous voulons). Cessons, dès aujourd’hui, d’encourager les entreprises, les organisations, les médias et les partis politiques qui vont à l’encontre de ce que nous souhaitons. Nos décisions individuelles sont dénuées de sens—jusqu’au moment où elles commencent à se produire toutes en même temps.
Le monde d’aujourd’hui est celui de tous les possibles, mais nous vivons encore comme s’il était une épicerie soviétique des années 1970. Redevenons conscients que nous avons plus de choix. Toutes les idées sont les bienvenues, pourvu qu’elles soient utiles. Il y a tant à faire, à réinventer.
Attendons-nous à perdre des combats, des luttes et des élections. Soyons prêts à être frustrés, souvent. Des échecs se produiront, comme chaque fois que de nouvelles expériences sont tentées. Mais soyons patients. Le vrai changement prend du temps. Et si, au final, la bataille est perdue, au moins notre existence aura été digne, aura été noble.
Appelons-le Québec nouveau, ou quoi que ce soit d’autre, mais gardons-la en tête, cette vision de la société que nous souhaitons, cette nouvelle Révolution tranquille. Faisons-en le sens qui manq
Le cri du geai bleu qui perce le silence ouaté d’un dimanche matin brumeux. La neige d’un hiver funestement doux qui retourne à l’état liquide qu’elle n’aura que brièvement quitté. «Alors que ton sang est encore chaud, que tu es dans la force de l’âge, élance-toi vers un monde meilleur», conseille Sénèque depuis l’an 49.
Il y a cette note devant moi quand je travaille, depuis quelques semaines: «perturber et construire». Je ne sais déjà plus où j’ai pris ça, ni pourquoi je l’ai transcrit sur un post-it que j’ai collé sous le moniteur de mon ordinateur. Mais il y a quelque chose qui résonne en moi quand mon regard se pose dessus.
Peut-être parce que les deux verbes, côte à côte, résument assez bien ce qu’on a essayé de faire, depuis quatre ans, à Atelier 10 et dans Nouveau Projet. Sauf que vous savez comment c’est, quand on lance un projet complexe, il y a beaucoup—comment dire—d’intendance à faire. Juste à se dépêtrer avec les déductions à la source, même Sénèque aurait capoté.
Mais maintenant que la csst est satisfaite et que le plafond figuré ne coule plus autant, vous pouvez compter sur nous pour augmenter graduellement l’intensité de notre mode «perturber et construire», au cours des prochaines années. C’est une sorte de résolution, de promesse qu’on se fait et qu’on vous fait.
On a vraiment très envie de devenir la plateforme des projets un peu fous de ceux et celles qui ont envie, comme nous, avec nous, de perturber et de construire. Donner une voix au Québec nouveau. Pendant que notre sang est encore chaud.
On a toutes sortes de projets en ce sens, mais on serait très heureux d’entendre parler des vôtres, aussi. Ceux que vous aimeriez faire avec nous, ceux que vous aimeriez faire sans nous. Économie solidaire, entrepreneuriat social, formules hybrides et inédites: faites du bruit. On a vraiment très envie de devenir la plateforme, le tremplin, le trampoline, même, des projets un peu fous de ceux et celles qui ont envie, comme nous, avec nous, de perturber et de construire. Donner une voix au Québec nouveau. Pendant que notre sang est encore chaud.
«Seule une prise de conscience fondamentale sur ce que nous sommes et voulons devenir peut permettre de changer de civilisation», disait récemment Edgar Morin. Considérons qu’assez de gens sont tout près de cette prise de conscience pour former la masse critique nécessaire au changement de civilisation en question.
«Si l’histoire du mouvement pour la justice globale nous enseigne quelque chose, rappelle quant à lui David Graeber, c’est qu’il suffit d’une petite ouverture pour que l’imagination s’élance.»
Considérons que nous sommes sur le bord d’un retour en force de l’imagination populaire, et que la multiplication des solutions alternatives fera en sorte que l’ordre actuel des choses apparaitra de plus en plus contournable.
Des promesses que nous nous ferions. Des points de lumière dans le ciel nocturne. Juste parce que sinon: à quoi bon continuer, vraiment? «Sans cet amour, nous ne sommes rien.»
L’effondrement arrive, a même possiblement déjà commencé. Plutôt que de nier le désastre, il est temps de préparer la suite en y consacrant tout ce qui nous reste de capacité à rêver.
Alors que les frontières se referment et que grandissent la peur de l’autre et le désir de nous retrouver «entre nous», quel espoir y a-t-il pour l’entraide dont nous avons si cruellement besoin, en ce moment critique?
Comment notre époque peut-elle en même temps sembler aussi spectaculairement catastrophique et profondément ennuyante, par bouts?