Le passage au vide

Philippe Nassif
Publié le :
Essai

Le passage au vide

Nous sommes quotidiennement bombardés de tentations, d’images, de possibilités. Visiblement, la libération ne suffit pas, il nous reste à apprivoiser la liberté. Pour passer du trop-plein écœurant à la plénitude régénérante, il nous faudra retrouver cette chose que notre époque trépidante, bruyante et addictive nous encourage à oublier: le vide.

Considéré dans ce texte

Tchouang-tseu, le philosophe taoïste. Le carambolage des courriels. Po le panda. La liberté du jazzman. L’homme, la démultiplication des options et l’angoisse. La pratique du shabbat. L’awesomeness et les cupcakes maison. Comment prendre soin du vide.

Ce fut d’abord une étude. J’écrivais des silences, des nuits. Je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges.

Arthur Rimbaud

1. Génération Kung Fu Panda

Nous avons tous en nous quelque chose de Kung Fu Panda. La trajectoire du héros de DreamWorks, imaginée au milieu des années 2000 par la major hollywoodienne pour séduire le marché chinois, dit finalement l’essentiel de notre actualité existentielle. Car au commencement, il y a un personnage (Po le panda) certes bonhomme, mais qui se gave. De bouffe de rue, d’abord: soupe aux nouilles, biscuits bios, raviolis au porc. Et surtout de rêves de toute-puissance: devenir un guerrier de légende éblouissant le monde de son awesomeness. C’est jouissif, bien sûr, mais c’est surtout une façon de parer à l’angoisse de passer à côté de sa vie, en se contentant d’obéir à son père qui voudrait le voir lui succéder à la tête de sa petite gargote. Évidemment, vers la dixième minute du film, survient l’incident déclencheur —une parole, quant à son désir, lui échappe: «I love kung fuuuuuu!» Et quelqu’un (en l’occurrence le vieux maitre Oogway) le prend au sérieux et le désigne comme l’élu. Face à l’enjeu (et au tigre Tai Lung qui, tout en volonté de puissance, s’apprête à envahir le pays), Po est d’abord tenté de se dégonfler. Il accepte ensuite de s’entrainer intensément. Et il est enfin autorisé à lire «le rouleau du dragon» qui, en lui révélant un genre de secret cosmique, le transformera en «Guerrier Dragon». Sauf que lorsqu’il ouvre le rouleau, c’est pour découvrir qu’en guise de secret, il y a une page vide. Aucune pensée magique ne viendra à son secours, il n’est qu’un gros panda, le pays est perdu. Il tombe alors sur son père, qui lui propose de façon incongrue d’enfin lui révéler «l’ingrédient secret» de sa si unique «soupe à l’ingrédient secret». À savoir? «Rien! Il n’y a pas d’ingrédient secret, car cela n’est pas nécessaire. Pour que quelque chose soit unique, il suffit d’y croire!» C’est une illumination. Po retourne au combat, il est détendu, animé d’une inédite liberté de jeu, d’une présence d’esprit, et bien sûr il l’emporte à la fin (même s’il s’essouffle toujours aussi vite en gravissant un escalier).

Nous avons tous en nous quelque chose de Kung Fu Panda parce qu’au commencement, il y a ce sentiment de trop-plein. C’est qu’à l’instar de Po, nous sommes compressés entre nos fantasmes un peu trop mégalos et nos pulsions un peu trop insistantes. Et si nous nous gavons tant, c’est qu’il s’avère de plus en plus difficile de creuser la distance d’avec les marchandises, les images, les slogans pulsés par la médiasphère. Le maillage de nos vies intimes par les technologies de la communication nous installe au cœur de l’incessant manège des obsessions égotiques («Combien de likes à mon dernier post?»), des dépendances aberrantes (Candy Crush ou binge watching?), des sollicitations pas si utiles («Et si je vérifiais mes courriels en marchant dans la rue?») ou des indignations épuisantes (ah, la bêtise et la fureur qui, via Facebook, giclent en continu au milieu de notre salon et de la nuit). Bref, nous sommes saturés. Et c’est ainsi que—par manque de respiration, de silence, d’espace—nous laissons trop peu de place à l’expression de ce qui nous importe essentiellement, à notre désir qui néanmoins insiste tant.

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2. À l’ère du trop-plein

Il est de l’ordre de la société, soucieuse de survivre en tant que société, de travailler à étrangler le désir—forcément singulier—afin de garantir les conformismes, nettement plus prévisibles. Il n’y a pas si longtemps, disons du temps de nos grands-parents, une telle entreprise était assurée par un tas de mots d’ordre autoritaires. Ainsi, à l’orée des années 1970, une jeune fille—en l’occurrence la future romancière anglaise Jeanette Winterson—pouvait encore entendre ses aspirations réprimées par sa mère d’un tonitruant: «Pourquoi être heureux quand on peut être normal?» Nous n’en sommes plus là.

Le vaste mouvement de libération qui a innervé les années 1960—avec Mai 68 en point d’orgue—est venu renverser l’ordre de la Tradition. Et ce sont d’inédites stratégies d’évitement du désir qui aujourd’hui s’imposent. Car notre temps s’y prend d’une manière presque inverse pour exciter nos pulsions conformistes: il mise sur le trop-plein. Trop-plein d’options, d’excitations, de représentations.

Nos emplois du temps sont serrés, les occasions de nous distraire des tâches qui nous importent—et donc nous inquiètent—sont profuses, nos idées à propos du monde, de nos prochains ou de notre moi tourbillonnent incessamment. D’où ces humeurs barbouillées qui souvent nous alourdissent et ces nausées qui parfois nous gagnent.

D’où aussi cette culture de l’ironie dans laquelle, à l’instar de Po, nous nous vautrons complaisamment—cette façon spéciale de nous accommoder de nos frustrations et de notre médiocrité en nous offrant des tranches de bonne rigolade.

Mais bien sûr, si nous avons tous quelque chose de Kung Fu Panda, c’est qu’il nous arrive aussi de changer de position. De passer à la seconde partie du scénario, ce moment où l’éparpillement anxieux—«What? I eat when I am upset!», s’écrie Po—laisse place au rassemblement de soi. Où nous cessons d’amasser des quantités pour cultiver nos qualités. Où nous passons du trop-plein écœurant à la plénitude régénérante. Il nous arrive à tous d’expérimenter ce genre de passage, mais ce qui nous manque sans doute, c’est une explicitation claire des étapes et des moyens qui nous permettraient de l’emprunter un peu plus souvent. Car la libération ne suffit pas, voilà ce que nous avons du mal à enregistrer: il nous reste à apprivoiser la liberté. À nous inspirer des penseurs, des artistes et des aventuriers qui, en Occident, œuvrent depuis un moment déjà à élaborer des méthodes capables de nous orienter à travers les paysages chaotiques du capitalisme tardif. C’est qu’il y a un romantisme éclairé qui, en guise de contreforce, prend désormais consistance. Et qui, malgré les chemins innombrables qu’il emprunte, partage un même centre de gravité, sans doute plus simple à saisir en Chine qu’à Hollywood: il se fonde sur le vide.


Le vide gagne toujours à la fin, et de la plus violente manière.

3. Le souci du rien

Il y a là quelque chose de logique. Si, en effet, le trop-plein caractérise le malaise dans notre civilisation, alors le vide s’impose comme un candidat thérapeutique crédible. On ne s’étonnera donc pas de constater que le motif du vide, en bien des formes, n’a eu de cesse de forer sa voie tout au long du 20e siècle.

Il y a d’abord la découverte par Freud de l’inconscient, ce trou planté au cœur de notre volonté et de notre savoir.

Durant les années 1920, le vide est affirmé par les deux grands noms qui, de manières radicalement différentes, scandent la philosophie du siècle dernier. Ludwig Wittgenstein inscrit ainsi en marge de son Tractatus logico-philosophicus sa thèse la plus déconcertante: «Ce dont on ne peut parler, il faut le taire.» Et Martin Heidegger, surtout, rompt décisivement avec 2500 ans de méta-physique en affirmant—et c’est le principe de «la différence ontologique»—que l’être n’est rien d’étant. L’être est vide. Il n’est pas le Dieu des religions, l’Idée des philosophes, la Nature des spécialistes du neurone ou du cosmos. Tout comme le soleil qui ne peut se regarder en face, l’être reste insaisissable, mais n’en anime pas moins tout ce qui existe.

Les artistes d’avant-garde ne sont pas en reste, affirmant à leur tour la positivité du vide durant les années 1950. Le musicien John Cage joue sa composition 4’33’’, totalement muette (les interprètes restent les mains suspendues au-dessus de leurs instruments), nous invitant à prêter attention à l’infini chatoiement du silence. L’écrivain Guy Debord présente son film Hurlements en faveur de Sade, totalement aveugle (sur l’écran de cinéma ne se projette que du noir), nous incitant à nous défaire de nos représentations afin de créer de nouvelles situations. Le peintre Yves Klein organise la première «exposition du vide» («Maintenant je veux aller au-delà de l’art, au-delà de la sensibilité, dans la Vie, écrit-il. Je veux aller dans le vide»).

Et c’est précisément ce vide—de l’être—que la trépidante, bruyante, speedée, addictive et si sexy organisation de la société nous encourage à oublier. Pressés que nous sommes d’empiler les nouveaux projets, rétifs au silence (ne serait-ce que pour écouter notre interlocuteur), terrifiés par la possibilité de l’ennui ou habiles à recycler nos meilleures histoires, nos plus précieuses émotions ou nos plus beaux voyages en posts Facebook, Twitter et Instagram. Prompts, en somme, à ne rien laisser simplement être—germer, s’épanouir, se déployer. Mais à instrumentaliser—assécher, pervertir, dilapider—à peu près tout ce qui nous passe à portée de main.

Et c’est là que commencent les problèmes. Car voilà: le vide gagne toujours à la fin, et de la plus violente manière. Un peu comme lorsqu’on est pris de vomissements après une soirée bien trop chargée. Ou, plus gravement, à la façon des obsédés du travail, de la réussite et du contrôle qui partent en burnout. Et bien sûr, à l’image du feeling nihiliste qui, énonçant que «tout vaut tout et que rien n’a d’importance», gagne les jeunes et moins jeunes générations—ce genre de dépression soft qui fait l’ordinaire des productions culturelles chics et le succès de l’écrivain Michel Houellebecq.

Disons que l’absurde vacuité qui envenime l’humeur contemporaine relève du vide de l’absence de vide (Heidegger parle de «la détresse de l’absence de détresse», et le psychanalyste Jacques Lacan, du «manque de manque»). Et accordons-nous sur le fait que nous avons un souci que nos grands-parents ne connaissaient pas: il nous incombe de prendre soin du vide. De tourner autour de l’énigme du rouleau du dragon. Et, plus précisément, de comprendre que le vide nous constitue, nous vivifie, et passe par un exercice de soi. Déplions ces trois points.

4. Les aventures du néotène humain

La découverte du principe de la néoténie—la conservation de caractéristiques juvéniles chez un adulte—par l’anatomiste Ludwig Bolk dans les années 1920 s’impose comme un moment décisif dans la compréhension du fonctionnement humain. Il nous amène à considérer l’homme non pas comme une créature supérieure, mais au contraire comme un animal inachevé, débile, en manque. Plus précisément: un grand prématuré. S’il était un animal comme les autres, le petit d’homme devrait en toute rigueur biologique sortir du ventre de sa mère au bout de 18 mois. Mais voilà, en gagnant la station debout, l’homo sapiens connait à la fois cet accident évolutif qu’est l’abrègement des grossesses et, par un genre de splendide hasard, l’ouverture de son appareil phonatoire lui permettant de moduler cinq consonnes et sept voyelles. Cet avorton qui, les instincts diminués, avait zéro chance de survie dans la savane va ainsi édifier une seconde nature capable de le protéger et de l’élever. Une seconde nature qui, tramée de paroles créatrices et d’inventions salutaires, n’est autre, bien sûr, que la culture. C’est ainsi que, mis à la porte du règne naturel, l’homme évolue au sein de ce que Lacan—fan de la théorie de Bolk—appelle à l’occasion la «dits-mansion», en usant du terme anglais pour maison.

Le jeu de mots porte loin. Il nous signale que nous sommes tissés du vide des «dits»: des représentations, des valeurs, des paroles qui nous précèdent, nous traversent et nous portent. Et qui ne sont pas des réalités saisissables, mais d’insaisissables idéalités. Par exemple, la justice, la grammaire ou l’art du tableau: autant d’idéalités qui n’existent pas—nous ne rencontrons jamais la justice ou la grammaire ou l’art, mais seulement des décisions plus ou moins justes, des phrases plus ou moins élancées, des tableaux plus ou moins sublimes. Qui n’existent pas, mais qui pourtant donnent consistance à notre existence. Et orientent notre désir: cette quête jamais accomplie et toujours recommencée d’une jouissance pleine, entière, animale dont nous avons été irrémédiablement coupés lors de notre expulsion prématurée du ventre de notre mère et donc du biotope naturel. Et que nous ne pouvons qu’approcher—avec inquiétude—à travers les infinis malentendus, nuances et inventions de ce biotope culturel qu’est la parole. À condition, bien sûr, d’y prêter attention. De prendre soin de nos croyances. D’accepter de nous faire «la dupe du symbolique», signale Lacan. De comprendre, en somme, que ce vide n’est pas rien, mais qu’il est au contraire l’infrastructure du sens.

C’est une épreuve difficile, d’aucuns diraient insurmontable, et que les Anciens ne connaissaient pas. C’est que le vide ne leur apparaissait pas en tant que tel: il était comme gainé, camouflé, pris en charge par la Tradition à laquelle le mythe et le rite donnaient des airs d’évidence, de nécessité, de naturel. Il n’y avait donc pas de place—ou si peu—pour le scepticisme à l’égard des dispositifs psycho-sociopolitiques qui nous gouvernent. Lacan le dit de manière évocatrice: «L’homme ancien est comme spontanément amoureux de son inconscient.»

Là est la tragédie contemporaine: à l’ère de l’explicitation du vide, les horizons de sens partagés ont une fâcheuse tendance à s’effilocher. Face à la démultiplication des options, l’homme se découvre une allure de page blanche. D’où l’angoisse, le vertige et la tentation que nous avons de remplir tout ça en nous agitant comme des furieux.

Et là, évidemment, est l’erreur. Car prendre soin du vide qui articule et insuffle nos représentations, aspire notre désir, donne consistance à nos valeurs, c’est d’abord lui accorder une attention qui, par définition, ne peut être que libre. Une attention ouverte au surgissement toujours inattendu du sens, c’est-à-dire à un fragment de ce désir que, par définition, nous préférons refouler du côté de notre inconscient.

Pensons à notre rapport au courrier. À la fin du siècle dernier, une lettre arrivait une fois toutes les 24 heures. Entre deux visites du facteur, nous avions tout le loisir de méditer les messages reçus ou d’anticiper les lettres à venir. Mais maintenant que les courriels se carambolent minute après minute sur nos écrans, nous ne laissons plus aucune chance au sens des mots de se déployer et de murir en nous. Notre attention, toujours, est déjà ailleurs, et à sa place il y a un sourd sentiment de désorientation—à l’image de ces passants qui, agrippés à leur téléphone intelligent, avancent en un consternant zigzag.

Mais puisque nous avons mieux à faire que nous déplacer en saccades et nous cogner contre notre prochain en roulant des yeux effarés, peut-être est-il temps de passer à la séquence suivante. Maintenant que nous savons que le vide nous constitue, il nous reste à apprendre à nous y abandonner. Par exemple en méditant la philosophie taoïste.

Face à la démultiplication des options, l’homme se découvre une allure de page blanche. D’où l’angoisse, le vertige et la tentation que nous avons de remplir tout ça en nous agitant comme des furieux.

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5. Le tao ou le jeûne de la volonté

«L’être est, le non-être n’est pas»: au 5e siècle avant notre ère, la fameuse sentence de Parménide a donné le coup d’envoi de la tradition métaphysique—et de la science moderne. Depuis, en Occident, nous avons pris l’habitude de considérer le vide comme n’étant rien—ce qui s’avère aujourd’hui la formule même du nihilisme. Il n’est donc pas étonnant de voir, depuis deux siècles, les meilleurs esprits occidentaux se tourner vers l’Asie en général et la Chine en particulier. À l’image de Heidegger et de Lacan, tous deux fascinés par la vision du taoïste Lao-tseu, également du 5e siècle avant notre ère: «D’une motte de terre on fait un vase; ce vide dans le vase en permet l’usage.»

C’est que la Chine a cultivé une vision alternative du vide. Disons que c’est un vide qui pulse, où l’énergie va et vient, où une force ne consiste qu’à appeler sa contreforce, où le yin est ce qui devient yang et le yang est ce qui devient yin. Un vide qui n’a rien à voir avec le néant de la mort, mais tout à voir avec la vitalité du souffle, d’inspiration en expiration. Tel est le tao, que le sinologue Jean François Billeter traduit par «fonctionnement des choses»: un centre de gravité éternellement générateur.

Il ne s’agit pas là d’un exotisme inaccessible à la pensée occidentale, mais plus simplement d’une voie d’accès à notre commune expérience humaine. Un rapport à l’expérience qui insiste sur la positivité du non-vouloir, du repos, du vide. Et que l’Occident, calé sur son projet de maitrise du vivant, a eu tendance à délaisser. Il suffit pour s’en convaincre de se pencher sur les fascinants écrits du philosophe taoïste—et libertaire—Tchouang-tseu Jean François Billeter, Études sur Tchouang-tseu, Allia, 2004.(4e siècle avant notre ère). Dans l’un de ses dialogues les plus décisifs apparait en effet l’expression de «jeûne de l’esprit», ou «jeûne de la volonté», qui s’impose comme l’aboutissement de l’enseignement taoïste. Cela donne: «Unifie ton attention. N’écoute pas avec ton oreille mais avec ton esprit. N’écoute pas avec ton esprit mais avec ton énergie [...] Car l’énergie [que nous pourrions aussi traduire par: le souffle] est un vide entièrement disponible. L’acte s’assemble seulement dans ce vide. Et ce vide, c’est le jeûne de l’esprit.»

Et c’est là la plus sure présentation de ce qu’agir véritablement signifie. Non pas «faire quelque chose sur autre chose», écrit encore Tchouang-tseu, mais se disposer à entrer pleinement en rapport avec une situation. Nous savons tous cela, même si nous nous le formulons rarement. Ainsi, lorsque nous avons un problème à éclaircir, un dilemme à trancher, une décision à prendre—ou un article à écrire—, nous avons tous recours à un genre de stratégie visant ce «jeûne de la volonté». Par exemple: marcher une petite heure durant, nous offrir une séance de jogging ou de natation, improviser un blues bien répétitif sur notre guitare, griffonner longuement quelques dessins abstraits dans les marges d’un cahier ou savourer une clope sur le balcon. Ou tout simplement nous tenir tranquilles, immobiles, silencieux en laissant nos pensées vaquer à leur gré. Alors nous cessons de raisonner en enchainant les causes aux effets et commençons à résonner avec la situation présente. Et l’acte s’assemble dans ce vide: il surgit de lui-même.

Il y a une remarque de Tchouang-tseu que j’aime tout particulièrement: «Ah, si je connaissais un homme qui oublie le langage, pour avoir à qui parler!» Elle nous signale que le «lâcher-prise» taoïste n’a rien d’un laisser-aller tout mou, d’une régression vers une introuvable nature animale. C’est plutôt un ressourcement du côté de notre seconde nature: ces valeurs, ces facultés, ces gestes, ces forces, ces savoirs que nous avons incorporés, plus ou moins consciemment, en écho avec notre désir, au cours de nos différents apprentissages. Et qui, dans un instant de grâce—c’est-à-dire libre de toute intention—, s’imposent à bon escient. Pensons au jazzman qui a beaucoup appris mais qui, au moment de jouer, oublie et improvise de la plus éloquente manière. Et prenons conscience que l’attitude véritablement libre ne consiste surement pas à «n’en faire qu’à sa tête»—fantaisies, fantasmes d’autonomie, calculs raisonnés, projections mentales qui nous épuisent tant. La liberté relève d’une capacité à épouser la réalité d’une situation: non pour s’y soumettre, mais pour découvrir en son cœur l’issue la plus juste. Elle est un jeu que l’on pourrait presque dire amoureux avec ce qui se présente à nous. C’est que comme dans un jeu, la bonne réponse vient toujours après une attention maximale à ce qui advient. La liberté passe par un vide fécond qu’il nous revient de cultiver.


6. Chacun cherche son shabbat

L’importation massive des doctrines orientales du salut —méditation bouddhiste, yoga indien ou art floral zen—a ceci d’édifiant qu’elle nous entraine à lire d’un œil neuf les textes issus de la tradition occidentale. À être attentifs à l’idée du vide qui les soutient. La Bible, par exemple, et son rituel du shabbat: l’obligation faite aux Juifs—et dont le Christ, dans les Évangiles, fait grand cas—de se reposer le septième jour. À lire l’épisode biblique du don de la Loi à Moïse, il apparait clairement que la prescription du shabbat est le centre de gravité même des «Dix paroles» (plutôt que commandements). Au cœur de la Loi, il y a ce principe de vide qui en revivifie le sens.

Le shabbat? Il est ce moment de vacance de l’esprit, de la volonté, de l’intention qui, paradoxalement, vient parachever la semaine. Un ne-rien-faire qui donne lieu à la possibilité de méditer librement, de donner sens aux évènements des jours passés et à venir, et de les nommer. Un vide qui donne du poids à notre existence, donc, là où celui qui ne s’arrête que trop rarement pour cultiver le souvenir et l’attente est gagné par l’impression que rien d’important n’arrive jamais [voir aussi à ce sujet «Bret Easton Ellis: l’écrivain des générations Asperger»,]. À l’image des silences qui permettent d’articuler entre elles les phrases d’un discours ou les notes d’une musique, le shabbat est ce silence de l’être qui, glissé au cœur de nos travaux et de nos jours, leur imprime une cohérence élancée. Il nous rappelle que le travail—volonté de maitrise, de total contrôle, de manipulation—n’est jamais suffisant, qu’il y a toujours quelque chose qui, à la fin, nous échappe. Et qui, du coup, relance notre quête personnelle en direction de ce désir qui, par définition, est un désir d’élévation.

Dès que nous nous fixons un but à l’horizon, nous rétrécissons notre champ de vision. Et nous nous privons de la possibilité de percevoir l’essentiel: il est toujours inattendu.

Et c’est ainsi que la pratique du shabbat nous permet de traverser l’énigme ultime que nous adresse l’éthique du vide. Car si le vide est synonyme de démobilisation de la volonté, alors nous ne pouvons pas, en toute logique, vouloir le vide—le sens, l’évènement, l’inédit. Ou alors, c’est la déflagration de soi par un trop-plein d’angoisse. Nous ne pouvons viser le vide, mais nous pouvons prendre la décision d’en aménager la station d’accueil—un genre de cercle «sacré», c’est-à-dire «séparé»—au cœur de notre quotidien. Là où nous ne sommes plus en quête du vide, de l’inconnu, du nouveau, mais où nous nous contentons de nous exercer à lutter contre nos résistances à son advenue.

«Fixer des vertiges», comme l’écrivait Rimbaud? Disons qu’il appartient à chacun de nous de se fixer un juste rituel pour apprivoiser les vertiges de l’existence. Ici, les options sont innombrables: jouer de la musique ou s’occuper de son jardin, s’adonner à la course à pied ou à la lecture de poèmes, se plonger dans une séance de méditation bouddhiste ou un exercice d’hypnose ericksonienne, préparer le repas du soir—ah, le plaisir méditatif de simplement hacher des herbes et peler des légumes—ou, plus simplement encore, tenir un journal, histoire de donner une forme ascendante à son chemin plutôt que de le dévaler à l’aveugle. Autant d’exercices de soi auxquels il convient d’offrir la plus grande amplitude possible. Un point d’immobilité personnel depuis lequel le mouvement incessant de la société peut être enfin appréhendé. Et notre propre existence, régulièrement régénérée.

Mais à une condition, cependant: il s’agit d’embrasser un rituel qui ne sert à rien—pas à briller en société, pas à mieux performer dans son emploi en étant moins stressé et plus créatif, et encore moins à soigner son awesomeness en publiant la photo de ses cupcakes maison sur l’internet.

C’est que dès que nous nous fixons un but à l’horizon, nous rétrécissons notre champ de vision. Et nous nous privons de la possibilité de percevoir l’essentiel: il est toujours inattendu. Nous devrions donc plutôt écrire: élire une pratique qui serve le rien de l’être, c’est-à-dire le déploiement toujours imprévu du sens, dût-il en passer momentanément—cela arrive plus souvent qu’on ne le voudrait—par le chaos des pensées, la déception des espérances, l’errance incompréhensible. Muscler autour du vide qui nous habite, donc, afin de le laisser pulser le plus librement possible.

Bref, il s’agit d’aimer sa pratique pour elle-même. Comme Po le panda, en somme, qui a un déclic lorsqu’il comprend qu’il ne doit pas s’entrainer à devenir le plus grand guerrier du pays, mais simplement accepter de jouer avec son coach à qui rattrapera le ravioli lancé en l’air. Alors, le reste—la mise en forme de notre existence—nous est donné de surcroit. J’aime, quant à moi, la géniale simplicité de la parole que l’écrivain Yasushi Inoué prête à un personnage de son Confucius: «Le ciel, je ne sais pas ce que c’est, mais c’est ce que je salue chaque matin et je me sens mieux lorsque je l’ai fait.»

Dans le principe élargi de shabbat, il se joue ainsi un point de rencontre entre la version occidentale et la version orientale du vide: entre l’insistance portée sur la parole inédite et l’insistance portée sur la plénitude de la présence. C’est que ces deux versants de l’expérience humaine puisent à la même source: la mise au chômage rituelle de la volonté par un exercice dévolu à l’attention de ce qui simplement est. Alors quelque chose de plus grand que nous, à la fois esprit et souffle, nous traverse et nous porte.


7. Ouverture

Le vide, nous ne pouvons que tourner autour: en évoquant, comme nous avons tenté de le faire ici, sa dimension symbolique, sa prodigalité énergétique, son apprivoisement rituel. Surtout, nous avons tenté de montrer qu’il est au cœur de l’éthique que notre temps appelle. Et que, de fait, il se cultive semi-secrètement à l’abri des nombreuses communautés de romantiques éclairés qui apparaissent en Occident: artistes méditatifs, aventuriers bizarres, thérapeutes alternatifs—entre autres. Le vide est en effet ce que nous avons en partage: il est à la fois ce qui nous distingue et nous rassemble. Et il résonne de la plus juste manière avec l’appel de Friedrich Hölderlin, prince des romantiques allemands et premier prophète de notre modernité tardive: «Viens dans l’ouvert, ami!» Ou le mot de passe de notre nouvelle condition spirituelle: maintenant que Dieu, la Nature, les Idées se sont effondrés, il nous incombe d’apprendre à avancer dans ce vide qu’est l’Ouvert, d’aller à la rencontre de l’inconnu, de jouer avec le nouveau, quitte à le faire avec méthode.

Insister sur le principe de l’Ouvert, c’est comprendre que le vide ne nous attend pas à la fin—au moment du tombeau—mais qu’il est là, qu’il nous accompagne depuis le début. Qu’il nous régénère d’une manière ou d’une autre chaque fois que nous y consacrons notre libre attention. Et qu’il emporte avec lui une compréhension renouvelée du fonctionnement humain. Car l’homme n’est pas seulement un «mortel» pétri d’angoisses, comme en ont décidé les Grecs au commencement de la saga occidentale. L’homme est également un «naissant», comme nous le rappellent les spiritualités orientales. Cesser de focaliser sur le pôle terminal de l’existence (ce moment de solitude face au néant de la mort) pour nous tourner vers le pôle natal (ce moment où le monde nous accueille et nous initie), c’est, peut-être, comprendre que l’évènement n’est pas rare et la vérité, obscure, au contraire de ce que professait Heidegger, signant là sa décision en faveur du nazisme. Pourvu que nous soyons disposés à les recevoir, évènements et vérités nous sont accordés, dans notre quotidien même, à profusion. Cultiver une éthique du vide comme ouverture toujours à recommencer, c’est cultiver la croyance—ou plutôt la confiance—en son chemin, en son désir singulier. Apprendre, à l’instar du petit d’homme, à gouter le monde avec un émerveillement à répétition. S’entrainer à convertir le hasard (vide de sens) en chance (plénitude de l’être). Et c’est nous rappeler qu’il est possible, même pour un panda, de se métamorphoser en maitre de kung fu. 


Philippe Nassif est écrivain, journaliste et conseiller de la rédaction à Philosophie Magazine. Son dernier essai, La lutte initiale (Denoël, 2011), s’attache à cartographier l’issue au nihilisme contemporain en s’appuyant sur la pensée taoïste, les expériences artistiques et la pratique psychanalytique. Il enseigne la pop culture à l’Institut d’études supérieures des arts (IESA) à Paris.

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