La solastalgie

Catherine D'Amours
Illustration: Catherine D’Amours
Publié le :
Ailleurs à Atelier 10

La solastalgie

Marqué par une quête de beauté, l’essai Les paysages intérieurs dit le deuil des paysages disparus ou transformés à travers le concept de solastalgie. Un sentiment que l’artiste multidisciplinaire Catherine D’Amours ancre dans le territoire québécois, dans les battures du Saint-Laurent comme les ruelles de Montréal. Voici un extrait du dernier titre de notre collection Documents.

Un paysage vaste à l’infini. Le sentiment de «voir loin». Le fleuve Saint-Laurent, chaque matin, comme un chant contemplatif qui ouvre son histoire sur mon identité en construction. Une diversité de sons accompagne ce vieil ami; le vent dans les arbres, le claquement des galets sous un pied lourd, le ululement du hibou des marais. L’hiver, quelques glaces qui craquent, soulignant toute la puissance de la nature à un seul et même endroit. L’endroit où j’ai grandi.

J’ai façonné mon identité environnementale, lors de mon enfance, aux abords du fleuve à Trois-Pistoles. J’y ai vu, année après année, le déploiement des quatre saisons dans une rythmique irréfragable. J’ai pu observer tous ces oiseaux dispersés sur le territoire et j’ai appris à en reconnaitre plusieurs. J’ai eu le privilège de jardiner avec mon grand-père chaque été, à son modeste chalet, là où ça sentait les lilas, le varech et le foin d’odeur. Mon rapport au monde vivant s’est donc forgé à cet endroit précis sur la rive sud du fleuve, à environ 250 kilomètres de Québec.

Évidemment, plusieurs bouleversements ont remanié l’état des lieux où j’ai évolué; le hibou des marais ne chante presque plus, le fleuve est souvent dégarni de glace en hiver et les jardins de mon grand-père ont fait place à de nouveaux paysages aseptisés qui ne diffusent plus les mêmes parfums. Lorsque je m’assois maintenant sur le bord du Saint-Laurent, que ce soit dans mon village natal ou même ailleurs, il m’est possible de vivre une indicible nostalgie à la vue de ces écosystèmes qui ont changé considérablement au cours des dernières années.

C’est en méditant et en écoutant le bruit que font les vagues et les remous, un son qui est maintenant bien plus puissant qu’auparavant, que je prends conscience de la mutation irréfutable des paysages extérieurs et intérieurs. Avec l’arrivée de mon fils, un sentiment étrange a commencé à grandir au fond de mon ventre. Un mal du pays, chez moi. Une tristesse immense devant des lieux qui se sont transformés. J’ai longtemps cru que je souffrais d’écoanxiété, comme plusieurs d’entre nous. Mais des recherches réalisées dans le cadre de ma maitrise m’ont amenée à comprendre que ce que je vis porte un autre nom: la solastalgie.

L’écoanxiété est un sentiment commun, lorsqu’il est question de crise écologique, mais surtout prospectif, dans la mesure où les scénarios catastrophiques annoncés par les environnementalistes et les images de nos écosystèmes en déclin nous font imaginer le pire. Ces projections nous font ressentir un stress démesuré qui ne se contrôle pas. Au début, je me suis collé l’étiquette d’écoanxieuse sans trop me poser de questions. Mais c’est à l’automne 2021, en lisant Glenn Albrecht, un philosophe de l’environnement australien et professeur retraité, que j’ai découvert la solastalgie. Devant l’ampleur des défis environnementaux auxquels notre société doit faire face, il fait partie de ces penseur·euse·s qui ont exploré de nouveaux concepts pour décrire et comprendre les répercussions psychologiques et émotionnelles des changements climatiques. Albrecht introduit ainsi l’idée de la solastalgie, un néologisme qu’il définit comme «la douleur ou la détresse causée par une absence continue de consolation et par le sentiment de désolation provoqué par l’état actuel de son environnement proche et de son territoire1Glenn Albrecht, «Les émotions de la Terre» (Les liens qui libèrent, 2021).».

Avec l’arrivée de mon fils, un sentiment étrange a commencé à grandir au fond de mon ventre. Un mal du pays, chez moi.

Par conséquent, il convient de dire qu’il s’agit d’un sentiment rétrospectif. En d’autres mots, il est possible de ressentir une vive tristesse en constatant les transformations subies par notre environnement. Mais pour connaitre cette tristesse, il faut d’abord avoir tissé un lien fort avec un endroit, et le vivant qui l’habite. L’identité environnementale et la solastalgie sont intimement liées.

Ce qui m’intéresse dans le concept de solastalgie, c’est sa pertinence croissante à mesure que les perturbations climatiques s’intensifient à travers le monde. C’est un concept universel qui offre un cadre pour comprendre comment les changements environnementaux affectent non seulement la biodiversité, mais aussi la santé mentale et le bienêtre des gens. La solastalgie nous permet de concevoir une vision plus complète de la relation entre les humains et leurs habitats, en intégrant des dimensions psychologiques et émotionnelles souvent négligées dans les études environnementales. Contrairement à d’autres termes, la solastalgie met l’accent sur les liens affectifs que les individus entretiennent avec leur milieu naturel. Trouver les mots justes pour nommer les sentiments et les états psychologiques que nous éprouvons dans une crise climatique peut nous motiver à prendre des mesures pour atténuer les effets néfastes causés par des milliers d’années de négligence. Identifier cette sensation de perte nous incite à promouvoir des comportements responsables et à passer aux actes. Ce que les données alarmistes dans les rapports des scientifiques ne nous permettent pas de faire.

Publicité

Catherine D’Amours est professeure-chercheure à l’École de design de l’UQAM, artiste visuelle et maman. Les paysages intérieurs est son premier livre.


Pour aller plus loin

Les paysage intérieurs est le 29e titre de notre collection Document.

Continuez sur ce sujet

Atelier 10 dans votre boite courriel
S'abonner à nos infolettres