Les mammifères et les pissenlits
- Publié dans : Nouveau Projet 08
Les mammifères et les pissenlits
Les amateurs de musique ne connaissent plus l’attente: à l’ère de l’internet, ils accèdent à ce qui leur chante en un clic. Certains paient sans rechigner pour obtenir leurs albums préférés; d’autres contournent les règles, pirates d’un jour ou récidivistes. Entre les deux, il y a tous ceux qui manœuvrent afin de s’en mettre plein les oreilles pour un minimum d’investissement. Et on observe un phénomène analogue dans les autres domaines culturels. Qu’en est-il de la circulation des œuvres —et de notre rapport même à celles-ci— dans un univers où règne la gratuité ?
Information Doesn’t Want to Be Free, de Cory Doctorow. La gratuité des contenus culturels et la rémunération des artistes. L’industrie musicale, ses mutations et ses continuités. Les troubadours. La Maison Columbia. Duran Duran et Georges Moustaki.
Je me souviens comme si c’était hier de l’émotion qui m’habitait. Le carton, trouvé dans la boite à lettres à ma descente de l’autobus scolaire, signifiait qu’il était arrivé. Le colis. Suffisait maintenant d’aller le chercher au comptoir postal du village, ce que nous aurions le temps de faire le soir même si ma mère ou mon père rentrait du travail assez tôt et acceptait de reprendre la route pour franchir la distance qui séparait notre maison, dans le rang 11 de Saint-Denis-de-Brompton, du village proprement dit, trois kilomètres plus loin.
L’excitation me faisait spinner dans la gravelle. Je me rappelle avoir pensé y aller à vélo, je faisais souvent ce trajet, mais je n’aurais jamais pu rapporter une aussi grosse boite.
Trois semaines plus tôt, j’avais déposé au même comptoir postal mon formulaire d’inscription à la si généreuse Maison Columbia, qui avait récemment fait de deux de mes amis les références musicales de la cour d’école. Statut que je leur enviais, il va sans dire. J’avais 12 ans, je trainais mon début d’adolescence entre un pit de sable, un terrain de baseball et des ruisseaux où on taquinait le crapet-soleil, et la musique m’apparaissait de plus en plus comme un pont possible vers autre chose que ce bled loin de tout. Or, à la maison, les sources de divertissement audiovisuel se résumaient aux deux canaux de la télé — le câble n’était pas « rendu » —, à deux récepteurs radio (dont un limité à la bande AM) et à un tourne-disque assorti, il est vrai, d’une bonne centaine de microsillons, mais dont le plus récent était une compilation de Georges Moustaki — mes parents étaient évidemment passés à côté de la vague new wave et fronçaient les sourcils quand je leur parlais de Depeche Mode ou de Duran Duran.
Duran Duran dont les quatre albums m’attendaient d’ailleurs dans ce colis à la fois si proche et si loin, aux côtés de ceux de Culture Club, Billy Idol et —que celui qui n’a jamais failli me lance la première pierre— Bon Jovi.
Comme je les ai désirés, ces 13 cassettes et 33 tours obtenus pour... une cenne ! C’était la promo initiale de la Maison Columbia, le cadeau de bienvenue, accompagné d’une entente qui nous engageait à acheter par la suite un nombre X de produits au prix normal du club. (Entente que plusieurs allaient rompre au gré d’un déménagement réel ou fictif, mais ça, c’est une autre histoire.)
En matière de circulation des œuvres musicales, et de rapport même à ces œuvres, un petit quart de siècle a profondément changé les choses. Quand je raconte l’épisode à mon fils, qui a précisément l’âge que j’avais à l’époque, je peux lire dans son regard, dans l’ordre : 1) une difficulté réelle à assimiler l’information (« Quoi ? Dans la maison de Mamé et Papé, où il y a maintenant du wifi jusqu’au fond du jardin, vous n’aviez pas le câble et il fallait commander la musique par... la poste ?»); et 2) quelque chose de l’ordre de la compassion (« Pauvre papa... Je savais que t’étais vieux, mais pas à ce point-là.»).
Cette anecdote évoque, mine de rien, plusieurs éléments-clés des problématiques liées à l’ère numérique, en particulier celles de l’industrie musicale : la notion d’accessibilité, tellement plus grande aujourd’hui qu’elle risque de banaliser l’objet même du commerce; la notion de gratuité des contenus culturels, qui n’était qu’un hameçon commercial du temps de la Maison Columbia et qui est devenue une réalité; sans compter tous les rouages physiques, maintenant au bord de la désuétude, impliqués dans la livraison du colis qui a marqué mes années 1980 —l’industrie du pressage des disques et celle de la distribution, avec ses entrepôts, ses monte-charges et leurs opérateurs, la poste elle-même...
À ces notions, on peut ajouter celle de désir. Celui qui nait de l’attente et donnait à Simon Le Bon et à sa bande, au moment où The Reflex résonnait pour la première fois dans ma petite chambre de l’ère préinternet, une saveur que ne peut connaitre celui qui obtient tout en un clic.
Le verre à moitié plein
Dans un essai paru il y a quelques mois, le Torontois Cory Doctorow, auteur de science-fiction et militant notoire du domaine des nouvelles technologies, propose une lecture préoccupée mais non alarmiste des bouleversements actuels de l’industrie du divertissement et de leur impact sur les notions de droits d’auteur et de rémunération des créateurs. La position d’un libre penseur, clairvoyante pour les uns, suicidaire pour les autres, qui a le mérite de prendre les problèmes depuis leur base et de ne pas se cantonner dans les idées reçues. Information Doesn’t Want to Be Free, toujours pas traduit en français et dont le titre, si c’était le cas, serait probablement L’information ne veut pas être gratuite, refuse le catastrophisme et se présente d’abord comme pédagogique.
Alors que plusieurs observateurs ne font que constater les dégâts et annoncer le début d’un temps où les artistes seront assurément victimes des nouvelles façons de consommer la culture, le livre de Doctorow veut donner aux créateurs une série d’outils pour les amener à bien saisir les enjeux actuels et leur permettre de tirer leur épingle du jeu.
Doctorow n’en commence pas moins par affirmer que dans les faits, ceci a tué cela. Autrement dit, qu’on ne fera plus jamais le commerce d’une chanson, ou d’un livre, comme on le faisait auparavant. Ou, pour reprendre une image courante, qu’on « ne remettra pas le dentifrice dans le tube ». Les ventes d’albums physiques sont en chute libre, les disquaires sont plusieurs à mettre la clé sous la porte, les labels aussi, sans oublier ma chère Maison Columbia, dont la division canadienne a été placée sous la protection de la loi sur la faillite en 2010 (en aout dernier, la Maison Columbia s'est aussi placée sous la protection de la loi américaine sur la faillite). Duplication maison, diffusion des œuvres sur des plateformes qui échappent aux règles du commerce, streaming: le nouvel écosystème est ainsi fait, mieux vaut l’admettre et appuyer les modèles d’affaires de demain sur ce constat.
L’auteur a bien choisi ses préfaciers. Neil Gaiman, célèbre créateur de la série de romans graphiques Sandman, signe en ouverture un texte dans lequel il trace un parallèle entre notre monde, où la copie d’une œuvre écrite ou musicale est à la portée de tous, et ces histoires de science-fiction qu’il lit depuis sa jeunesse, où des machines permettent de dupliquer tout et n’importe quoi. Maintenant que nous nous approchons de ce qui était impensable il n’y a pas si longtemps, il faut accepter, selon lui, de redéfinir le rapport que nous entretenons avec l’œuvre. Annonçant une analogie que développera plus loin Doctorow, Gaiman soutient qu’après avoir été des mammifères, qui prennent soin de leur progéniture, la couvent, la protègent et y restent attachés, les artistes sont appelés à se muer en pissenlits, qui sèment à tout vent, renoncent à se préoccuper du sort de chaque graine lancée dans la nature et admettent que toutes ne prendront pas racine. L'image est forte.
Auteure d’une seconde préface, Amanda Palmer (auteure-compositrice, ex-Dresden Dolls et épouse de Gaiman) avance pour sa part qu’il ne faut pas sous-estimer le plaisir qu’éprouvent les gens à donner à un artiste ou un groupe qui les a séduits. Celle qui a commencé sa carrière en faisant la manche établit un parallèle entre sa pratique d’alors et la philosophie «Payez ce que vous voulez», qu’ont appliquée des groupes comme Radiohead (la formation anglaise a marqué l’histoire, en 2007, en mettant en vente son album In Rainbows directement sur son site, sans intermédiaire et en laissant l’internaute fixer lui-même le montant de la transaction). «J’avais calculé que si 3 % des passants s’arrêtaient et assistaient à ma petite performance, écrit Amanda Palmer, ça me procurerait assez de sous pour me loger et me nourrir. Et ça fonctionnait toujours.» Palmer se souvient aussi que des fans sont venus la voir, plus tard, en lui tendant des billets de 10 $ ou 20 $ et en disant: «J’ai essayé de trouver ton album en magasin, mais je n’ai pas réussi, alors je l’ai copié. Pourtant je tenais à l’acheter; je t’en prie, accepte cet argent.»
Introduites de la sorte, on l’aura compris, les «lois pour l’ère de l’internet» de Cory Doctorow (c’est le sous-titre de l’essai) ne tenteront aucunement de remettre le dentifrice là d’où il vient.
On ne fera plus jamais le commerce d’une chanson, ou d’un livre, comme on le faisait auparavant. Ou, pour reprendre une image courante, on «ne remettra pas le dentifrice dans le tube».
Portrait de l’artiste en pissenlit
Chez les mammifères, la reproduction est un évènement majeur. En particulier chez nous, les primates, qui déployons des moyens considérables pour nous assurer que chaque « copie » produite se développe bien et demeure en santé. Mais il existe d’autres formes de vie chez les-quelles la reproduction est beaucoup plus désinvolte. Les pissenlits, par exemple, produisent 2 000 graines chaque printemps, et quand une brise assez vigoureuse souffle sur la fleur, ces graines sont disséminées aux quatre vents. La stratégie du pissenlit est de multiplier, à l’aveugle, ses chances de pérenniser sa lignée génétique, et non de prendre soin de chacun de ses rejetons. Et ça marche! Moi, j’essaie de penser comme un pissenlit.
L'empire du milieu
La première de ces lois est ainsi énoncée: «Lorsque quelqu’un place un verrou sur quelque chose qui t’appartient et ne t’en remet pas la clé, ce verrou n’est pas là dans ton intérêt.»
En gros, Doctorow avance que dans le paysage actuel, où on a vu se multiplier les «verrous numériques», ces serrures virtuelles qu’on appose sur des albums, des films, des livres électroniques pour en empêcher la copie ou en limiter l’utilisation, on a donné un pouvoir trop grand aux intermédiaires que sont Amazon, iTunes et compagnie. Ces dispositifs, qui déterminent entre autres le type d’appareils avec les-quels les fichiers seront compatibles, assurent aujourd’hui à ceux qui en détiennent les clés la possibilité de dicter les règles du jeu —de fait, les ententes contractuelles signées initialement par les créateurs font en sorte, en général, que la gestion de ces verrous leur échappe. De protections apparentes pour les ayants droit, de même que pour ceux qui investissent dans leur travail, ils sont devenus de puissants outils pour les middlemen, qui ont maintenant le gros bout du bâton.
Gros bout qu’ils n’utilisent pas qu’à bon escient. « Hachette, l’un des plus importants éditeurs du monde, l’a appris à la dure en 2014 », rappelle Doctorow. « Amazon voulait dicter ses conditions de vente à l’éditeur français [notamment en imposant un prix unique de 9,99 $ sur ses livres électroniques, vendus dans un format compatible seulement avec sa liseuse Kindle, ndlr], ce que Hachette avait refusé. Amazon avait riposté en retirant de son site plusieurs titres de Hachette, y compris ceux d’auteurs très populaires comme J. K. Rowling, ou encore en prétendant que certains titres étaient en rupture de stock, allant jusqu’à proposer des livres comparables comme produits de remplacement. »
L’essayiste explique que sans ces satanés verrous numériques, Hachette aurait eu beaucoup plus de moyens de réagir. La compagnie aurait pu, par exemple, offrir un rabais spécial de type « réfugiés d’Amazon » aux clients possédant une liseuse Kindle et souhaitant obtenir ses titres électroniques par le biais d’une autre plateforme. Or, qui avait le gros bout du bâton ? L’intermédiaire.
À défaut d’être sexy, cette question du verrou numérique est centrale. Allons-y d’une analogie un peu boiteuse : c’est comme si, du temps où la Maison Columbia me faisait parvenir des albums par la poste, cet intermédiaire avait exclu de son catalogue ceux d’un label refusant de casser ses prix autant que la Maison le souhaitait. Si le label avait été celui de Duran Duran, ni le phénomène britannique de l’heure, ni le label, ni moi-même évidemment n’y aurions pu quoi que ce soit.
J’aurais pu, par contre, envoyer paitre les canaux traditionnels du commerce et copier la cassette d’un ami. Et si l’ère de l’internet avait été en cours, me procu- rer illico l’album auprès de quelqu’un qui est parvenu à faire sauter le verrou. Un pirate, pour appeler les choses par leur nom. Autre question centrale que celle du piratage, facile à condamner en théorie, mais difficile à juguler en pratique, d’autant plus que les mesures prises pour le contrer restent souvent vaines, et qu’en cherchant à régler le problème, on contribue presque toujours à sa prolifération. L’auteur de Information Doesn’t Want to Be Free cite à ce sujet l’Américain Edward Felten, que la Maison-Blanche a nommé récemment directeur adjoint de la technologie pour les États-Unis: «Il n’y a pas de mesures à prendre pour maintenir les gens honnêtes dans l’honnêteté, tout comme il n’y a pas de mesures à prendre pour que les personnes de grande taille demeurent grandes.» En somme, si le verrou numérique ne sert qu’à tracer une ligne pour indiquer aux gens honnêtes où se situe l’illégalité, alors il ne sert à peu près à rien, puisque les gens honnêtes seront honnêtes avec ou sans, tout comme les gens malhonnêtes le demeureront, drapeau rouge ou pas. Doctorow, lui, va jusqu’à dire qu’en verrouillant des contenus, on transforme les consommateurs frustrés en pirates. Et devenus pirates le temps d’une acquisition, ils se mettent à consommer des produits piratés !
Être ou ne pas être connu
Bien des créateurs soutiendront par ailleurs que les fichiers piratés n’en véhiculent pas moins le contenu artistique et contribuent à le faire connaitre. Ce qui nous mène à la «deuxième loi de Doctorow»: «La renommée ne vous rendra pas nécessairement riche, mais vous ne serez jamais riche sans elle.»
L’énoncé donne à Cory Doctorow l’occasion de souligner ce qui à ses yeux est l’un des plus grands avantages de l’internet: la multiplication des canaux par lesquels on peut aujourd’hui se faire voir et se faire entendre. Oui, être rétribué pour son art est dorénavant un défi de tous les instants, mais il n’a jamais été aussi facile d’ébruiter sa production, ce qui demeure une condition sine qua non à une éventuelle rentabilité. «L’obscurité est bien plus menaçante pour les créateurs que le piratage», a d’ailleurs dit Tim O’Reilly, le père de l’expression «Web 2.0».
- Illustration : Marianne Chevalier
Être rétribué pour son art est dorénavant un défi de tous les instants, mais il n’a jamais été aussi facile d’ébruiter sa production.
La désagrégation d’une structure lourde entre les créateurs et le public a eu l’effet d’un tremblement de terre pour l’industrie du disque et a bouleversé les procédés par lesquels elle engrangeait des profits. En revanche, l’artiste peut aujourd’hui courtiser directement son public, sans d’abord avoir eu l’aval d’un mécanisme de sélection dont on sait qu’il n’était pas motivé que par le bon gout et l’amour de l’art. À quelque chose malheur est bon, ici encore—même si dans les faits, il est difficile de faire l’économie des moyens promotionnels éprouvés que sont les campagnes de presse menées par des professionnels, la publicité dans les journaux et les magazines, les opérations d’affichage...
Quant à la fameuse musique en continu (streaming), dont les joueurs majeurs sont Spotify, Pandora, Deezer et maintenant Apple Music, elle nous place mieux que tout autre moyen de diffusion actuel devant le paradoxe du nouvel écosystème musical : son extraordinaire développement en fait un vecteur incontournable —une «machine à auditoire», pour employer une expression chère à Doctorow—, mais l’exploitation qu’elle fait de la matière première que sont les chansons soulève toutes sortes de problèmes que l’industrie et les artistes commencent à peine à mesurer. Par exemple, ces derniers ont été nombreux à réaliser que leurs contrats de disque étaient configurés de telle sorte que leur label touchait nettement plus qu’eux dans un contexte de diffusion en continu. Et il n’y aura pas, pour chaque situation d’abus de la part des ces mastodontes qui rendent accessibles des millions de chansons (35 millions dans le cas de Deezer) pour une poignée de dollars par mois, une Taylor Swift prête à monter sur ses grands chevaux. Rappelons qu’en juin dernier, à la veille de l’ouverture d’Apple Music, la sensation country pop avait fait reculer la division streaming du géant californien, qui entendait ne verser aucune redevance pendant la période d’essai de trois mois qu’elle offre aux nouveaux utilisateurs.
Victoire ultramédiatisée mais modeste, en regard de la guerre qui se dessine entre les ayants droit et les géants de la musique en continu, les premiers voulant obtenir des seconds des redevances plus conséquentes. Au Canada, ces redevances défient l’entendement : pour l’heure, elles ne sont que de 10,2 ¢ par 1 000 écoutes, soit dix fois moins qu’aux États-Unis. Pourquoi ? Parce que la Commission du droit d’auteur du Canada, qui détermine ces redevances, considère encore la musique en continu comme un mode de diffusion secondaire de la musique. Notons que Doctorow, toujours prompt à voir le verre à moitié plein, voit au moins un avantage au streaming: les redevances sont infinitésimales, mais chaque écoute est comptabilisée, contrairement à ce qu’on observe dans le secteur de la radio commerciale, où les redevances sont basées sur un échantillonnage ponctuel des musiques diffusées.
Aussi dans la mire des titulaires de droits, les fournisseurs de services (chez nous : Bell, Vidéotron, Rogers, etc.). C’était vrai chez les Romains comme ce l’est dans les ramifications virtuelles du monde contemporain : les maitres du monde sont ceux qui en contrôlent les routes. À l’ère de l’internet, les grands gagnants sont les propriétaires de ces routes qui sont un passage obligé pour tout téléchargement comme pour tout téléversement. En chiffres, l’industrie du divertissement pèse d’ailleurs nettement moins lourd que celle des communications (480 milliards $ contre 750 milliards $ en 2011–2012, aux États-Unis). Mais comme la seconde doit une bonne part de ses profits à la première (ce qui nous pousse à les emprunter, ce ne sont pas les routes elles-mêmes, mais bien ce qu’on y trouve), de nombreuses voix s’élèvent pour qu’elle contribue plus directement aux profits des créateurs de contenus.
De la musique avant toute chose
La troisième loi de Cory Doctorow prolonge le titre de son essai: «L’information ne veut pas être gratuite, mais les gens la veulent ainsi.» Il fait ici référence, ce qui éclaire la compréhension du livre en entier, aux propos tenus en 1984 par l’auteur et éditeur américain Stewart Brand lors d’une discussion publique avec Steve Wozniak, le cofondateur d’Apple. Brand avait alors dit, en substance, que d’une part l’information «voulait» être couteuse, étant donné sa valeur quand elle est divulguée au bon endroit et au bon moment, et que d’autre part l’information « voulait » être gratuite, puisque les couts rattachés à sa circulation diminuaient continuellement. Doctorow s’empare de cette riche contradiction et l’actualise, affirmant que dorénavant, l’information ne «voulait» pas être gratuite, mais que son auditoire ne «voulait» plus payer pour l’obtenir.
Ce qui est en train de se jouer, pour nous, est d’ordre culturel au moins autant que commercial.
Économie d’abondance, désir du consommateur de trouver ce qu’il cherche sans délai : la nouvelle donne pourrait-elle fragiliser l’industrie au point d’amener les musiciens à redevenir, ni plus ni moins, des amuseurs de rue, des troubadours ? Certains observeront que ç’a été le lot de la majorité d’entre eux au fil des siècles, bien peu ayant pu rentabiliser leur art avant que ne se développe l’industrie du spectacle puis celle du disque, qui, à partir des années 1920 et jusqu’à il y a une dizaine d’années, a fait ses choux gras de formats physiques aisément monnayables.
Entre cette vision sombre et les lunettes roses de la naïveté, il y a sans doute une réalité plus nuancée: quelques artistes millionnaires, oui, mais surtout beaucoup de joueurs parvenant à établir un modèle d’affaires à peu près viable, grâce aux technologies de production et de diffusion plus accessibles que jamais et à l’obtention de fonds par le truchement des plateformes de sociofinancement.
De nos jours, après tout, on ne fait pas de l’art d’abord pour s’enrichir (ce serait comme acheter un billet de loterie pour devenir riche, blague Doctorow), mais évacuer de la réflexion la notion de rentabilité serait l’équivalent de jouer à l’autruche. Pour l’instant, 90 % des artistes qui y sont répertoriés recevraient des services de musique en ligne des chèques de droits d’auteur totalisant moins de 5000 $ par année. Et on parle ici du marché mondial : au Québec, il faut sans doute diviser par dix. Pas exactement de quoi encourager les vocations.
Le virage en cours sera particulièrement sensible pour les petits marchés. Si on transpose l’analogie du pissenlit dans le contexte québécois, par exemple, force est de constater que les graines lâchées dans la nature par la flore locale auront moins de chances de finir leur course dans un milieu propice à la vie. L’artiste québécois lambda serait une sorte de pissenlit de stationnement, qui a devant lui plus de zones asphaltées que de terre fertile. L’image botanique de Doctorow est jolie, et probablement juste, en partie, pour nous aussi. Jolie aussi son idée selon laquelle «en faisant preuve de générosité, on inspire la générosité», mais ses lois peuvent difficilement être appliquées partout.
Sans mécanismes de régulation et de règlementation —telle la hausse des quotas de chanson francophone imposés aux radios dans les années 1980, qui a hors de tout doute relancé l’industrie musicale québécoise—, il se pourrait que les nouvelles réalités du marché se traduisent par une crise en amont, dans les ateliers de la création. Dans un écosystème qui profite aux pissenlits beaucoup plus qu’aux mammifères, et où le marché, petit, reçoit directement les «semences» des marchés environnants, l’impact d’un appauvrissement de l’industrie ne sera pas sans conséquence pour la vitalité de la musique faite ici. La chanson francophone, en particulier, a jusqu’à maintenant fait preuve de ce qu’on pourrait qualifier de grande résilience, par son invention et sa qualité, malgré des profits qui piquent du nez. Mais pour combien de temps ? Ce qui est en train de se jouer, pour nous, est d’ordre culturel au moins autant que commercial.
Cory Doctorow conclut son ouvrage en pointant tout ce qui est en jeu, dans le développement des technologies, en matière de liberté de s’organiser, d’installer un contrepouvoir, de lutter contre les forces dominantes des sphères politiques et économiques. Selon lui, l’internet est «le système nerveux central du 21e siècle, et dépendamment de notre façon de l’utiliser, il nous rendra libres ou nous asservira».
Qu’en sera-t-il quand mon fils aura à son tour un enfant de 12 ans, à qui il faudra sans doute expliquer ce qu’étaient la poste et les 33 tours ? Je souhaite à ce ou à cette préado des années 2040 de vivre dans un monde où ses choix et ses intuitions ne seront pas confisqués par les empires du divertissement, où l’accès libre à une musique non formatée aura été préservé. Parce que j’en suis convaincu, et je me permettrai ici de paraphraser Nietzsche: sans cette musique, la vie serait une erreur.
Information Doesn’t Want to Be Free, de Cory Doctorow (McSweeney’s, 2014).
Tristan Malavoy écrit, édite et chante à ses heures. Il publiera cet automne un premier roman, Le nid de pierres (Boréal), signe une chronique culturelle dans les pages de L’actualité et dirige la collection Quai no 5 aux Éditions XYZ. Versant musical, il a fait paraitre deux disques mêlant chanson et spoken word (Audiogram) et a collaboré avec plusieurs artistes, notamment Ariane Moffatt et Gilles Bélanger.