La fabuleuse histoire des promesses de Rio Tinto Alcan
Photo: Neuville Bazin / BAnQ
La fabuleuse histoire des promesses de Rio Tinto Alcan
Avant les usines de batteries, il y a eu les alumineries. Le Québec est-il contraint d’offrir de généreux cadeaux aux multinationales pour les attirer sur son territoire? Chose certaine, depuis des décennies, aucun de nos gouvernements n’a su forcer Rio Tinto Alcan à respecter ses engagements.
Les gens qui habitent au Saguenay–Lac-Saint-Jean parlent de leur coin de pays comme d’un royaume, car tout y est gigantesque: une rivière qui a le débit d’un fleuve, un lac aussi vaste qu’une mer intérieure et une inondation qui a tourné au déluge. Alcan règne sur ce royaume depuis près d’un siècle. La compagnie—Rio Tinto Alcan depuis 2007—y possède six centrales électriques, quatre usines, un port, un chemin de fer de 142 kilomètres. Elle y emploie aussi plus de 4 000 personnes, ce qui en fait le plus gros employeur de la région.
La fabrication de l’aluminium
L’électricité représente 30% du cout de production de l’aluminium, car ce dernier est obtenu lorsqu’un fort courant électrique passe dans une cuve remplie d’alumine, un dérivé de la bauxite. Sous l’effet de ce courant électrique, l’alumine se transforme en aluminium.
C’est le potentiel hydroélectrique exceptionnel de la région qui a attiré Alcan au Saguenay, au début du siècle dernier, car il faut beaucoup d’électricité pour produire de l’aluminium. Ce qui vaut pour le Saguenay—Lac-Saint-Jean vaut aussi pour tout le Québec. Hier comme aujourd’hui, nos précieux mégawatts, abondants et peu chers, servent d’appât pour attirer des entreprises chez nous1Ce n’est donc pas un hasard si toutes les alumineries canadiennes sont installées au Québec sauf une, celle de Kitimat, en Colombie-Britannique, propriété de Rio Tinto.. En échange, ces entreprises s’engagent à investir des millions et à créer des emplois. Des engagements censés garantir que les bénéfices que nous en retirons collectivement valent bien les faveurs que nous leur accordons.
Mais en avons-nous vraiment pour notre argent? Répondre à cette question exige qu’on examine la nature des engagements pris, qu’on vérifie s’ils ont été tenus et si les entreprises fautives ont été pénalisées.
C’est à cet exercice que se sont livré·e·s d’ancien·ne·s cadres d’Alcan et de Rio Tinto, et leur conclusion est sans équivoque: la multinationale n’a pas tenu ses promesses. Et ce qui les met en colère, c’est qu’aucun des avantages concédés ne lui a été retiré, comme l’explique leur porte-parole Jacques Dubuc: «Rio Tinto Alcan profite de ressources hydrauliques qui lui procurent des avantages concurrentiels de plus de 400 millions de dollars par année, sans apporter, comme promis, sa contrepartie sous forme d’investissements pérennes, alors que les conditions de marché et les perspectives lui sont favorables depuis plusieurs années.»
Ce verdict sans appel, ce groupe d’ex-cadres l’a posé après avoir passé au crible trois ententes conclues entre Alcan, Rio Tinto et le gouvernement du Québec: le bail de la Péribonka de 1984, la convention de continuité de 2006 et les engagements de Rio Tinto lors de l’achat d’Alcan en 20072Le groupe de Jacques Dubuc compte une dizaine d’ancien·ne·s cadres d’Alcan et de Rio Tinto. Lui-même y a travaillé de 1985 à 2009..
- Le barrage de L’Isle-Maligne en 1930.Photo: BAnQ
La puissance hydraulique de Rio Tinto Alcan
- RTA est la seule aluminerie qui possède ses propres centrales électriques, lesquelles comblent 85% de ses besoins en électricité. Le reste provient d’Hydro-Québec.
- Ces centrales ont une capacité de 3125 mégawatts, assez pour alimenter une ville d’un million d’habitant·e·s.
- RTA verse des redevances pour ses centrales de la Péribonka, mais aucune pour celles du Saguenay, car elle est propriétaire à perpétuité du lit de la rivière entre L’Isle-Maligne et Shipshaw.
Le bail de la Péribonka
En 1984, le gouvernement du Parti québécois, alors mené par René Lévesque, renouvèle le bail de la Péribonka, en vertu duquel, moyennant le versement de redevances, Alcan loue les forces hydrauliques de cette rivière sur laquelle elle a érigé trois centrales pour alimenter ses usines3Loi sur la location de forces hydrauliques de la rivière Péribonca [sic] à Aluminium du Canada, Limitée.. Le bail est reconduit pour 50 ans (jusqu’en 2034) avec une option de le prolonger de 25 autres années, jusqu’en 2059.
À l’époque, Alcan a convaincu le gouvernement de le renouveler en lui présentant son plan ambitieux de construire, avant 2009, trois nouvelles usines, ce qui représentait alors un investissement colossal de trois milliards de dollars. À la fin du bail, ou de sa prolongation, le gouvernement deviendrait propriétaire des centrales sur la Péribonka, sans compensation financière, à moins qu’il y renonce de son propre chef. Le gouvernement donne alors la chance au coureur.
En 2006, trois ans avant l’échéance de 2009, deux milliards ont été dépensés, deux usines ont été construites, l’une à Laterrière, l’autre à Alma, mais le dernier milliard et la dernière usine se font toujours attendre. Réalisant qu’elle va rater l’échéance, la compagnie prend les devants; elle demande au gouvernement de prolonger quand même le bail jusqu’en 2059 en promettant de nouveaux investissements. Le gouvernement libéral de l’époque aurait pu refuser, mais il a plutôt décidé de donner une deuxième chance à Alcan—en échange de quoi l’entreprise doublera la mise. Ce n’est pas un, mais 2,1 milliards qu’elle investira d’ici 2017 dans la construction d’une usine géante de 252 cuves AP-60 qui portera à 400 000 tonnes métriques la production annuelle d’aluminium, avec, à la clé, la création de 740 emplois.
Séduit, le gouvernement met à la disposition d’Alcan un prêt de 400 millions sans intérêt, sur 30 ans. Hydro-Québec, de son côté, reporte de 2023 à 2045 l’échéance d’un contrat d’approvisionnement de 342 mégawatts et lui réserve un bloc supplémentaire de 225 mégawatts si elle en avait besoin. Dans la lettre d’entente entérinée par les trois parties en décembre 2006, des pénalités sont prévues si les investissements et les emplois promis ne sont pas au rendez-vous dans les délais convenus.
Malgré son offre très généreuse, le gouvernement craint qu’Alcan passe sous contrôle étranger, car de nombreux prédateurs rôdent autour. Pour les éloigner, il assortit la lettre d’entente d’une convention de continuité.
La convention de continuité
Cette convention impose tellement de conditions à tout acheteur potentiel que personne n’osera s’y frotter, croit le gouvernement. Pour mettre la main sur Alcan, il devra, entre autres, donner suite à tous les engagements compris dans la lettre d’entente; conserver son siège social à Montréal avec toutes les activités propres à un vrai siège social; maintenir les budgets communautaires et les dépenses en recherche et développement à des niveaux au moins comparables à ceux déjà en vigueur. Sans quoi cet acheteur ne pourrait conserver les avantages concédés à Alcan4Ministère du Développement économique, de l’Innovation et de l’Exportation, 7 aout 2007.. Des conditions non négociables, a dit le ministre Raymond Bachand à l’époque.
- La rivière Péribonka
«Rio Tinto Alcan profite de ressources hydrauliques qui lui procurent des avantages concurrentiels de plus de 400 millions de dollars par année, sans apporter, comme promis, sa contrepartie sous forme d’investissements pérennes.»
— Jacques Dubuc
Mais cette convention, en prolongeant à l’avance le bail de la Péribonka et les autres contrats d’approvisionnement en électricité, privait du même coup le gouvernement d’un important levier qui aurait pu éloigner les prédateurs: laisser planer l’incertitude sur l’accès à ces juteux contrats en cas de changement de propriétaire. Si bien qu’au lieu de les faire fuir, cette convention leur a plutôt tracé la voie à suivre pour s’emparer d’Alcan. Il a suffi que Rio Tinto s’engage à respecter la convention de continuité pour prendre le contrôle d’Alcan. En aout 2007, c’était chose faite; après avoir versé 40 milliards de dollars aux actionnaires, Rio Tinto Alcan était née.
Une transaction d’une ampleur inédite, qui a créé une véritable commotion. Et pour cause: Alcan était un symbole de réussite, tant au Québec qu’au Canada. Américaine au départ, l’entreprise s’était transformée au fil des ans en une multinationale canadienne prospère (Aluminium Canada) dirigée par des gens d’ici et en français. Tant d’efforts pour repasser, un siècle plus tard, en des mains étrangères, australo-britanniques cette fois.
Investissement Canada n’a pas opposé son véto à cette transaction, et à l’instar du Québec lui a donné son aval en imposant ses conditions: 3,9 milliards d’investissement au Canada, le maintien du siège social à Montréal au moins jusqu’en 2017, et des sanctions si ces conditions n’étaient pas remplies.
En 2017, RTA n’avait toujours pas investi les 2,1 milliards promis, en contravention de l’entente de 2006. Seul 1,3 milliard a été injecté en 2013 pour l’ajout de 38 cuves AP-60 à l’usine d’Arvida, ce qui a seulement entrainé une hausse de production d’aluminium de 60 000 tonnes métriques et l’embauche de 100 travailleur·se·s. RTA ratait la cible une fois de plus, et une fois de plus le gouvernement lui donnait une chance, une troisième.
L’entente allégée de 2018
Le même scénario s’est répété une nouvelle fois. À l’approche de l’échéance de 2017, RTA a informé Québec qu’elle n’atteindrait pas la cible d’investissements promis, et le gouvernement Couillard a accepté de repousser l’échéance jusqu’en 2025.
Mais il a fait plus que repousser l’échéance, il a dispensé RTA de construire l’usine géante promise en 2006 et s’est dit prêt à accepter tout projet d’investissement pour stimuler la vitalité économique de la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean et du Québec. Finie l’obligation d’accroitre la production d’aluminium: des dépenses d’entretien seraient désormais admissibles dans le calcul des 2,1 milliards promis en 2006. Ni les termes du bail de la Péribonka ni le renouvèlement des autres contrats d’approvisionnement avec Hydro-Québec n’ont été remis en cause dans la nouvelle entente de 20185Communiqué de presse du ministère de l’Économie, 24 juillet 2018..
Comme on pouvait s’y attendre, RTA a vanté la souplesse de cette nouvelle entente, et encore aujourd’hui, sa porte-parole Malika Cherry affirme que l’entreprise la respecte intégralement: «Rio Tinto a respecté ses engagements envers le gouvernement et continue de le faire. La réalisation de ces engagements est toujours en cours et un suivi annuel est fait auprès du gouvernement.»
Ce suivi, c’est le ministère de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie qui en est chargé. Jean-Pierre D’Auteuil, le responsable des relations avec les médias, corrobore en tout point la version de l’entreprise: «Actuellement RTA respecte tous les paramètres de développement économique prévus dans l’entente de 2018.»
En entrevue pour la réalisation de ce reportage, Jacques Dubuc et Myriam Potvin, deux membres très actif·ve·s du groupe d’ex-cadres, s’avouent consterné·e·s par cette déclaration du ministère. Depuis plus de deux ans, le duo dénonce sans relâche les passe-droits accordés à RTA et tentent par tous les moyens d’ameuter l’opinion publique, multipliant les conférences de presse, les rencontres avec les élu·e·s et les lettres d’opinion dans les journaux.
Comme David défiant Goliath, le groupe a gagné—à tout le moins une première manche. En juin dernier, à deux ans de l’échéance de 2025, le grand patron de Rio Tinto en personne, Jakob Stausholm, est venu annoncer un investissement de 1,4 milliard de dollars au complexe d’Arvida pour l’ajout de 96 cuves AP-60, qui fera passer à 220 000 tonnes métriques la production annuelle d’aluminium en 2026 et créera une centaine d’emplois.
Mais pour Jacques Dubuc et son groupe, le compte n’y est toujours pas: 220 000 tonnes ne représentent que la moitié des 400 000 promises en 2006, et les 740 emplois ne se sont toujours pas matérialisés. Un vrai siège social n’a pas, non plus, été maintenu à Montréal. À preuve, des divisions importantes ont été transférées à Londres, et plutôt que d’agrandir la Maison Alcan comme c’était prévu en 2006, Rio Tinto l’a vendue au Cirque du Soleil en 2013 et occupe maintenant des bureaux dans la Tour des Canadiens. La conclusion qu’il faut en tirer est limpide, selon les ancien·ne·s cadres: «L’équilibre entre les avantages concédés à RTA et les bénéfices pour les Québécois est rompu et la balance penche nettement en faveur de RTA.» C’est une évidence, selon Jacques Dubuc, quand on additionne les contrats d’approvisionnement en électricité à taux réduits, les subventions, les prêts sans intérêt ou pardonnables et toutes les autres réductions d’impôt que lui a consentis le gouvernement depuis des décennies.
Et tout cela n’augure rien de bon pour la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean: «Malgré l’ajout des 96 cuves AP-60, RTA va se retrouver avec 150 mégawatts inutilisés après la fermeture de l’usine d’Arvida, explique Jacques Dubuc. Des mégawatts qu’elle pourrait échanger avec Hydro-Québec pour alimenter ses autres installations à Sorel ou à Sept-Îles.» Ses craintes ont été renforcées depuis que le gouvernement fédéral a accordé une subvention de 222 millions de dollars à Fer et Titane, propriété de Rio Tinto, pour électrifier ses installations de Sorel-Tracy.
Les cuves AP-60 réduisent les émissions de GES, mais aussi le nombre d’emplois; 400 d’entre eux pourraient disparaitre lorsque les prochaines entreront en opération en 2026 et qu’on fermera l’usine d’Arvida. Pour stopper l’hémorragie, les syndicats misent sur les nouvelles anodes ELYSIS, actuellement testées à l’usine d’Alma; ils veulent s’assurer qu’elles seront fabriquées dans la région lorsqu’elles seront commercialisées à grande échelle. Sylvain Maltais, président du Syndicat des travailleurs de l’aluminium d’Alma, lance cette mise en garde aux gouvernements: «Je suis d’accord pour qu’ils soutiennent cette nouvelle technologie, mais en contrepartie, ils doivent exiger que mes impôts servent à créer des emplois chez nous.»
Dire que les gouvernements soutiennent ELYSIS est un euphémisme. Québec et Ottawa ont investi la part du lion dans ce projet jugé écoresponsable, soit 140 millions, alors que ses partenaires, Alcoa et Rio Tinto, ont injecté deux fois moins de dollars, soit 55 millions à eux deux. Mais la production d’anodes ELYSIS n’est pas pour demain, et RTA n’a pas encore indiqué où elles seront produites.
Et Investissement Canada dans tout cela? Juge-t-il que Rio Tinto remplit ses obligations? Que les 3,9 milliards promis en 2007 lors de l’acquisition d’Alcan ont été investis? Interrogé à ce sujet, Hans Parmar, le porte-parole du ministère de l’Innovation, des Sciences et du Développement économique du Canada a répondu «qu’en raison des dispositions de confidentialité de la Loi sur Investissement Canada», il ne pouvait fournir cette information.
L’impact environnemental de Rio Tinto Alcan
- Le complexe de Rio Tinto à Arvida contrevient aux normes environnementales québécoises et a dû obtenir une dérogation du ministère de l’Environnement pour poursuivre ses opérations, d’abord jusqu’en 2014, reportée depuis à 2025.
- Les cuves AP-60 (pour Aluminium Pechiney et 600 000 ampères) réduisent de moitié les émissions de GES. Les anodes ELYSIS les élimineront complètement.
- L’utilisation de l’hydroélectricité améliore le bilan écologique de Rio Tinto Alcan, mais cela ne tient pas compte de la production et du transport de la bauxite importée d’Amazonie.
- Par contre, l’aluminium est recyclable à l’infini.
Des leçons pour l’avenir
Quand on remonte le fil des évènements qui ont marqué la signature des ententes entre Alcan, puis Rio Tinto, et le gouvernement du Québec, la multinationale fait figure de mauvais joueur. Lorsqu’elle perd, elle demande de changer les règles du jeu pour gagner. Rio Tinto Alcan est-elle vraiment mauvaise joueuse, ou ces ententes ne sont-elles pas viciées dès le départ?
C’est qu’elles sont asymétriques: d’un côté, le gouvernement garantit l’accès à une électricité abondante et peu chère, et de l’autre, les entreprises promettent de faire des investissements. C’est un contrat où une partie est certaine de gagner, mais pas l’autre.
Une asymétrie que les sanctions sont censées corriger sans y parvenir, selon Jean-Thomas Bernard, spécialiste des questions énergétiques à l’Université d’Ottawa: «Il y a peut-être des bras de fer qui se jouent derrière des portes closes, mais à ma connaissance, aucune entreprise n’a jamais été poursuivie sur la place publique pour ne pas avoir respecté les engagements qu’elle avait pris en échange de tarifs avantageux.»
Il ajoute que le suivi de ces ententes ne lui semble pas très rigoureux, tant au niveau fédéral que provincial, et dans tous les secteurs d’activité économique, pas seulement dans celui des alumineries: «L’argument des entreprises est toujours le même: c’est ça ou on s’en va! Quel gouvernement voudrait porter l’odieux de laisser Alouette fermer à Sept-Îles ou Rio Tinto Alcan au Saguenay?»
Il soulève ici la difficulté de faire respecter ces ententes. Quand les gouvernements les signent, ils comptent sur les nombreux emplois que les entreprises leur promettent de créer. Mais les entreprises n’ont qu’à menacer de couper les jobs pour ne perdre aucun des avantages tarifaires ou fiscaux qu’elles ont obtenus, même si elles n’ont pas respecté leur part du contrat. Pour elles, les emplois sont une arme de séduction ou de dissuasion, selon ce qui sert au mieux leurs intérêts. Dans les faits, les emplois sont en baisse depuis trois décennies dans les usines de Rio Tinto Alcan, et l’hémorragie va se poursuivre avec la fermeture des vieilles salles de cuves d’Arvida et l’utilisation des anodes ELYSIS.
Faut-il encore lier l’octroi de contrats à tarifs réduits à la création d’emplois? La question se pose. Cela pouvait se défendre quand le taux de chômage frôlait les 10%, mais cela se défend moins bien quand on est en situation de pénurie de main-d’œuvre et de robotisation accélérée dans les entreprises manufacturières. Sans compter que si les emplois sont en baisse, le gouvernement ne peut compter comme avant sur les impôts des travailleur·se·s pour financer ces baisses de tarifs et autres avantages fiscaux. Pour renflouer ses coffres, il doit trouver d’autres sources de revenus. Devrait-il taxer davantage les profits des alumineries? Il serait en droit de le faire, selon le journaliste Francis Vailles, qui a analysé la question et conclu que ces entreprises paient très peu d’impôts, malgré les énormes profits qu’elles engrangent6«Le Québec, paradis fiscal des alumineries», Francis Vailles, La Presse, 12 décembre 2022..
Dans les faits, les emplois sont en baisse depuis trois décennies dans les usines de Rio Tinto Alcan, et l’hémorragie va se poursuivre avec la fermeture des vieilles salles de cuves d’Arvida et l’utilisation des anodes ELYSIS.
- L’usine d’Alcan à Alma
Une dernière leçon à tirer, c’est qu’il ne faut pas rater la fenêtre de renégociation des contrats d’électricité quand elle se présente. Cette fenêtre, les gouvernements l’ont ratée à trois reprises dans le cas d’Alcan et de Rio Tinto. En 2059, cela fera plus de 100 ans qu’Alcan, puis RTA, jouit du privilège d’exploiter les forces hydrauliques de la Péribonka.
Mais le contexte social et politique a bien changé en un siècle et le grand nombre d’entreprises qui convoitent nos mégawatts verts et peu chers, couplé à l’urgence de décarboner notre économie, nous ont fait basculer d’une situation d’abondance à une d’insuffisance. Pour atteindre nos objectifs en carboneutralité, Hydro-Québec estime qu’il faudrait produire 50% plus de mégawatts qu’actuellement.
Cet enjeu écologique change complètement la donne, selon Normand Mousseau, coprésident de la Commission sur les enjeux énergétiques du Québec de 2013 et directeur de l’Institut de l’énergie Trottier de Polytechnique Montréal. Car ces nouveaux mégawatts qu’Hydro-Québec devra produire couteront deux fois plus cher que ceux de la Romaine, et 55 fois plus que ceux de Churchill Falls. Il est urgent de changer de cap, selon lui: «L’idée de se développer en vendant notre électricité pas cher est de moins en moins plausible. Ce nouveau contexte restreint l’éventail des entreprises qui pourront bénéficier de bas tarifs, et [précise] à quelles conditions.»
Mais l’expérience de Rio Tinto Alcan nous enseigne qu’imposer des conditions ne suffit pas, si on n’a pas la volonté de les faire respecter. Cette volonté, le gouvernement d’Adélard Godbout l’a eue. En 1941, il a annulé le bail de la National Hydro-Electric Company aux rapides de Carillon, sur la rivière des Outaouais, parce qu’elle n’y avait pas construit la centrale promise. Ce geste précurseur a conduit à l’étatisation des compagnies privées d’électricité de Montréal et de Québec par le bill 17 et à la création, en 1944, de la Commission hydro-électrique du Québec, couramment appelée Hydro-Québec, une institution que plusieurs nous envient.
Monique Grégoire est journaliste et documentariste. Elle a grandi à côté de l’usine Alcan d’Arvida.