La vache qui rit et autres «suicide food»

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La vache qui rit et autres «suicide food»

Les animaux destinés aux assiettes des carnivores peuvent-ils mener une existence heureuse même si leur destin est scellé d’avance? Cet extrait de notre Document 14 juxtapose les arguments des éleveur·euse·s bios à ceux des véganes pour tenter d’offrir une réponse à cette épineuse question.

Christiane Bailey et Jean-François Labonté

Les éleveurs aiment leurs animaux, ils les protègent et en prennent soin. Mais cette affection ne s’est jamais posée en contradiction avec leur exploitation: l’élevage est une affaire de bénéfices réciproques. Aristote en était convaincu: «Comme les femelles doivent être dirigées par les mâles, il est préférable pour tous les animaux domestiqués d’être dirigés par des êtres humains. Parce que c’est de cette manière qu’ils sont gardés en vie.»

Dans son essai Loving Animals, la féministe Kathy Rudy soutient elle aussi que «la plupart des êtres vivants doivent faire une sorte de contribution pour justifier leur existence. Les animaux de ferme paient leur dû avec leur chair, leur lait et leurs œufs, mais préfèrent cela à ne pas être nés du tout. Manger la chair d’animaux connus et aimés ou payer plus cher les agriculteurs qui veillent à leur offrir une belle qualité de vie peut être vu comme une bonne affaire pour ces animaux».

Certains auteurs vont même jusqu’à parler d’une sorte de contrat domestique. En bref: on vous fournit soin et protection en échange de votre lait, de vos petits et de votre corps. Cette idée que tout le monde y gagne au royaume du steak nourrit toute l’imagerie publicitaire : les vaches se réjouissent que nous mangions leur fromage, les poulets se trouvent délicieux, les cochons se découpent gaiement en tranches, telles les victimes consentantes d’une industrie qui ne fait que des heureux. Ces animaux suicidaires frayent leur chemin jusque dans l’esprit des enfants. Aux États-Unis, on trouve parmi tant d’autres un livre jeunesse intitulé I Want To Be Bacon When I Grow Up!

Bien entendu, il est impossible d’adhérer pleinement à cette idée. Si contrat il y a, il est difficile de nier qu’il est passé sous la contrainte. Ce n’est pas pour rien qu’existent les cages, les chaines et les bâtons: la force et la coercition ne seraient pas nécessaires si les oiseaux se rendaient d’eux-mêmes à l’abattoir. Mais nombreux sont ceux qui, se détournant de l’élevage industriel au profit de plus petits producteurs «consciencieux», souscrivent en partie à cette croyance. Se limiter à la «viande heureuse» est même vu comme un geste politique—consommer, c’est voter: si je consomme de la viande issue d’élevages bios, alors j’agis de manière responsable.

Mais comment se convaincre que les vaches tirent profit des fromageries, petites ou grandes? Dans Vache à lait: dix mythes de l’industrie laitière, Élise Desaulniers rappelle quelques réalités inconfortables. Pour que la production de lait soit déclenchée, les vaches doivent être inséminées puis séparées de leurs petits (ce qui leur cause une importante détresse psychologique). Après quelques années de ce cycle effréné de gestation/accouchement/allaitement, les «vaches de réforme», épuisées et moins productives, sont vendues pour être transformées en viande hachée.

Les éleveurs consciencieux estiment, souvent en toute bonne foi, offrir une bonne vie à leurs animaux. Mais dirait-on par exemple d’un enfant mort à dix ans qu’il a eu une bonne vie? Le parallèle peut hérisser les poils, mais il reste que les vaches laitières sont envoyées à l’abattoir vers l’âge de cinq ans, alors que leur espérance de vie serait autrement cinq fois supérieure. Et ce sont elles qui vivent le plus longtemps, parmi les animaux d’élevage. Les mâles (et les femelles non utilisées pour la reproduction) sont tués encore plus jeunes: à peine quelques semaines dans le cas des oiseaux et des cochons, qui composent la majorité des individus qu’on mange, et dès la naissance pour les poussins mâles, qui sont aussi inutiles à l’industrie de l’œuf que Marius l’était au zoo de Copenhague1L’introduction de «La philosophie à l’abattoir» s’intéresse au sort de Marius, un girafon de 18 mois que le zoo de Copenhague a tué en 2014 parce que son patrimoine génétique était déjà bien représenté dans les autres zoos d’Europe..

Enfin, même en concédant que certains animaux auraient peut-être eu une existence moins radieuse dans le monde sauvage, peut-on conclure que leur exploitation est juste? Pourrait-on, par exemple, justifier l’asservissement de réfugiés fuyant famine ou guerre sous prétexte qu’il s’agit d’une amélioration de leurs conditions d’existence? Absolument pas.

Les éleveurs consciencieux estiment, souvent en toute bonne foi, offrir une bonne vie à leurs animaux. Mais dirait-on par exemple d’un enfant mort à dix ans qu’il a eu une bonne vie?

L’éthique du bienêtre animal est un progrès incontestable. Mais si elle exige d’aller plus loin que la condamnation des actes de cruauté gratuits, elle ne répond pas à la question fondamentale: en quoi le fait qu’ils soient heureux justifie-t-il de tuer des animaux pour les manger lorsqu’on peut s’en passer? Quand on y pense, si un animal est heureux, c’est plutôt une raison pour le laisser vivre.


Christiane Bailey prépare une thèse en philosophie à l’Université de Montréal. Elle a publié plusieurs articles et donne régulièrement des conférences sur des enjeux touchant la question animale.

Jean-François Labonté est professeur au Cégep de Sherbrooke et titulaire d'un doctorat en philosophie. Il travaille actuellement sur des questions de psychologie morale et d'éthique animale.


Pour aller plus loin

La philosophie à l’abattoir est le 14e titre paru dans la collection Documents.

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