La perfection
Jean-Philippe Lehoux
- Publié dans : Nouveau Projet 21
La perfection
Malgré son anxiété chronique—et malgré Google Maps—, un cycliste entame un voyage au Kirghizistan longuement imaginé. Nous vous présentons ici le texte gagnant de notre concours de récits de voyage 2022.
Une adrénaline sécrétée de père en fils. Un voyage les yeux fermés. L’épopée de Manas. Les camps d’internement du Xinjiang et les empreintes de l’extractivisme canadien. La cohésion des mémoires et la glorification de l’originalité. La capacité d’accueil d’une benne de camion.
Et moi je n’aurais que moi et je ne saurais que moi-même?
Ça commence par un tremblement. Presque imperceptible. Ses mains. Habituellement, ça lui arrive quand il est témoin d’une injustice. Dans ce cas-ci, on ne peut pas vraiment parler d’injustice, seulement de deux évidences qui s’affrontent:
— On passe par la route du sud.
— Non, non, on devrait prendre la route du nord.
Son chauffeur allemand a de bonnes raisons d’éviter la route du nord: il y a du trafic. Et il a un bon allié: son GPS lui dit qu’il y en a moins dans le sud. Mais les raisons du voyageur n’ont rien à voir avec Google Maps. Ce qu’il aimerait dire, c’est que ce trajet-là représenterait une désacralisation en bonne et due forme de son voyage. Il sait toutefois qu’on n’oppose pas un argument vaguement existentiel à un argument béton backé par de la triangulation satellitaire: «Regarde, c’est rouge sur la route au nord, mais pas au sud.» Alors il ne dit rien. Il reste accoté contre la fourgonnette de l’expatrié allemand, dans le stationnement d’une station--service kirghize sur la route qui relie Bichkek à Karakol. Son vélo est rangé en morceaux dans le coffre et son raisonnement métaphysique, il le sait, est bidon. Il tente donc de contrôler son tremblement avant qu’il ne soit trop apparent et il se tait pour ne pas s’humilier.
Je me tais.
Celui qui tremble, c’est moi. C’est ce qu’il essaye de faire, en tout cas: être moi. Rester en moi. (Respire câlisse, y a personne de mort.) Mais en raison d’une adrénaline qu’on sécrète abondamment de père en fils depuis des générations devant la moindre contrariété, carburant d’un métabolisme terriblement efficace qui broie notre graisse et notre confiance du matin au soir et qui fait qu’on va peser 135livres jusqu’aux dernières branches de notre arbre généalogique, je tremble et je suis hors de moi. Je ne serai jamais bien loin dans l’histoire, mais je ne serai jamais complètement lui. L’itinéraire que le chauffeur vient tout bonnement de me communiquer m’a débarqué du voyage. Et je vais maintenant être obligé de me courir après pendant des semaines à travers le Kirghizistan.
— Baaah, allez mon Loulou, c’est pas grave.
Il y a un deuxième cycliste avec lui. Un Français avec qui il part régulièrement en voyage. Ils ont fait du vélo ensemble à quelques reprises, surtout en Europe, mais jamais dans un pays comme ça. Comme le Kirghizistan. Un pays-que-quand-tu-dis-que-tu-y-vas-le-monde-fait-waow-vous-êtes-cool. Le Français est sans aucun doute l’homme le plus désinvolte qu’il connaisse. Tout au long du voyage, il va se trimbaler un mal de dents carabiné et il va finir par se faire refaire toute la gueule par un dentiste officieux de Bichkek, qui deviendra son pote: «Moins cher qu’en France et très sympa.» Il ne se plaindra pas une seule fois. Il va sans dire que l’itinéraire ne fait ni chaud ni froid au Lyonnais: par le nord, par le sud, ça mène au même endroit, à Karakol, la ville la plus à l’est du grand lac Issyk-Koul. De là, ils vont enfourcher leurs vélos, chargés comme des mules, revenir sur leurs pas par la route du sud pendant plusieurs jours et grimper vers un deuxième lac sacré, le Song Koul.
Le problème, c’est qu’emprunter la route du sud comme le suggère -l’Allemand revient à lever le voile, en voiture, à haute vitesse, sur les pics du Pamir qu’ils auraient dû découvrir les jours suivants, lentement, à vélo, au gré des rencontres sous les yourtes. La route du nord aurait préservé le côté mystérieux du voyage qu’il tisse dans son esprit depuis des années. À quoi bon, maintenant? Le film va se mettre en marche. Trente images par seconde à travers une vitre poussiéreuse. Schlak schlak schlak schlak! Ils auront tout vu avant de l’avoir vécu. Seule différence: ce qui se trouve à gauche à l’aller sera à droite au retour et vice-versa.
En remontant dans la fourgonnette, il décide de fermer les yeux. Il sait que c’est idiot, mais il le fait quand même. Ça lui donne la nausée, mais il se la joue résistant.
— Oh, vise ça, mon Loulou!
Non. Non. Il garde tant bien que mal sa dignité. Fait semblant de ronfler, petit filet de bave en prime. Pendant trois heures. (Je suis ridicule.) Il devrait pourtant jouer le jeu et accepter qu’il n’est qu’un touriste comme les autres. Pourquoi aurait-il le privilège du mystère? Être touriste, c’est se gaver d’images idéalisées du monde pour faire naitre en soi des désirs qu’on relâche ensuite comme des petits cailloux en chemin, jusqu’à ce qu’il ne reste plus grand-chose à désirer.
Il sait exactement ce qu’il est venu voir.
Il désire l’Asie centrale depuis qu’il a lu Longue marche de Bernard Ollivier, il y a 15ans, assis à la place du Big-Bang du Festival de théâtre -d’Avignon. Quand il fermait les yeux, la chaleur n’était plus provençale, elle était turque; le vent n’était plus mistral, il était karaburan, «l’orage noir» de Mongolie. Il désire les steppes depuis qu’il a lu Leloup mongol -d’Homéric et les mots vastes de son narrateur, Bo’ortchou. Il désire les chevaux indomptés depuis qu’il a lu Djamilia du grand Tchinguiz Aïtmatov. Il désire être là depuis toujours. Il désire surtout se voir être là, en choisissant l’angle parfait de sa mise en scène. Et c’est exactement ce qui arrive: il se regarde voyager et il ne voit plus que ça.
Au fond, même s’il ne l’avoue pas, il préfère être médiocre et unique plutôt que vertueux mais identique.
- Rive ouest du lac Song KoulJean-Philippe Lehoux
Les premiers jours à vélo, il ne réussit pas à tenir la cadence. Il dort mal. Encore sa tête de gerboise qui n’a pas digéré la décision de -l’Allemand. Bilan: ses heures de sommeil sont aussi maigres que ses mollets, qui deviennent encore moins performants.
Le Français est toujours devant, avalant les pentes sans trop d’efforts. (Pourquoi il m’attend pas?) Il le sait très bien, pourquoi. Parce qu’il est lent. Et bougon. Et qu’il passe son temps à dévier de sa route pour aller jouer dans la garnotte dès qu’une voiture le double. Au Kirghizistan, les volants sont soit à gauche (voitures russes), soit à droite (voitures japonaises). Conséquence: c’est le bordel. Ça zigzague pour se donner un meilleur angle de vue et ça dépasse en criant «Inch’Allah!». Il ferme les yeux chaque fois. Est-il encore debout le chêne ou le sapin de mon cercueil? chantait Brassens. Est-il déjà en route le camion chinois de ma mort? pense-t-il en allant valser dans le fossé.
Il rêve d’un bitume parfaitement lisse, même si ça enlèverait du pittoresque au récit et qu’ici les belles routes attirent les chauffards pressés. Deux cyclistes vont même y laisser leur peau un peu plus tard cette semaine-là. Ce sont les nouvelles routes de la soie, tentaculaires, qui enrubannent les «colonies» que la Chine s’offre en cadeau depuis quelques décennies, ces pays en développement qui n’ont pas le choix d’accepter son aide et ses conditions. De l’autre côté des montagnes Tian Shan, le peuple ouïgour, cousin de langue altaïque des Kirghizs, est victime d’un génocide aux mains de la majorité Han. Mais parce que la bonne conscience ne fait pas gonfler le PIB, on laisse transiter les marchandises chinoises en échange d’asphalte neuf, et on ferme les yeux.
Cela dit, il n’oserait pas faire la morale à qui que ce soit. Son cuissard de cycliste hyperperformant a peut-être été tissé au Xinjiang, là où des camps de travail ont été érigés pour briser la communauté musulmane. Il connait aussi les vices de sa propre patrie. Il voit un peu partout en bord de route des signes de la présence de la compagnie canadienne qui, au moment de son voyage, exploite Kumtor, la plus grande mine à ciel ouvert de la région et la seule au monde qui excave des glaciers rocheux actifs. Elle sera nationalisée en 2021 par le gouvernement kirghiz. Morts suspectes, allégations de corruption, emprisonnement de militants qui s’opposent à ses activités… Le cocktail habituel. Le plus grand impact est environnemental: les activités minières risquent d’accélérer la fonte des glaciers et de contaminer les sources d’eau potable. Il se dit qu’il pourrait aller brandir son passeport et cracher son indignation à la face de ses fellow Canadians ou tagger un poème de Miron quelque part, pour éveiller les consciences.
Il ne le fera pas.
Il est trop concentré à monter des cols en ayant l’air de s’y connaitre. Il attendra d’être de retour à Montréal, plusieurs années plus tard, pour écrire des bouffonneries sur les mines abitibiennes pour un public convaincu. En attendant, il vagabonde en touriste pendant que l’unifolié flotte en voleur dans le ciel kirghiz et avale du vent qui n’est pas le sien.
Il a un beau voyage authentique à rescaper.
Quand ses compatriotes auront fini par déterrer tout ce qui est précieux dans le monde, du Mexique à la Centrafrique, et par enterrer sous les scories la moitié de l’humanité qui leur résiste encore, peut-être que son adrénaline et ses tremblements génétiques finiront par se réveiller pour autre chose que des désagréments personnels. Peut-être qu’il finira par rouvrir les yeux qu’il tient fermés depuis Balyktchy à cause de l’impureté d’une décision de Google Maps, et qu’il se mouillera enfin pour participer à autre chose qu’au festival de lui-même.
Peut-être même qu’un jour il reviendra au lac Song Koul, honorer l’invitation de ces deux superbes hommes assis au pied de leur yourte qui lui ont lancé un «koumiz! koumiz!», sollicitation on ne peut plus claire et bienveillante («Viens donc boire avec nous!») en ces terres d’hospitalité obligée, mais qu’il a refusée en filant comme une comète sur sa bécane, effrayé que le lait de jument fermenté accélère encore plus sa maladie de Crohn (pensez: un gout de crème, de Sprite et de foin). Comme il peut être bête! Qu’est-ce qu’une chiasse temporaire contre une rencontre belle et sincère? N’est-il pas venu pour ça? Il a eu beau s’en convaincre, il ne s’est pas arrêté. Il a déjà été plus courageux, moins friable. Mais rappelez-vous qu’il n’est plus tout à fait lui-même. Il flotte à côté de son corps comme un drapeau blanc.
S’engager sera pour un autre jour.
- À l’arrière du camion, entre Moldo-Ashu et le village d’Ak-Tal.Jean-Philippe Lehoux
Une semaine après leur départ, au camp de yourtes qui les accueille et qu’ils ont atteint à cheval (question de changer le mal de fesse), un cavalier profite de leur présence et de celle d’autres voyageurs pour offrir ses talents de Manastchi. Selon la légende, ces conteurs traditionnels peuvent réciter par cœur les centaines de milliers de vers de L’épopée de Manas, grand récit fondateur kirghiz relatant des évènements du 9esiècle. Dans leur souffle guttural presque chanté, on devine de l’amour, des combats, des trahisons… Muet devant cette transe mystique, le cycliste aux fins mollets se sent enfin rentrer en lui-même, après plusieurs jours de flottement.
C’est à la fois puissant et serein. Il voit dans les yeux du Manastchi la plénitude et la beauté d’une mémoire collective. (Qu’est-ce que je peux réciter par cœur, moi?) Il n’y a pas de poème national qui coule en lui comme un fleuve. Quand il ferme les yeux, il n’y a pas d’aïeux qui lui soufflent son texte. Il n’y a que son égo, seul en scène, qui cherche à tout prix la singularité. Son égo, qui se fout bien d’une homogénéité des expériences ou d’une quelconque cohésion des mémoires. Il veut des récits originaux! Des œuvres contemporaines! Des aventures nouvelles! Il a horreur des sentiers battus. Au fond, même s’il ne l’avoue pas, il préfère être médiocre et unique plutôt que vertueux mais identique.
Un groupe de Lettons, cavaliers du dimanche comme lui, se met à ricaner dans un coin de la yourte. Le poème guttural n’est visiblement pas leur truc. Un guide kirghiz les regarde, blessé, humilié. Il voudrait protéger le rituel sacré de son ami conteur. Personne ne se lève. Le cycliste se tait. Son compagnon français aussi. Les Lettons sont nombreux, sans doute ivres, certainement cons. (Ils vont bien finir par se fermer la gueule…) Pas de poussée d’adrénaline pour réagir à l’affront.
Il ferme les yeux, cherchant à retenir une magie qui lui glisse entre les doigts.
Le voyage se termine quelques jours plus tard au col de Moldo-Ashu, à quelque 3200mètres d’altitude. Le porte-bagage du Français a pété au début de la descente. Les cyclistes abandonnent et s’installent au bord de la route; le Français, comme toujours, reste détendu: «Bon, je me fais une p’tite clope?» Le village le plus proche est à 50kilomètres. Après une heure, un camion se pointe sur la piste de terre, chargé jusqu’au ciel.
Ils tentent le coup: «Can we…?» suivi du signe plus ou moins universel pour embarquer dans le camion. Les trois hommes assis à l’avant se consultent. L’un d’eux descend, ouvre la porte de la benne arrière: une famille de dix, des moutons et une yourte en pièces… Il n’y a pas de place pour deux vélos. Ils en font quand même, en poussant de toute leur force une brebis qui fera le reste du voyage avec une pédale dans les côtes.
Il a toujours désiré ça. Un sauvetage impromptu et authentique en Asie centrale après des journées sans douche. Un vieux chauffeur édenté, coiffé d’un ak-kalpak traditionnel blanc, qui lui sourit. Il se voit depuis longtemps être photogénique aux côtés de ce vieillard, avec juste assez de saleté sur son propre visage pour prouver qu’il a mérité sa place au panthéon des voyageurs sales et secourus. Ça fait partie de son plan parfait depuis ses lectures avignonnaises. Être recueilli par une famille chez qui il serait nourri, où on trinquerait à sa santé, où on réparerait son vélo, sans rien demander en retour. Tous les problèmes et les tremblements préalables pour pouvoir vivre cette rencontre-là. Le porte-bagage qui casse au bon mauvais moment, il faut avouer que c’était bien joué.
En raison de ce point culminant à saveur d’épiphanie, il aura tendance à magnifier son voyage, à oublier qu’il a flotté à côté de lui-même dans un désengagement quasi total, pendant des semaines, et qu’il s’est surtout fait chier à tenter obstinément de reproduire une fiction née de ses désirs de jeunesse. Bien avant d’emprunter la route du sud, il connaissait ce voyage par cœur, il l’avait déjà vu mille fois.
Ce soir-là, il dort comme un bébé. Il rêve à son prochain voyage. Il sera parfait.
Jean-Philippe Lehoux est dramaturge, comédien et enseignant. On lui doit entre autres les pièces Napoléon voyage, Normal et Bande de bouffons, qui était en lice pour les prix littéraires du Gouverneur général en 2021. Les enfants le connaissent en tant que Chapelier, dans la quotidienne jeunesse Alix et les Merveilleux.