La révolution avortée

Marie-Eve Blanchard
Publié le :
Essai

La révolution avortée

En nous battant sans relâche pour protéger le droit à l’avortement, nous avons omis de veiller sur les femmes qui y ont recours. 

Considéré dans ce texte

Les bons et les mauvais avortements. Les histoires de Mylène, de Julie, d’Andrée, d’Elham et de Catherine. Le contrôle du corps médical sur la fertilité des femmes. L’accompagnement à l’interruption de grossesse, les sédatifs, la mémoire, et une grande solitude. Avorter comme acte libérateur.

La première fois que j’ai parlé à Mylène, elle prenait son bain avec son bébé de 11 mois, et elle songeait à se faire avorter. Elle, dans sa baignoire quelque part dans le Bas-Saint-Laurent, moi, dans mon salon à Montréal. Au téléphone, sa voix était mon unique accès à ses turbulences intérieures. «J’ai toujours voulu une famille nombreuse, mais après 12 ans de maternité, vient un temps où l’envie de s’épanouir en tant que personne, en tant que femme, en dehors du rôle de mère, revient...»

Mylène a eu quatre enfants, tou·te·s désiré·e·s; des grossesses heureuses—elle aime être enceinte, dit-elle. Cette cinquième fois, imprévue, est arrivée en plein au moment où elle ressentait à nouveau le besoin de faire des choses pour elle. «Moi qui ai toujours cru être pro-vie, intimement...» En arrière-plan, j’entendais l’écho des clapotis que faisait son bébé dans l’eau du bain.

J’ai dirigé mon regard vers ma voisine d’en face, qui se berçait devant sa fenêtre. Inconsciemment, je me suis mise à reproduire son basculement, à me balancer au même rythme qu’elle. Je sentais toutes les femmes du monde derrière nous. Ma voisine avait-elle déjà avorté? À cet instant, je faisais d’elle une complice.

Chaque année, environ 85000 avortements sont pratiqués au Canada, dont 23000 au Québec; on dit qu’une femme1L'avortement concerne aussi les personnes trans, non binaires, créatives dans leur identité ou l'expression de leur genre. Toutefois, le mot femme pour désigner les personnes qui avortent sera favorisé dans ce texte, qui vise à mettre en lumière que l'avortement est un acte systématiquement entravé dans l'histoire, justement parce qu'il concerne le corps des femmes. sur trois avortera au moins une fois dans sa vie. Depuis 2019, je suis accompagnante à l’interruption de grossesse [voir encadré plus bas]. Il s’agit d’une profession émergente qui consiste entre autres à écouter, à guider et à informer les personnes qui avortent pour qu’elles puissent faire des choix éclairés tout au long du processus.

Quand j’ai plongé dans cet univers, j’étais loin de me douter de ce que j’allais découvrir. Si l’avortement est remboursé par la Régie de l’assurance maladie depuis 20082Depuis 2010 pour les avortements qui ont lieu lieu dans les secteurs privés et communautaires., il y a toujours un prix à payer pour avorter, au Québec: celui de la stigmatisation. Du début à la fin du parcours, des embuches compliquent l’itinéraire des femmes, renforcent les préjugés et entretiennent (ou génèrent!) un sentiment de culpabilité, voire de honte. En nous battant pour préserver un droit constamment menacé—il n’y a qu’à regarder les récents efforts des conservateurs fédéraux pour restreindre l’accès à l’avortement, ou encore la remise en question de l’arrêt Roe v. Wade aux États-Unis—, nous avons omis collectivement de veiller sur l’acte lui-même: nous avons négligé le soin qu’est l’avortement.


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