Humoriste abasourdie
Quels mots utiliser pour décrire le travail de Virginie Fortin? Dans cet extrait de «Mes sentiments», le 2e titre de notre collection «Humour», la principale intéressée se prête à un étonnant exercice d’introspection.
On peut être mère et tenir les nullipares en estime, et vice versa. En phase avec le commentaire de Nouveau Projet 29, articulé autour de la production littéraire des femmes sans enfants, cette conversation entre Laurence Côté-Fournier (mère de trois enfants) et notre cheffe de pupitre numérique (mère de personne) vise à rapprocher ces deux solitudes.
Comme Claire Legendre, Catherine Gauthier, Valérie Forgues et les autres autrices dont tu parles dans ton essai, je suis une femme sans enfant. Souvent, on me dit: «Tu ne peux pas comprendre parce que tu n’as pas d’enfant.» Je trouve toujours ça blessant, voire infantilisant. À l’inverse, quels sont les commentaires malheureux que te font les nullipares?
Je dois être bien entourée, parce que je n’ai pas souvenir de remarques blessantes faites par des proches sans enfants. S’ils ou elles m’ont jugée, c’est avec une belle discrétion. Cela dit, je suis hantée par les propos de la nullipare que j’ai été. Celle qui évaluait, en papotant avec une amie, qu’une de nos connaissances était bien bizarre d’allaiter, en public, son enfant de deux ans (j’ai sevré de peine et de misère ma fille à trois ans), ou qui se promettait, devant un couple de parents devenus casaniers, d’être une mère dynamique et libérée (ce qui n’est pas arrivé). Autrefois, je jugeais les femmes à l’image de celle que je suis devenue.
J’ai l’impression que les mères et les non-mères se jugent les unes les autres et qu’elles se livrent, jusqu’à un certain point, une espèce de guerre silencieuse. Ressens-tu cette tension-là et, si oui, à quoi l’attribues-tu?
Je suis entourée de nullipares, et je ne sens pas tant une tension qu’une petite distance, celle creusée par les responsabilités différentes et le manque de temps pour entretenir les relations. Cette fameuse phrase que tu évoquais plus tôt, «Tu ne peux pas comprendre, tu n’as pas d’enfants», je ne crois pas l’avoir déjà servie à quelqu’un, puisqu’effectivement ça coupe court à tout échange, mais je la pense parfois. Pas parce que je crois que la personne à qui je m’adresse est atrophiée en matière d’empathie, mais parce qu’il me semble à peu près impossible de saisir, concrètement, toutes les implications du quotidien avec de jeunes enfants quand on n’en a pas dans sa vie.
Cela dit, croire notre vie plus complexe que celle des autres, ou forcément incompréhensible, est universel et mène à une compétition sans fin. Les parents de deux enfants disent aux parents d’enfants uniques qu’ils l’ont facile, les parents d’ados préviennent les nouveaux parents désespérément en manque de sommeil que les vraies difficultés les attendent avec la puberté, et je vois régulièrement des mamans, sur les forums de parents de jumeaux·elles et triplé·e·s, écrire des publications outrées parce qu’elles ont croisé une femme qui a eu des grossesses rapprochées et qui a osé comparer leur vécu. Et, pour revenir à la tension dont tu parlais, je ne pense pas qu’une nullipare ait déjà ressenti de la gratitude ou une sérénité nouvelle en se faisant dire: «Tu penses que t’es fatiguée? Imagine si tu avais des enfants!» Le plus grand piège est peut-être de s’imaginer être à la place d’autrui, mais sans vraiment l’écouter (en se disant: «Moi, si j’avais un enfant, j’organiserais pas ma vie autour de ses siestes» ou «Un enfant, ça la recentrerait tellement»). Qu’on soit nullipare ou mère, plus ou moins consciemment, on pense parfois comprendre la vie de l’autre personne mieux qu’elle-même, en adoptant une position surplombante d’où il est facile de juger ou de croire avoir la solution à ses problèmes.
De mon côté, j’essaie de croire que ces petites distances creusées par la parentalité sont temporaires, et que l’essentiel des liens est intact, derrière tous les obstacles que la vie met entre nous.
Pour ma part, une grosse partie du malaise vient du fait que des mères (parfois de pures inconnues) essaient de me convaincre de tomber enceinte. Que penses-tu de cette approche-là?
Je suis mystifiée par cette approche. Je comprends en partie le désir de voir la maternité se répandre autour de soi. Je suis heureuse lorsque j’apprends que des ami·e·s attendent un·e enfant, parce que ce lien est beau et que je suis contente de savoir que nous aurons cette expérience commune à partager. Mais le potentiel de regret est élevé si le désir d’enfant est tiède, et ses conséquences, sur la mère comme sur le bébé, me dissuadent de faire du prosélytisme. Et cette volonté de pousser une femme vers la reproduction revient encore à la vieille idée qu’elle ne réussit pleinement son expérience humaine qu’en devenant mère, ce que démentent de manière spectaculaire plusieurs femmes nullipares dont les accomplissements me font envie.
Dans Nouveau Projet 29, tu dis (je paraphrase) que le rush de la maternité te tient à l’écart des grandes questions existentielles et de la douleur qui vient avec. Mais qu’est-ce que la douceur et la joie des enfants ne règlent pas?
Les parents qui remercient le Ciel de la sérénité que leur enfant leur a apportée ne doivent pas être nombreux. Mes angoisses sont multiples et de tous ordres. Mon fils va-t-il passer son temps à enlever ses mitaines à -15°C dehors à la garderie? Que va-t-on faire si la civilisation s’écroule en 2040 comme ce fil Reddit sur les changements climatiques le prédit? Mais, depuis que je suis devenue mère, c’est vrai que mon anxiété est décentrée et qu’elle ne se fonde plus sur ma place floue dans l’univers. Pour l’instant, tandis que je suis épargnée par les gros drames de la vie, l’absurdité de nos petites existences humaines reste en arrière-plan, plutôt que de m’accueillir le matin au réveil comme elle le faisait autrefois. Mes inquiétudes sont plus concrètes.
À l’opposé des écrits présentés dans ton texte, quels seraient les meilleurs ouvrages sur la maternité, ceux qui déboulonnent des tabous ou sortent de l’ordinaire?
Pendant la première année de vie de ma fille, j’ai lu en boucle des passages d’A Life’s Work, de Rachel Cusk, dont le ton caustique et noir me consolait de vivre une arrivée pour le moins névrosée dans la maternité. Les premiers mois après la naissance de mon enfant m’ont semblé être une incursion dans la folie, avec ces rituels compliqués autour du sommeil et les anxiétés qui nous possèdent jour et nuit. Cusk saisit tout à fait l’étrangeté de cette période, son intensité. Les livres de Fanny Britt (Les tranchées et Les retranchées), qui évoque elle-même Cusk, sont aussi restés des repères.
J’ai relu récemment L’album multicolore de Louise Dupré dans un élan d’enthousiasme après la parution cet hiver de L’homme au camion, et mon amour d’antan est revenu intact: c’est une analyse magnifique de la dynamique mère-fille. Oui, l’ouvrage parle d’abord de la mère de l’autrice et du deuil que celle-ci a vécu, mais il est évident que ses mots sont nourris par sa propre expérience de la maternité et de la place changeante que l’on joue dans la vie de nos enfants au fil du temps. Il y a énormément de livres sur la découverte du rôle de mère et les difficultés de la petite enfance, beaucoup moins sur ce que c’est, être une mère d’enfants plus vieux, probablement parce qu’une pudeur s’installe, une réticence à s’approprier leur vie pour l’exposer. Blue Nights, de Joan Didion, dont l’intimité a sans doute été possible à cause de la mort de sa fille, s’ouvre là-dessus avec une mélancolie bouleversante.
Pour aller plus loin
«La maternité comme repoussoir», de Laurence Côté-Fournier, Nouveau Projet 29 (en prévente).
«Mère de personne», un essai de Pascale Petit-Gagnon, troisième place à notre concours d’essais de 2023.
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