L’étrange cas du racisme sexuel

Martin Gibert
 credit: Illustration: Laurianne Poirier
Illustration: Laurianne Poirier
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L’étrange cas du racisme sexuel

À l’heure où les données numériques bousculent les connaissances en sciences sociales, le philosophe Martin Gibert se penche sur un phénomène jusqu’alors invisible : les discriminations raciales qui s’opèrent quotidiennement sur les sites de rencontre.

Considéré dans ce texte

L’essai Dataclysm, de Christian Rudder. Les préférences sexuelles. Les tests d’association implicite. La morale des ménages. La psychologie sociale, à l’ère de Big data. Le racisme occulté de la pornographie.

Qu’appelle-t-on une scène «interraciale»? Dans l’univers de la porno, et contrairement à ce qu’on pourrait croire, le terme ne qualifie pas une relation sexuelle avec des personnes d’ethnies différentes. Une femme asiatique qui couche avec un homme arabe, ce n’est pas de l’«interracial». L’étiquette désigne uniquement les relations entre personnes blanches et noires.

Loin d’être anodine, la chose révèle le profond racisme dont souffre l’industrie du X. Ainsi, tandis qu’une actrice noire qui refuserait de tourner avec des hommes blancs serait rapidement exclue du jeu, les actrices blanches évitent de faire de l’«interracial» ou demandent un plus gros cachet—en particulier parce que cela diminue leur valeur sur le marché. Le double standard est plus troublant encore lorsqu’on sait que pour un type de scène donné, les actrices noires seront moins bien payées (jusqu’à 50%) que leurs consœurs blanches.

Ces noces indécentes du racisme et de la sexualité ne sont pas nouvelles. Et elles débordent bien évidemment de l’«interracial». On pense par exemple au succès fulgurant de l’Américano-Libanaise Mia Khalifa, l’actrice la plus recherchée sur PornHub. Le hijab qu’elle porte dans un vidéo n’y est sans doute pas pour rien.

Mais le phénomène se cantonne-t-il aux films X? Rien n’est moins sûr. D’ailleurs, peut-on seulement parler de racisme? Après tout, lorsqu’on s’aventure dans le domaine de l’intime, comment savoir s’il s’agit de préférence ou de discrimination? Est-il moralement acceptable d’avoir une attirance sexuelle ou amoureuse pour certaines ethnies?

Sur de nombreux sites de rencontre en ligne, par exemple, on peut indiquer son «groupe ethnique». Un site américain propose ainsi à ses utilisateurs de s’identifier selon les options suivantes: Amérindien, Asiatique, Blanc, Hispanique/Latino, Indien, Iles du Pacifique, Moyen-Orient, Noir et autre. Il est aussi possible d’utiliser ces mêmes options dans ses critères de recherche. Et c’est là que surgit un étrange problème moral: devrait-on cocher une case?

On peut bien sûr soutenir que la sexualité appartient à chacun et qu’il ne devrait jamais être question de moralité lorsqu’on touche à l’économie libidinale. Hétéro, homo, bi, queer, poly, BDSM, tatouages, fétichisme : à quoi bon juger les gouts, les dégouts et les couleurs dans nos pratiques les plus intimes? D’un autre côté, si nous tenons à l’égalité, pourquoi faudrait-il ignorer les questions de justice lorsqu’on franchit le seuil de la chambre à coucher?

La notion de racisme sexuel épingle précisément ce phénomène: les discriminations raciales, plus ou moins diffuses, qui déterminent nos choix de rencontres sexuelles et amoureuses. Dans son intitulé même, la notion n’est pas moralement neutre: elle condamne cette manière implicite ou structurelle de stigmatiser qui, d’un même souffle, renforce et occulte les hiérarchies raciales. Mais avons-nous des preuves documentées de ces discriminations? Et faut-il les combattre? Voilà tout le problème que soulève l’étrange cas du racisme sexuel.

Pour ma part, m’en remettant au minimalisme moral du philosophe Ruwen Ogien, je me suis longtemps contenté d’une analyse en termes de «non-nuisance»: après tout, à qui cela pourrait-il faire du tort que vous préfériez un groupe ethnique à un autre? Cochez qui vous voulez, et vive l’amour libre! Sauf que j’ai changé d’avis. Et je dois dire que la lecture de l’essai de Christian Rudder, Dataclysm: Who We Are (When We Think No One’s Looking) (Random House, 2014), n’y est pas étrangère.


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Dans le secret de big data

Autant l’avouer d’emblée: je suis un peu jaloux de Christian Rudder. Il est beau, riche, sympa, diplômé en maths de Harvard, joue de la guitare dans un groupe indie rock et fait des blagues que je ne comprends pas toujours. Mais si je suis jaloux de ce quadragénaire résidant à Brooklyn, c’est encore pour autre chose. C’est parce qu’il a un accès privilégié à des data. À beaucoup de data. Mais genre: beaucoup.

Il faut dire que Christian Rudder a cofondé en 2004 un site de rencontre en ligne qui compte dix millions de membres. Sur OkCupid—c’est son nom—, plus de quatre millions de messages sont échangés chaque jour entre adultes consentants. Et, bien évidemment, pour trouver l’âme sœur ou un one night, les utilisateurs consentent à se présenter sous diverses coutures, qui sont autant d’indicateurs sociodémographiques. Ils répondent aussi, en moyenne, à plus de 300 questions, allant de «Bruler le drapeau devrait-il être illégal?» à «Quelle est la fréquence de vos douches?», en passant par «Qu’est-ce qui correspond le mieux à vos idées politiques?» C’est à partir de ces questions—et de l’importance que l’utilisateur accorde à la réponse—que l’algorithme établit un degré de match potentiel. (Et, de façon assez surprenante, les questions qui prédisent le mieux le succès d’une rencontre sont «Aimez-vous les films d’horreur?» et «Avez-vous déjà voyagé seul à l’étranger1« Pour environ les trois quarts des relations durables rendues possibles par OkCupid, explique Rudder, les deux personnes ont répondu de la même manière à ces questions, soit oui, soit non. Les gens tendent à surestimer les gros enjeux, ceux qui éclaboussent : la religion, la politique ou, bien sûr, l’apparence physique. Mais ils n’ont pas l’importance qu’on leur prête. Parfois, ils n’en ont même aucune. »?»)

Dans son livre, Rudder présente certaines de ces données—l’utilisateur accepte leur utilisation (agrégée et anonyme) lorsqu’il crée un compte sur le site—et les compare dans plein de diagrammes, de belles infographies en rouge et noir et de références à la pop culture américaine. L’essai, un peu bancal et décousu, oscille entre l’ouvrage de vulgarisation scientifique à l’écriture alerte et la présentation de Big data inédites2Sur le site de « critiques littéraires » Goodreads.com, le livre a été noté par plus de 6 000 lecteurs et a obtenu 3,7 sur 5.. (On parle maintenant de Big data un peu comme on parle de Big Oil. Wikipédia définit—laborieusement—le terme comme des «ensembles de données qui deviennent tellement volumineux qu’ils en deviennent difficiles à travailler avec des outils classiques de gestion de l’information»). On apprend ainsi que, sur OkCupid, le quart des messages envoyés sont des copiés/collés. Et, parce que la vie est injuste, ces messages génériques reçoivent seulement 25% moins de réponses que ceux qui témoignent d’un véritable effort de dialogue. Rudder présente également des études réa lisées à partir de Google, Tinder, Twitter, Facebook, Reddit ou Craigslist. Il en tire des enseignements sur ce qui nous rassemble (les photos de prof il, les réseaux sociaux), ce qui nous divise (la cyberviolence, la hiérarchie de la beauté, entre autres) et ce qui nous constitue (identité numérique, sexualité, etc.). 

À défaut de thèse centrale et d’analyse approfondie, Dataclysm nous donne en pâture des milliers de données qui s’avèrent un matériau passionnant. Rudder explique bien comment ce déluge numérique est probablement en train de révolutionner la connaissance que l’homme a de lui-même. Pensez-y bien: en sciences sociales, pour connaitre les penchants et habitudes de nos congénères, on devait, jusqu’à présent, constituer un échantillon représentatif et faire passer un questionnaire. Avec un bon budget, on pouvait au mieux interroger quelques centaines de personnes. Avec les données numériques, il est désormais possible d’agréger des millions d’informations—sur nos choix, notre localisation, le temps que nous mettons à nous décider, etc.—à partir de chaque clic fait sur un site internet.

Outre le nombre vertigineux de données recueillies, l’ère numérique offre aussi une perspective avantageuse sur nos croyances et nos désirs les plus intimes. Personne ne nous regarde lorsque nous lançons une requête sur Google ou lorsqu’on swippe sur Tinder. Pour les chercheurs, cela permet donc d’éviter le «biais de la désirabilité sociale», cette tendance que nous avons tous à nous présenter sous notre meilleur jour—en particulier à ceux qui font des sondages.


Un racisme implicite

Le racisme sexuel étant un territoire de l’intime, on peut donc être curieux des enseignements du web. Rudder y consacre ce qui constitue, sans doute, le plus intéressant de ses chapitres («The confounding factor»). Ainsi, sur OkCupid, les utilisateurs peuvent noter (d’une à cinq étoiles) l’apparence physique des matchs potentiels. Alors, que disent les données lorsqu’on leur pose la question? Le tableau ci-dessous présente la manière dont les hommes hétéros (colonne de gauche) sont attirés par les femmes en fonction de leur groupe ethnique:

On le voit, les hommes ont tendance à mieux évaluer les femmes de leur propre groupe. Mais on constate surtout que les femmes noires sont très largement pénalisées. Et sur Match.com, le site de rencontre le plus populaire aux États-Unis, la situation est encore pire. 

On observe la même chose du côté des femmes. Si elles préfèrent largement les hommes de leur propre groupe, on constate qu’elles attribuent des notes inférieures aux hommes noirs et asiatiques, tandis que les Blancs s’attirent davantage leurs faveurs.

Il ne faut pas se méprendre. Cela ne «démontre» en aucun cas que les personnes noires sont moins attirantes. Christian Rudder précise: «Au Royaume Uni, les personnes noires qui utilisent OkCupid ont un taux de réponse d’à peine 1,1% plus faible que celui des utilisa teurs blancs. Au Japon, c’est 2,2%. Au Canada, 10%.» Cela suggère par contre que le racisme sexuel est une attitude largement implicite. La plupart des gens ne se perçoivent pas comme racistes. Ainsi, sur OkCupid, 84% des utilisateurs répondent qu’ils ne pourraient pas sortir avec une personne ayant tenu des propos xénophobes. Dans une société qui valorise l’égalité, les discriminations raciales ne sont plus socialement acceptables.

Cela ne signifie pas qu’elles ont disparu des mœurs ou des cerveaux. Même sans le savoir, nous sommes imprégnés de préjugés inconscients ou de biais implicites. Pour connaitre ce qui se cache derrière le racisme sexuel, il faut donc convoquer à la fois la psychologie et la sociologie. Comme le rappelle Rudder, «il y a aussi de la culture là-dessous, il y a des attentes, il y a du conditionnement. Voilà ce que montrent ces données. Et parce qu’elles concernent des relations entre deux personnes, et qu’elles sont collectées avec une extrême précision, elles nous montrent ce qu’au cune autre recherche ne pourrait montrer».

En psychologie sociale, les tests d’association implicite (IAT) permettent justement de mesurer le phénomène des biais implicites pour tel ou tel groupe. En allant sur Projectimplicit.net, un site hébergé par l’Université Harvard, on peut expérimenter la chose par soi-même. La page d’accueil vous met en garde: «Si vous ne vous sentez pas prêt à prendre connaissance d’interprétations qui peuvent vous paraitre désobligeantes, veuillez ne pas passer à l’étape suivante.  Mais nous sommes prêts. Et nous passons à l’étape suivante: un bref questionnaire sociodémographique. Commence alors le test.

La première étape consiste à classer des mots qui apparaissent sur l’écran noir: joie, amour, paix, douleur, horrible, affreux, etc. La consigne est simplissime: identifier le plus rapidement possible ces termes selon qu’ils sont «bons» ou «mauvais» en cliquant à gauche ou à droite de l’écran. La seconde étape présente des photos de visages à identifier, les blancs à gauche et les noirs à droite. Encore facile. Les choses se compliquent alors un peu, puisque vont apparaitre des mots ET des visages. Consigne: le plus rapidement possible, cliquer à droite pour les visages blancs et les mots positifs, à gauche pour les visages noirs et les mots négatifs.

La dernière étape, qui permute les critères, requiert davantage d’attention: cliquer à droite pour les visages blancs et les mots négatifs, à gauche pour les visages noirs et les mots positifs. On hésite plus que de coutume. Le stress monte: le couplage visage blanc-mauvais et visage noirbon, va, semble-t-il, beaucoup moins de soi. Tout se passe comme si nos habitudes cognitives étaient prises à rebrousse-poil. Le test, qui calcule le taux d’erreur et les temps de réponse, confirme cette impression: habituellement, les gens se trompent davantage et mettent plus de temps à répondre dans cette dernière configuration. Enfin, le verdict, humiliant mais annoncé, tombe: «Vos données suggèrent une préférence automatique moyenne pour les personnes blanches en comparaison des personnes noires

Depuis qu’ils existent, plusieurs millions de personnes ont passé des tests de ce type—il y en a d’ailleurs sur bien d’autres sujets, comme l’association implicite «masculin-sciences» ou «prénom arabe-mauvais». Il en ressort que la plupart des Blancs ont un biais favorable aux Blancs. On retrouve même cette tendance chez des enfants âgés de six ans. Mais ce n’est pas le cas des Noirs, qui ne démontrent aucun biais particulier, ni à l’égard des Blancs ni à l’égard des Noirs.

Que mesurent ces tests? Notre propension à connecter différentes catégories ou différents concepts dans une tâche cognitive. Très utilisés depuis une quinzaine d’années en psychologie sociale, ils sont efficaces pour prédire les comportements des gens—plus que les déclarations explicites. Ils démontrent surtout que notre cognition est grevée de toutes sortes de biais moralement arbitraires. Pour Mahzarin Banaji, la professeure à Harvard derrière Projectimplicit.net, il est important d’avoir conscience de ses propres intuitions et d’y prendre garde lorsque nous prenons des décisions: «Il faut aussi une vigilance constante. Et nous devons trou ver une manière d’avoir un débat public sur les solutions qui marchent pour chaque communauté


Un privilège 2.0

Reste qu’on peut se demander si le racisme sexuel est vraiment du racisme. Jusqu’à présent, le débat a surtout intéressé les forums gais. Une étude australienne indique d’ailleurs que 64% des hommes gais et bisexuels considèrent qu’il est acceptable d’indiquer des préférences raciales sur des sites de rencontre. Ils sont, au contraire, 36% à y voir une forme de discrimination. La dispute est aussi lexicale. Sur le dictionnaire participatif Urbandictionary.com, la définition la plus populaire du racisme sexuel (164 J’aime) invoque «une discrimination fondée sur la race, en particulier dans une annonce sur l’internet». Et on donne un exemple: «Cherche quelqu’un d’intelligent, de sexy et de fun. Pas de Noirs ou d’Asiatiques. Je ne répondrai pas à vos messages.» Mais une autre définition (45 J’aime) vient contester la première: « Un terme banal, forgé et utilisé par ceux qui ne tolèrent pas les préférences des autres», assorti de l’exemple «quiconque est attiré par les Asiatiques est coupable de racisme sexuel».

Alors, le racisme sexuel est-il une réalité ou une conspiration politiquement correcte? En fait, les données de Rudder ne font que confirmer les études qui attestent l’existence de discriminations raciales quant aux partenaires sexuels ou amoureux. Des recherches ont notamment montré que les femmes blanches (hétéros) préfèrent les hommes blancs et qu’elles sont moins enclines à sortir avec des nonblancs. Dans les sites de rencontre gais, les hommes asiatiques sont les moins désirés et ce sont les hommes blancs qui, encore une fois, s’en tirent le mieux3L’étude ci-dessus montre d’ailleurs que les opinions sur l’acceptabilité du racisme sexuel entrent en corrélation avec un index général de discrimination. Ainsi, plus les gens ont tendance à être racistes, plus ils trouvent acceptable d’être sexuellement attiré ou dégouté par certains groupes ethniques..

Mais pourquoi est-ce si accepté? Si le racisme sexuel est implicite, il est aussi bien souvent invisible: la plupart des gens ne le perçoivent pas comme un problème. Dès lors, il est difficile de ne pas faire le lien avec la notion de privilège développée par Peggy McIntosh. Dans un court texte de 1988— «White Privilege and Male Privilege», devenu depuis un classique—la professeure de littérature dresse une liste de 50 privilèges dont elle profite en tant que femme blanche. Ces exemples surprennent par leur sagacité et leur trivialité: ne pas être suivie du regard par le vigile lorsqu’elle fait ses courses, ne pas avoir à représenter son groupe ethnique lorsqu’elle prend la parole, ne pas craindre que ses enfants soient victimes d’actes racistes. Le dernier de la liste est sans doute le plus brillant : pouvoir discrètement dissimuler une blessure avec un diachylon couleur «chair».

«En tant que personne blanche, écrit McIntosh, on nous enseigne que le racisme place les autres dans une situation désavantageuse, mais on n’apprend pas le corolaire, le privilège blanc, qui me place, moi, dans une position avantageuse.» Les privilèges blancs, poursuit-elle, sont un peu comme un sac à dos invisible, plein de ressources et de permis d’entrée dans les différentes dimensions de la vie sociale. Et nul besoin d’être raciste pour profiter des avantages matériels (comme l’accès à l’emploi ou au logement) ou psychologiques (comme l’estime de soi) qui viennent avec le sac à dos.

Bref, le racisme sexuel pourrait bien s’ajouter à la liste de McIntosh: « Je ne suis pas pénalisée en raison de ma couleur de peau lorsque je vais sur un site de rencontre. » Merci la vie.


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Promouvoir la justice sexuelle

S’il importe de condamner le racisme sexuel, c’est d’abord parce qu’il s’agit d’une discrimination moralement arbitraire entre des individus. Pourquoi la couleur de notre peau devrait-elle influencer la réussite de nos vies intimes? De plus, ces stigmatisations inconscientes qui se nourrissent des stéréotypes raciaux tendent aussi à les renforcer : femme asiatique soumise et sensuelle, homme asiatique efféminé et asexuel, homme noir agressif, dominant et bien monté, femme noire sexuelle et agressive. Autrement dit, non seulement une femme noire hétéro aura moins de chance de rencontrer un partenaire, mais elle devra aussi composer avec le fait qu’il la perçoit peut-être comme une tigresse hypersexuelle. Et tant pis pour elle si elle est plutôt soirée Netflix.

Sur Aphro-ism.com, la blogueuse Syl Ko raconte ainsi que, jusqu’à l’âge de 21 ans, elle était gênée d’être noire, en particulier parce que, aussi bien au cinéma qu’à la télé, «les hommes, même lorsqu’ils n’étaient pas blancs, préféraient les femmes blanches». Et se défriser religieusement les cheveux ne changeait rien à l’insupportable impression d’être inférieure : «Pour beaucoup, sinon toutes les personnes noires (et pour ne pas mentionner les autres personnes non blanches), le racisme est particulièrement préjudiciable parce que nous nous éprouvons fondamentalement comme des “moins que”, comme en perpétuel défaut ontologique.» Et c’est bien cela qu’illustre aussi la situation sur les sites de rencontre.

Sonu Bedi, un chercheur en théorie politique, vient de publier un article sur le sujet. Dans «Sexual Racism : Intimacy as a Matter of Justice», il soutient que l’accès à des opportunités amoureuses et sexuelles est une véritable question de justice. «Je définis le “racisme sexuel” par le fait de privilégier les partenaires amoureux ou sexuels sur la base de la race, écrit-il, et d’une manière qui renforce les hiérarchies et les stéréotypes raciaux.»

Pour Bedi, le personnel est politique. Si l’on reconnait, avec les philosophes John Rawls et Martha Nussbaum, qu’être partie prenante d’une relation amoureuse réciproque est un «bien social fondamental» ou un pilier de la dignité humaine, alors le racisme sexuel n’est pas acceptable. Car, aussi bien le rejet que le fétichisme racial sont des attitudes qui nuisent aux personnes «racisées»—une tournure passive éloquente, que l’on trouve de plus en plus souvent dans les études à ce sujet.

Autrement dit, si l’accès à la sexualité constitue une nouvelle extension du domaine de la lutte, il faut se rendre à l’évidence que les armes ne sont pas équitables. Pourtant, tout comme on cherche l’égalité dans le marché de l’emploi, on devrait souhaiter un «marché de l’intimité» sans discrimination. Il y a fort à parier que, dans une délibération non biaisée (ou derrière un voile d’ignorance, comme dirait Rawls), nous serions tous favorables à une juste répartition de l’amour et de l’intimité. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à se représenter les conséquences en matière d’estime de soi pour celles et ceux qui subissent le racisme sexuel.

Mais que faire de l’objection «libertarienne»: privilégier certains groupes ethniques ne relève-t-il pas d’un choix esthétique plutôt que moral? De fait, le marché de l’intimité n’est pas tendre non plus pour celles et ceux qui ne remplissent pas certains critères physiques. Et personne n’y voit de «racisme». Comme chacun devrait être libre de préférer les cheveux courts ou longs, blonds ou bruns, nous ne devrions pas avoir à rendre de comptes sur la couleur de peau qui nous fait frissonner.

En fait, pour Sonu Bedi, les « préférences » raciales en matière de sexualité ne peuvent être mises sur le même plan que les préoccupations esthétiques. D’une part, la «race» est une construction sociale, légale et politique plutôt qu’une propriété purement physique, comme la taille ou le poids. Ensuite, les discriminations raciales s’inscrivent dans une histoire marquée par l’exclusion, ce qui, là non plus, n’est pas le cas pour des critères physiques. Et, quoi qu’il en soit, un choix fait pour des motifs esthétiques peut tout à fait avoir des conséquences morales.

Bien sûr, condamner le racisme sexuel n’en demeure pas moins délicat. Il paraitrait absurde—et très paternaliste—de blâmer les individus pour leur choix de partenaires. Et comment convaincre un «raciste sexuel» de changer d’avis? Pourtant, rappelle Sonu Bedi, cela ne change rien à l’injustice de la situation. «Cela indique simplement que la coercition n’est pas un bon remède pour ce genre d’injustices.»

Et cela ne devrait surtout pas nous dispenser de promouvoir la justice sexuelle. Si la question des moyens doit demeurer ouverte, nous n’en avons pas moins la responsabilité d’amener le sujet dans l’espace public. Et d’en parler: dans les médias, à l’école, entre nous. Car, comme souvent, il y a d’abord là-dessous une défaillance de la perception morale. Sauf à vouloir nous cramponner à un privilège blanc, quelle raison pourrait-il y avoir de ne pas essayer de changer les choses?

Très concrètement, Bedi suggère que les sites de rencontre verrouillent les critères raciaux dans les options de recherche. Pourquoi pas. Mais je me demande si une solution plus discrète ne serait pas encore plus efficace. On pourrait, par exemple, convaincre Christian Rudder de modifier l’algorithme de rencontre pour compenser les discriminations raciales. Les données numériques sont certainement assez complètes pour y parvenir, et sans brimer la liberté des utilisateurs. D’ailleurs, qui nous dit qu’il ne l’a pas déjà fait?


Martin Gibert est l’auteur de Voir son steak comme un animal mort (Lux, 2015) et rédacteur en chef de Versus magazine.

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