La jeunesse de la vieillesse
- Publié dans : Nouveau Projet 10
La jeunesse de la vieillesse
Les cégeps ont 50 ans. Mais menacés par l’arrimage au marché du travail, négligés par un corps professoral engourdi et compressés par la logique financière, ils sont en perpétuelle crise identitaire. Pour assurer la survie de l’institution, les enseignants doivent démontrer publiquement son utilité.
Le passé, le présent et l’avenir des cégeps, anomalie historique et sociale. L’utilité de l’inutile. Guy Rocher et le rapport Parent. La grève étudiante. Les jobs trop confortables. L’identité, individuelle et collective. La crise de la cinquantaine.
C’était un samedi matin ensoleillé de la fin de l’été 2015, à Bibliothèque et Archives nationales du Québec. J’ai indiqué à l’agent de sécurité endormi que j’étais là pour le colloque sur l’avenir des cégeps. Il m’a pointé la porte de l’auditorium. En entrant, j’ai souri: c’était bondé de gens manifestement contents de se rassembler. Une majorité de profs, jeunes et moins jeunes. Sur l’estrade, le premier conférencier jouait avec ses notes en attendant de pouvoir commencer: le sociologue Guy Rocher, 92 ans, l’un des penseurs à l’origine des cégeps [voir «En principes», NP09].
Nous étions réunis ce jour-là pour réfléchir au devenir de cette institution québécoise, qui fêtera en 2017 ses 50 ans. L’âge de «la jeunesse de la vieillesse», disait Victor Hugo; l’occasion d’un renouveau éclairé. J’avais envie de célébrer, mais j’étais inquiet. Encore aujourd'hui, je ne sais pas si l’institution survivra à cinq décennies supplémentaires. Pour une raison bien simple: la crise d’identité est perpétuelle, au point qu’elle semble faire partie intégrante du cégep. Tout au long de son histoire, on a remis en question sa pertinence, son approche et sa pérennité.
Le silence s’est fait dans la salle. Guy Rocher a pris la parole en rappelant l’origine des cégeps, conçus par la commission Parent (1964-1965) dont il faisait partie. Le but était de moderniser le système éducatif québécois pour le faire sortir de la Grande Noirceur. Les cégeps devaient offrir une base culturelle commune au plus grand nombre, faire disparaitre les privilèges qu’entretenait le système du cours classique et bonifier les formations professionnelles grâce à l’ajout d’une formation générale. On ne voulait plus que seule l’élite ait accès à la littérature, à la philosophie, à l’anglais et au sport. «Le rêve, c’était de voir des élèves se préparant à l’université et d’autres se préparant à une vocation technique et professionnelle assis dans la même classe, devant le même professeur.» Les futurs ingénieurs mécaniques comme les futurs infirmiers, les futurs enseignants au primaire comme les futurs policiers.
Ce projet de société était si ambitieux que les membres de la commission Parent eux-mêmes s’attendaient à voir leur rapport tabletté, du moins en ce qui a trait à la création des cégeps. «Nous avions le sentiment que ce serait difficilement accepté, et même que ce serait probablement rejetéCette conférence du colloque Cégep inc. est disponible sur YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=e2keH1Z6Sac», nous a appris Guy Rocher. À la grande surprise des membres, le gouvernement Lesage a appliqué leurs recommandations, et les premiers établissements ont ouvert leurs portes en 1967.
Aujourd’hui, avec le recul, le sociologue voit les cégeps comme une anomalie historique et sociale. Les années 1960 qui les ont vus naitre représentent à ses yeux une parenthèse dans la ligne du temps du Québec. Si l’on suit cette logique, les acquis de l’époque, cégeps compris, semblent voués à disparaitre. Pas exactement le pronostic qu’espérait le public venu l’écouter en ce samedi matin.
J’enseigne la philosophie au Collège Montmorency, à Laval. Nous, profs des cours de base communs à tous les étudiants—français, philo, anglais et éducation physique—, aimons nous voir comme la colonne vertébrale du réseau collégial. Nous soutenons alors implicitement que les cours spécifiques aux programmes d’études pourraient être avalés par d’autres institutions, comme ils le sont dans le reste du pays. Sans nous, il n’y aurait tout simplement pas de collèges d’enseignement général et professionnel. Il n’y aurait que des écoles secondaires, des universités et des écoles professionnelles.
- Illustration: Jeff Kulak
En 2014, le rapport Demers a fait craindre le pire aux professeurs de la formation générale. Ce document, issu du Sommet sur l’enseignement supérieur de 2013, avançait que la formation collégiale devait davantage s’arrimer au marché du travail, et moins se perdre dans les cours de base, sans applications concrètes.
Cette critique a des antécédents. Pendant les années 1990, l’un des cours obligatoires de philosophie a disparu. Dans cinq ans, peut-être qu’un autre cours s’effacera du tronc commun. Et peut-être qu’un jour, il n’y aura plus de formation générale—donc plus de cégep. Pourtant, quand je me suis inscrit à la maitrise en philosophie, option «enseignement collégial», en 2002, on me répétait souvent que le moment était parfait pour choisir cette carrière. Le corps enseignant était au bord de la retraite, la plupart des profs ayant intégré le réseau au moment de sa fondation. Je n’ai eu aucune difficulté à me trouver un emploi; j’ai même refusé plusieurs offres. Ça semblait trop beau pour être vrai. Aujourd’hui, les têtes blanches se font rares au département où j’enseigne, et un mélange de X et d’Y a pris le contrôle.
Dans la sphère politique, le changement se fait plus lentement. Les X commencent à peine à trouver leur place dans les gouvernements occidentaux, et le Québec ne fait pas exception. Les décisions se prennent donc avec un décalage générationnel, y compris en ce qui concerne les cégeps.
Éloge de l’inutile
Quand on y songe, les membres de la commission Parent avaient raison de craindre que leur idée soit rejetée. C’était un projet fou et terriblement dispendieux. Pensez un instant à tous les édifices à entretenir, à tous les postes de professeurs à pourvoir. Sans compter l’inéluctable effet domino sur l’ensemble du système d’enseignement supérieur: les universités auraient à accueillir davantage d’étudiants en littérature, en philosophie, en langue anglaise et en éducation physique pour répondre à la demande.
C’est un moment fort de notre parcours national où l’humanisme a triomphé, avant d’être grugé petit à petit par la logique de l’efficacité. Pour reprendre l’expression de Guy Rocher, «l’anomalie» s’est fait rattraper par la réalité: «Le rapport Parent, c’était l’exception; le rapport Demers, c’est la norme.»
Quand on y songe, les membres de la commission Parent avaient raison de craindre que leur idée soit rejetée. C’était un projet fou et terriblement dispendieux.
Sauf si on adhère aux thèses bourdieusiennes concernant le capital culturel et le lien entre érudition et distinction sociale, d’un point de vue plus strictement utilitaire, il ne sert à rien de lire L’Étranger d’Albert Camus quand on rêve de devenir médecin. Il ne sert à rien de suivre un cours complémentaire de photo quand on veut devenir policier. Le constat est triste, mais indéniable: ce bagage culturel ne servira à peu près à personne dans sa vie professionnelle.
Il existe une réponse à cette critique que j’aimerais écarter d’emblée. Plusieurs de mes collègues défendent l’idée d’une culture générale comme une fin en soi, qui n’a pas à se soumettre à des impératifs de rentabilité. Sa valeur n’est pas liée à son usage, et toute analyse fonctionnelle ne ferait que la rabaisser.
Cette vision est largement empruntée à Aristote. Aux yeux du philosophe, si une chose a une fonction, elle en est en quelque sorte l’esclave. Une épicerie permet de s’alimenter. L’épicerie est donc au pas de l’alimentation. «Être utile», dans cette perspective, n’a rien de noble. Au contraire: Aristote s’enorgueillissait du fait que la philosophie ne soit justement au service de rien.
L’éloge de l’inutile a quelque chose de romantique. La littérature, la philo et l’éducation physique seraient au sommet de la pyramide des nobles sciences humaines (le perfectionnement de l’anglais s’inscrivant de manière plus évidente dans le cadre des besoins du marché du travail). Une conversation sur la morale de Kant n’a pas à avoir d’applications concrètes pour être pertinente; c’est tout simplement beau et bien.
Mais cet argument ne convainc que nous-mêmes. Pour riposter aux attaques contre le système d’éducation collégial, il faut emprunter le langage de ses détracteurs; il faut dire à quoi ça sert, le cégep.
Chercher sa voie
Le socle commun proposé par le rapport Parent était fondamentalement lié à la réalité linguistique et historique québécoise. Il appartenait aux Québécois de définir les éléments essentiels de leur culture. C’est ce qui a été fait. Et c’est là qu’il faut chercher l’utilité de la formation générale.
En lisant un corpus tiré d’une tradition partagée, les jeunes prennent conscience de leur appartenance à une communauté de langue française, aux origines européennes, enracinée en Amérique. Une fin de session où un étudiant doit effectuer un travail sur Honoré Beaugrand en même temps qu’il prépare un examen sur Grandeur et misère de la modernité, de Charles Taylor, il n’y a qu’ici que ça existe. Ça mérite d’être célébré, peu importe nos allégeances politiques. L’affirmation forte de l’identité québécoise dans la sphère politique pendant les années 1960 a été le fruit d’un gouvernement libéral. Il faudrait peut-être le rappeler aux troupes de Philippe Couillard.
À la composante collective des cégeps s’ajoute une dimension individuelle: former chaque personne. Et lui permettre de se définir elle-même, en cours de route. Pas besoin de chercher bien loin pour en voir la manifestation concrète. Il n’est pas rare qu’un de mes étudiants annule plusieurs cours ou change carrément de programme. Certains prennent une session «sabbatique». Bon nombre de jeunes arrivent au collège sans trop savoir pourquoi ils se trouvent dans le programme qu’ils ont choisi. Ne pas savoir ce qu’ils veulent, ça les inquiète, mais ces hésitations font partie du processus -collégial—c’est aussi ce à quoi sert, le cégep: prendre le temps de se trouver.
L’éloge de l’inutile a quelque chose de romantique. Mais pour riposter aux attaques contre le système d’éducation collégiale, il faut emprunter le langage de ses critiques; il faut dire à quoi ça sert, le cégep.
Cette possibilité est nouvelle pour les étudiants qui arrivent du secondaire. Ils ne s’autorisent pas toujours à écouter leur cœur, préférant suivre un parcours plus convenu. Sciences de la nature, pour se garder toutes les portes ouvertes—je l’entends souvent. Combien de fois ai-je conseillé à un étudiant de suivre sa passion pour les arts, alors qu’il avait peur de le faire?
L’argument que je donne le plus souvent pour les rassurer est l’existence de la formation générale. Peu importe ce qui arrive, ces cours restent au dossier. Donc une session dans un programme n’est jamais complètement perdue. Le tronc commun permet à l’étudiant de se sentir moins prisonnier d’une décision prise à la hâte au secondaire et de se réorienter. En d’autres termes, il rend moins vertigineux le questionnement identitaire qu’ouvre l’institution.
Les cours complémentaires encouragent aussi cette quête de soi. Un étudiant qui hésite à s’inscrire dans un programme d’administration peut suivre un cours optionnel dans ce domaine, pour essayer. C’est salutaire, comme une perche tendue aux passions enfouies. Dans le même ordre d’idées, les étudiants disposent d’un large éventail de choix en éducation physique—tennis, natation, entrainement en salle, etc.—pour les aider à trouver une manière de faire du sport qui leur ressemble.
En offrant à l’étudiant un juste milieu entre la possibilité de se définir et l’obligation de progresser dans ses cours de base, les cégeps s’avèrent profondément bénéfiques.
Mais où se situe le juste milieu? À quel endroit faut-il tracer la ligne entre la liberté de se chercher et la contrainte de contribuer à une culture commune? Irait-on trop loin si les cours de philosophie étaient remplacés par un bloc de cours de sciences humaines parmi lesquels il faudrait choisir, comme c’est le cas dans les cégeps anglophones? Chose certaine, pour que l’identité collective défendue par les cégeps demeure pertinente et actuelle, il ne faut pas se fermer à toute redéfinition de la formation générale. La maintenir telle quelle à tout prix serait aussi bête que l’abolir purement et simplement.
Formation citoyenne
Un citoyen d’une société démocratique est tout autant un individu, irréductible dans son originalité, qu’un membre d’une collectivité, irréductible dans sa nécessité historique. Il appartient à chacun d’apporter son point de vue au groupe, mais l’inscription de la collectivité dans un schème narratif partagé oblige l’individu à dépasser son strict point de vue. Se définir soi, sans s’inscrire au sein d’une société, ça a quelque chose de vide. Définir une société, sans y inclure les points de vue de chacun, ça a quelque chose d’aliénant.
Dans le premier des trois cours de philosophie obligatoires, «Philosophie et Rationalité», cette rencontre entre l’individu et le groupe est expressément défendue. L’objectif est d’inviter les étudiants à argumenter à propos d’une question, et, session après session, je leur répète que la seule mauvaise façon d’atteindre ce but est de dire que tout le monde a un point de vue différent sur la question posée—ce qu’on appelle le relativisme—, sans soi-même défendre une position.
L’examen final de ce cours est la plupart du temps une question issue de la tradition philosophique occidentale, comme en posait Socrate. Existe-t-il une justice absolue, ou n’est-elle qu’une illusion représentée par ce que décident les plus forts? Faut-il privilégier la recherche du bien collectif ou s’en tenir au bonheur individuel? Les réponses données sont celles d’individus qui arrivent à majorité aujourd’hui. Ils doivent les réactualiser vis-à-vis d’enjeux contemporains, comme la corruption en politique municipale ou les tensions raciales aux États-Unis. C’est en faisant des choses comme ça qu’on s’outille pour conjuguer l’individuel et le collectif.
À travers les sujets que les étudiants sont amenés à ausculter, la notion de citoyen s’arrime peu à peu à la notion de responsabilité historique. L’Histoire n’est pas quelque chose de détaché de nous: c’est nous qui la faisons. Un individu déraciné tombe dans l’indifférence, et les cégeps contrecarrent cette indifférence.
Le piège du confort
J’ai pris la pause du diner en compagnie d’un collègue de Gaspé en sabbatique. Je lui disais que malgré les bonnes intentions des conférenciers de la première moitié de la journée, les discussions restaient trop consensuelles. Tout le monde s’entendait pour dire que la formation générale était merveilleuse et qu’il fallait la protéger à tout prix. Bien qu’assez d’accord tous les deux, nous avions quand même le sentiment que cette unanimité ne servait pas nécessairement notre cause. Nous rassembler pour nous dire mutuellement que nous étions indispensables, ça avait un je-ne-sais-quoi de complaisant. Ça prenait quelque chose de plus, mais quoi?
Mon collègue et moi avons lancé des idées en mangeant. Organiser des manifestations: plein de profs qui marchent ensemble pour défendre la pérennité de cette institution qui nous est chère? Ça semblait artificiel. Des lettres ouvertes aux journaux? Ça se faisait déjà, dans les pages du Devoir surtout, sans que de tels textes rayonnent au-delà du petit cercle de gens convaincus.
Les conférences de l’après-midi semblaient répéter ce même travers—des profs qui donnaient de généreuses tapes dans le dos à d’autres profs. Jusqu’à ce que Christian Nadeau, du département de philosophie de l’Université de Montréal, se lève et brise l’autocélébration par une question. «Où sommes-nous? a-t-il demandé. À l’extérieur du milieu de l’enseignement, que faisons-nous pour montrer notre pertinence dans la société québécoise?»
Les gens dans la salle se sont sentis at--taqués; ils étaient présents, ici, un -samedi ensoleillé, pour défendre les cégeps. Sauf qu’ici, c’était entre nous, soulignait avec justesse Christian Nadeau. Dans les milieux culturel et social, là où les enseignants devraient être le plus actifs, ils sont invisibles.
Je m’approprie sa réflexion pour l’amener plus loin: professeurs de cégep, nous sommes-nous repliés sur nous-mêmes, sans véritable voix dans la société? Non pas parce que nous n’en avons pas, mais parce que nous ne la prenons pas?
Quand je pense à 1967 et à l’ouverture des cégeps, j’imagine des gens aux points de vue éclatés, actifs et engagés. Si nous voulons véritablement assurer la pérennité et la pertinence des cégeps, il faut s’inspirer de ces bâtisseurs. Être investis. J’ai moi-même cette préoccupation constante: qu’est-ce que je fais dans la société, à l’extérieur des murs du collège? Qu’est-ce que je fais à part profiter de ma job très (trop) confortable? Je tâche de ne pas m’isoler du milieu culturel. Je tâche de prendre la parole ailleurs qu’en classe. Parce qu’aucune institution ne peut survivre en vase clos. Surtout pas une institution à caractère identitaire.
Il y a quatre ans, les étudiants des cégeps nous ont donné une belle leçon d’enracinement social au-delà des murs de l’institution. La grève étudiante historique de 2012 a montré le rôle que peuvent jouer les acteurs de ce milieu dans la société. J’ai la profonde conviction que le printemps érable a été rendu possible par les étudiants du réseau collégial. Contrairement à leurs collègues universitaires, qui votent une faculté à la fois, les étudiants des cégeps font la grève en bloc. Cette unité n’existe tout simplement pas ailleurs dans le système d’éducation québécois.
Il serait commode pour un gouvernement conservateur de miner cette force politique. Et l’un des meilleurs moyens d’y parvenir sournoisement serait de s’attaquer à ce qui lie tous les étudiants des cégeps: la formation générale.
Jérémie McEwen est professeur au Collège Montmorency, où il enseigne la philosophie du hip-hop. Il est également chroniqueur à l’émission C’est fou, à la radio de Radio-Canada.